• Réforme des #retraites : « Un rejet massif dans toutes les catégories d’actifs nourrit la mobilisation »

    Le collectif de chercheurs Quantité critique expose, dans une tribune au « Monde », les résultats d’une enquête sur l’opinion – largement négative – des actifs sur la réforme des retraites. Mais également sur leur participation au mouvement social.

    Avec un niveau de rejet qui ne cesse de s’intensifier, le gouvernement semble avoir perdu la bataille de l’opinion sur son projet de réforme des retraites. Cette opposition se vérifie dans l’enquête par sondage réalisée par le collectif de chercheurs Quantité critique auprès d’un échantillon national représentatif de 4 000 individus, entre le 15 et le 28 février 2023. Le rejet de la réforme y est largement majoritaire (69 % des actifs), tout comme le soutien au mouvement social actuel (59 % des actifs le soutiennent ou y participent).

    Ce rejet est majoritaire dans toutes les catégories de personnes en activité : il est certes plus fort chez les membres des professions intermédiaires, les employés et les ouvriers, mais reste majoritaire chez les cadres (64 %). L’opposition est moins nettement dominante chez les 65 ans et plus (43 % favorables à la réforme, 44 % opposés) et les personnes déclarant un niveau de revenus nets supérieur à 4 000 euros par mois (51 % favorables, 42 % opposées).
    Ce refus massif renvoie d’abord à un fait documenté depuis des années : la détérioration des conditions d’emploi et de travail. Le soutien apporté aux manifestations, aux grèves et aux blocages atteste, quant à lui, de la perte de légitimité du gouvernement et de la possibilité d’un élargissement de la contestation dans les jours à venir.

    Pénibilité des conditions de travail

    L’opposition au projet de réforme s’observe chez les salariés comme chez les indépendants. Les travailleurs ayant les activités les plus pénibles et les statuts les plus précaires sont au cœur du rejet, mais celui-ci est également fortement exprimé par les plus qualifiés. L’opposition atteint 82 % chez celles et ceux qui ont choisi quatre qualificatifs négatifs parmi les quatre suivants (« stressant », « dangereux », « répétitif » et « fatigant ») pour décrire leur travail. Elle culmine dans les secteurs d’activité connus pour la pénibilité des conditions de travail, comme l’industrie, les services à la personne, les transports, la santé et l’éducation.

    Si les niveaux de rejet de la réforme sont très proches dans le privé (69 %) et le public (74 %), l’opposition est plus hétérogène dans le premier cas que dans le second. Les cadres du privé sont les plus partagés, mais le rejet de la réforme reste très majoritaire (60 % d’opposés et 25 % de favorables). Dans le secteur public, le niveau d’opposition varie moins selon la catégorie d’agents concernée.

    La solidité du statut est une autre variable-clé pour appréhender l’intensité de l’opposition à la réforme. Les chômeurs et les intérimaires sont par exemple 76 % et 79 % à se dire opposés au projet. Les salariés craignant une perte de salaire ou de revenu dans la prochaine période sont aussi 76 % à s’y opposer.

    Toutes les catégories d’actifs

    Cependant, les salariés ayant le regard le plus positif sur leur activité rejettent aussi en grande majorité la réforme (60 %), tout comme ceux qui ne craignent ni la perte de leur emploi ni une perte de revenu (68 %).
    Loin de se concentrer dans des foyers de contestation classiques, l’opposition à la réforme touche toutes les catégories d’actifs à des niveaux particulièrement élevés. Derrière cette opposition majoritaire, il semble que ce soit un idéal de retraite comme « repos » (pour 92 % des enquêtés) mais aussi comme « opportunité pour de nouvelles activités » (pour 92 % également) qui s’affirme. La volonté de s’émanciper de la marchandisation du travail est au cœur du débat actuel.

    Si l’opposition à la réforme des retraites est massive dans tous les secteurs d’activité, tous les individus ne sont pas également armés pour se mobiliser. Les individus jusque-là mobilisés dans les grèves ou les manifestations (15 % des actifs) correspondent à une fraction spécifique des opposants, d’abord caractérisée par la proximité avec un syndicat. Davantage que la syndicalisation, c’est le lien avec les syndicats et le fait d’entretenir des relations de solidarité au travail qui apparaissent décisifs. L’isolement au travail joue ainsi un rôle ambivalent : s’il alimente l’opposition à la réforme, il constitue, dans le même temps, un frein à l’action.

    Au sein du secteur public, les plus actifs contre la réforme se retrouvent davantage chez les cadres et les professions intermédiaires, et dans les secteurs de l’éducation, la recherche et la culture. Les catégories C et D, très opposées à la réforme, semblent cependant en retrait de la mobilisation.

    Fort potentiel de mobilisation

    Dans le secteur privé, ce sont en revanche surtout les ouvriers qualifiés, puis les agents de maîtrise et les employés, qui se sont les plus mobilisés. Elément inédit, les salariés de la sous-traitance affichent un niveau de mobilisation égal à celui du reste du salariat (15 %) et un fort potentiel de mobilisation, avec une forte proportion de personnes estimant pouvoir basculer dans l’action (20 %). Le nombre moyen des journées de grève par salarié mobilisé est nettement moins important qu’au sein du secteur public, mais leur participation témoigne de la profondeur du mouvement. Confrontés à une pression managériale forte, ces salariés semblent avoir construit un cadre spécifique de mobilisation.

    Ainsi, le mouvement se situe à un tournant entre la « grève par procuration », dont témoignent les 46 % d’actifs soutenant le mouvement sans y participer, et le recours à la grève (40 %), à la manifestation (43 %) ou aux actions de blocage (35 %), et son élargissement, déjà engagé par la mobilisation du privé. De plus, 15 % des actifs n’ont pas encore participé à la mobilisation mais se disent « prêts à le faire ». Ce sont d’abord des jeunes (19 % des 18-24 ans), mais également ceux qui subissent les plus mauvaises conditions de travail et les plus grandes difficultés financières (16 % chez ceux qui en éprouvent tous les mois).

    La suite de la mobilisation dépendra donc de la capacité du mouvement à maintenir dans l’action les secteurs les plus mobilisés, mais également à opérer une bascule de la volonté d’engagement dans l’engagement effectif parmi ceux qui sont encore à l’orée de la mobilisation.

    Collectif Quantité critique
    Giuseppe Cugnata, Scuola Normale Superiore (Florence) ; Gala Kabbaj, administratrice ; Maxime Gaborit, université Saint-Louis (Bruxelles) ; Nathan Gaborit, université Saint-Louis (Bruxelles) ; Tristan Haute, université de Lille ; Julie Landour, université Paris Dauphine - PSL ; Yann Le Lann, université de Lille ; Samuel Pinaud, université Paris Dauphine - PSL ; Anaëlle Solnon, ngénieure de recherche ; Hugo Touzet, Sorbonne Université ; Daniel Veron, université de Caen
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/07/reforme-des-retraites-un-rejet-massif-dans-toutes-les-categories-d-actifs-no