Malgré sa fermeture officielle, il y a bientôt deux ans, la « route des Balkans » est toujours active. Environ 5 000 réfugiés sont bloqués en Serbie qui, de pays de transit, s’est brutalement transformée en cul-de-sac. D’autres exilés continuent d’arriver, via la Turquie, la Grèce, puis la Macédoine ou la Bulgarie.
Certains ont déjà essayé dix fois, quinze fois, de passer en #Hongrie, la porte d’entrée de l’espace Schengen. « La nuit, nous jetons des tissus sur les barrières de barbelés », poursuit Rauf. Ces tentatives répétées, les migrants ont fini par leur donner un nom : « #le_jeu ». Celui du chat et de la souris avec les forces de police qui patrouillent nuit et jour de l’autre côté de l’immense mur qui ceinture la frontière. La plupart se font vite rattraper. Au programme : prise d’identité et renvoi en Serbie, non sans un tabassage quasi systématique.
#murs #barrières_frontalières #frontières
C’est une ferme abandonnée, cachée derrière un bois touffu, au milieu de la plaine de Voïvodine, tout au nord de la Serbie, à quelques centaines de mètres de la frontière hongroise. Une cinquantaine de jeunes hommes vivent ici, s’entassant dans des pièces aux fenêtres depuis longtemps disparues. L’hiver, les températures descendent la nuit sous les – 10 °C.
Pour se réchauffer, les migrants font brûler du bois et de vieux plastiques et entassent autant de couvertures qu’ils le peuvent. Rauf, originaire du Pendjab, n’a que 15 ans, mais cela fait plus d’un an qu’il est sur la route. « J’ai traversé le Pakistan, l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie », explique-t-il. Son objectif ? Rejoindre Paris, où son père est installé.
« Depuis plus d’un an, nos médecins et nos infirmières entendent les mêmes histoires décrivant des hommes battus et humiliés », détaille Stéphane Moissaing, le directeur de la mission de Médecins sans frontières (MSF) en Serbie. « La Hongrie, la Croatie, mais aussi la Bulgarie utilisent intentionnellement la #violence pour dissuader les migrants de demander l’asile dans l’Union européenne. Cela ne les décourage pas, mais cela leur cause de sérieux dégâts physiques, les rendant plus vulnérables encore », s’indigne-t-il.
#vulnérabilité
Une équipe mobile de MSF passe une fois par semaine dans les bois proches de la frontière. « Nous soignons des grippes, des infections respiratoires et intestinales, des maladies de peau dues aux mauvaises conditions d’hygiène, mais aussi les blessures provoquées par les coups et les morsures des chiens et des policiers », explique Iva, la doctoresse serbe de l’équipe. Autour de #Subotica, entre #Horgoš et #Bački_Vinogradi, ils sont plusieurs centaines à survivre dans les carcasses d’anciennes fermes, se regroupant par nationalités.
Ce matin ensoleillé de janvier, l’ambiance est pourtant détendue. L’ONG allemande Rigardu a installé un camion-douche et un « salon de beauté », permettant aux migrants de se raser ou de se couper les cheveux. Au sol, des téléphones sont en train de se recharger, branchés sur le groupe électrogène apporté par les volontaires. Pour franchir la frontière, il est essentiel de compter sur les #passeurs : deux sont présents, négociant sans se cacher leurs services avec ceux qui ont un peu d’argent. Ils demandent 300 à 400 euros par personne, largement redistribués en pourboire à des policiers hongrois de connivence. En revanche, la police serbe est invisible et tolère le campement de migrants, à l’écart des villes.
#violences_policières
Selon Stéphane Moissaing, 1 000 à 1 500 migrants pénétreraient chaque mois en Serbie, majoritairement depuis la Macédoine et la Bulgarie, et autant en sortiraient. Depuis la fermeture officielle de la « route des Balkans », en mars 2016, les voies de passage demeurent globalement les mêmes, malgré le renforcement des moyens des polices locales et de ceux de #Frontex. En 2015 et 2017, le budget de l’agence européenne a été multiplié par deux, passant de 143 à plus de 280 millions d’euros.
Pour déjouer ces mesures de sécurité, certains migrants tentent alors d’ouvrir de nouvelles routes. En 2017, 735 personnes en situation irrégulière ont été interpellées en #Bosnie-Herzégovine, huit fois plus que l’année précédente, dont la moitié à proximité de la frontière avec la Serbie. Et la tendance semble s’accélérer : plus du quart de ces arrestations ont eu lieu en décembre. « Ce sont les plus pauvres, ceux qui n’ont plus les moyens de se payer des passeurs, qui essaient de contourner l’obstacle hongrois par le sud, continue Stéphane Moissaing. Le phénomène reste pour l’instant marginal, mais l’on ne sait pas ce qu’il adviendra au printemps, quand les flux repartiront à la hausse. »
Selon les données du Haut-Commissariat aux réfugiés, 4000 autres personnes sont hébergées dans des camps gérés par le gouvernement serbe, un chiffre stable depuis des mois. Celui d’#Obrenovac, dans la grande banlieue de Belgrade, n’accueille que des hommes seuls, dont 17 mineurs. Au dernier comptage, ils étaient 737, dont 235 Afghans et 395 Pakistanais, suivis par un impressionnant patchwork de nationalités : Algériens, Marocains, Népalais, Indiens, Somaliens, etc.
À Obrenovac, les responsables du centre font visiter la salle de sport, le foyer, la petite école, qui offre des cours d’anglais, de serbe et de mathématiques aux mineurs. Les résidents peuvent circuler librement, se rendre en ville en déclarant leur sortie. Les conditions sont correctes, mais la promiscuité qui se prolonge finit par exaspérer. En novembre dernier, le camp a été le théâtre d’une bataille rangée impliquant plusieurs centaines de personnes, principalement des Afghans et des Pakistanais. Une autre bagarre a éclaté le 23 janvier. Miloš, un employé du Commissariat serbe aux réfugiés, résume le problème à une histoire « d’excès d’hormones entre jeunes adultes ». La très grande majorité de ces hommes ont entre 20 et 30 ans.
Certains sont bloqués depuis plus de deux ans.
#attente
Beaucoup de migrants refusent de loger dans le centre, par peur d’être identifiés et de devoir donner leurs empreintes digitales. « Ceux-là, s’ils veulent bénéficier des services du centre, il faut qu’ils s’enregistrent », poursuit le jeune homme, qui a déjà travaillé dans d’autres camps, « plus calmes, où il y a des familles ». C’est aux abords du centre que les passeurs concluent leurs affaires, et la police s’accommode des allers-retours fréquents avec les squats permettant le passage clandestin de la frontière.
Milica, également employée par le Commissariat serbe, s’occupe surtout des mineurs. « Certains restent prostrés. Ils ont tous essayé de franchir la frontière de nombreuses fois, ils ont été battus, refoulés. Beaucoup ont été renvoyés de Hongrie ou de Croatie. Ils ont perdu tout #espoir, et la perspective d’un retour au pays serait la fin de leur rêve, la reconnaissance de leur échec. » Pour les volontaires des ONG, le principal problème reste le désœuvrement. « Ils reçoivent trois repas par jour et prennent des douches chaudes, mais ne font rien de leur journée. Comment vivre comme cela durant des mois ? », s’interroge l’un d’eux.
Idriss, 23 ans, étudiait le droit à Alger. Il a décidé de prendre la route voilà 18 mois à cause de « problèmes » qu’il ne préfère pas détailler. Il a d’abord gagné la Turquie, où il a brièvement travaillé, avant de s’engager sur la route des Balkans. Le jeune homme passe l’hiver à Obrenovac pour reprendre des forces. La poursuite du voyage dépendra de sa capacité de rassembler assez d’argent pour traiter avec les passeurs.
À la frontière avec la Croatie, près de #Šid, environ 150 personnes vivent dans les bois qui jouxtent le Centre d’accueil, certaines depuis plus d’un an. Ils sont algériens pour la plupart, mais il y a aussi des Afghans et des Marocains. Ces jeunes hommes préfèrent rester dans la « #jungle », considérant que faute d’être syriens ou irakiens, ils n’ont aucune chance d’obtenir l’asile en Serbie et qu’un séjour dans un camp officiel ne ferait que retarder leur objectif : rejoindre un pays riche de l’Union européenne.
#campement
Sava, un autre employé du Commissariat, lui-même réfugié serbe chassé de la Krajina croate en 1995, lance : « Nous, les Serbes, savons ce qu’être réfugié veut dire. Nous considérons les migrants comme des êtres humains, ils sont bien mieux traités chez nous que chez vous, à Calais. » Sa supérieure surenchérit : « Tous les problèmes viennent des camps sauvages que dressent des anarchistes payés par l’Union européenne… Ils manipulent les migrants, alors que leur seul but est de récupérer des subventions ! » Les 25 et 26 décembre dernier, plusieurs dizaines de migrants ont entrepris un sit-in dans les champs qui séparent Serbie et Croatie, aux abords de la localité de #Tovarnik, avant d’être évacués par la police serbe, qui les a conduits vers des camps, comme celui d’Obrenovac.
En 2018, la Serbie devrait toucher 16 millions d’euros de l’Union européenne pour financer les centres d’accueil. En ajoutant les moyens mis à disposition par les ONG, cela représente un budget annuel de près de 4 000 euros par réfugié, plus élevé que les revenus de nombreux Serbes. « La route des Balkans fonctionne toujours », explique Stéphane Moissaing. « L’UE s’accommode de ces flux, pourvu qu’ils restent discrets. » Les chiffres restent en effet bien éloignés de ceux de 2015. « Pour sa part, ajoute l’humanitaire, Belgrade essaie de concentrer les gens dans les #camps, alors que certaines familles sont bloquées dans le pays depuis deux ans. »
En ce moment, MSF tente de mettre sur pied un programme de relogement dans des appartements vides, mais les autorités serbes ne cachent pas leurs réticences. L’inscription de quelques enfants de réfugiés dans des écoles de la banlieue de Belgrade à l’automne dernier relevait avant tout d’une bonne opération de communication. Et deux demandes d’asile seulement ont été acceptées par les autorités serbes en 2017. Même les migrants employés par les ONG présentes en Serbie ne parviennent pas à l’obtenir.
Pour les autorités serbes, le calcul est gagnant de tout point de vue. Belgrade démontre son empressement à jouer le rôle de gardien des frontières européennes. Cela sert de monnaie d’échange au président Aleksandar Vučić, tout en lui assurant un joli pactole. Quant au flux minime de ceux que les passeurs parviennent à faire pénétrer en Hongrie ou en Croatie, il ne sert qu’à faire tenir l’ensemble du système.