De Beyrouth à Bagdad, la « Poutine mania » gonflée par un vent d’Ukraine

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    Un an après le début de l’invasion russe, la fascination suscitée par le président russe ne fléchit pas au sein d’une partie des populations des pays arabes, malgré les revers militaires.

    Les fidèles chiites voient en lui l’un des gardiens des lieux saints de l’islam. Les socialistes, un survivant de l’ère soviétique. Pour une partie des grecs-orthodoxes, il est le grand frère protecteur qui veille au grain de loin.

    La naïveté de l’Orient-Le Jour à faire le job de la propagande est, comment dire, "rafraîchissante" ?

    • Les fidèles chiites voient en lui l’un des gardiens des lieux saints de l’islam. Les socialistes, un survivant de l’ère soviétique. Pour une partie des orthodoxes, il est le grand frère protecteur qui veille au grain de loin. Certains le regardent même comme un « fils de la région », un immigré venu d’en bas s’étant fait une place au sommet de l’État russe. La légende locale voudrait en effet que « Abdel Amir Aboul-Tine », devenu Vladimir Poutine, soit le fils d’un vendeur de figues (tine) originaire de la ville de Nassiriya, en Irak. Peu importe que rien de tout cela ne soit vrai. Dans le monde arabe, le fils de Vladimir Spiridonovich et de Maria Ivanovna est avant tout ce que l’on veut qu’il soit. Miroir des âmes, le Vladimir d’Orient est un caméléon aux couleurs changeantes.

      De Beyrouth à Bagdad, en passant par Damas, Vladimir Poutine nourrit dans la région un vaste imaginaire, adroitement téléguidé par le Kremlin et relayé par ses partenaires locaux, aux premiers rangs desquels Bachar el-Assad et Hassan Nasrallah. Au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine, la propagande officielle formatée par Moscou pénètre une partie des médias arabes de manière quasi instantanée. « La guerre juste de Vladimir Poutine », titre le quotidien pro-Hezbollah al-Akhbar le 1er mars 2022.

      Grand entretien
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      Le fan club poutinien dépasse pourtant ce réseau d’alliances stratégiques. Abdel Fattah el-Sissi, Mohammad ben Zayed al-Nahyane, Mohammad ben Salmane ou encore Kaïs Saïed : malgré leur proximité avec Washington, ils entretiennent tous une forme d’ambiguïté assumée vis-à-vis du président russe. Mais si les leaders arabes ne sont pas insensibles à son charme, le jeu politique finit souvent par reprendre le dessus. Le 2 mars 2022, à l’Assemblée générale des Nations unies, 16 des 22 membres de la Ligue arabe votent ainsi en faveur d’une résolution condamnant l’agression russe – seuls la Syrie, l’Irak et le Soudan s’y opposent.

      Au sein des populations en revanche, l’effet de fascination exercé par le leader russe se poursuit malgré les mois de guerre, les répercussions économiques et les pénuries affectant la vie quotidienne des habitants. Qu’il soit estimé pour ses origines modestes ou apprécié pour les vertus qu’il prétend incarner, le président aux mille visages suscite ferveur et respect. « Fort », « puissant » ou « indépendant » : difficile d’évoquer le personnage sans convoquer un champ lexical plus proche du récit chevaleresque que de l’analyse politique. Pour les inconditionnels du président stratège, l’admiration confine souvent à l’irrationnel. « Tout… j’aime tout ce qui se rapporte à lui – son langage corporel, son sens du timing, son contrôle… même sa manière d’entrer dans une réunion est parfaite », s’enthousiasme Charbel*, un jeune Libanais originaire du Kesrouan. Mais si une forme d’engouement existe de part et d’autre de la Méditerranée, les raisons varient si l’on se trouve au Caire, à Beyrouth ou à Abou Dhabi.

      L’« anti-Kennedy »

      La légende n’est pas née en un jour. Le fils de Saint-Pétersbourg prend la tête du gouvernement russe à l’été 1999, connaît une ascension fulgurante tout au long des années 2000 puis consolide son assise à la présidence après une parenthèse de quatre ans assurée par Dmitri Medvedev (2008-2012). Ce parcours lui vaut l’admiration d’une partie de l’opinion arabe, plus habituée aux dynasties régnantes qu’aux Rastignac. « Il a été soldat, a grimpé les échelons un à un jusqu’à devenir président », s’émerveille Charbel.

      Sa personnalité aussi séduit. Dépeint comme un « self-made-man », il est l’« anti-Kennedy » : une virilité tranchante, un parcours au mérite et une stratégie détachée des considérations morales dont s’encombreraient les leaders occidentaux. « Il a passé des décennies à servir son pays et connaît bien le fonctionnement du monde. Il est intelligent, dit la vérité sur des sujets que d›autres hésitent à aborder, garde son sang-froid », abonde Imad*, un décorateur d’intérieur originaire de Batroun.

      Comme d’autres avant lui, Vladimir Poutine capitalise sur son image de cow-boy. « De Staline à Hitler, tous les dictateurs cherchent à incarner cette force. On touche au cœur de la masculinité toxique : le leader est présenté comme une figure protectrice, paternaliste, le seul et unique sauveur auquel on doit obéir sans poser de questions », explique Nadia Oweidat, chercheuse et professeure à la Kansas State University.

      Mais c’est seulement à partir du milieu des années 2010 que le chef du Kremlin devient un acteur-clé de la scène politique régionale. En 2015, Moscou entame son aventure syrienne, jetant les bases d’une occupation militaire au long cours sur les rives orientales de la Méditerranée et investissant un giron traditionnellement occidental. C’est la première d’une longue série d’« opérations spéciales ». Côté syrien, elle est accueillie à bras ouverts par les partisans de Damas, qui y voient la garantie d’une survie du régime malgré les lourdes pertes en zones rebelles. « Le président Poutine est un véritable ami », assure Amr*, un Damascène de 32 ans.

      En Syrie comme en Ukraine, Moscou parvient à convaincre une partie de l’opinion que le massacre de centaines de milliers de civils est un mal nécessaire afin d’endiguer les « islamistes », les « néonazis d’Ukraine » ou les « capitalistes » de Washington. « La présence (militaire) russe s’est faite à la demande de notre gouvernement et, contrairement aux Américains, la Russie a remis les territoires conquis à l’État, poursuit Amr. Ici, on voit circuler beaucoup de voitures russes. Elles vont et viennent, mais toujours accompagnées de Syriens… »

      Eclairage
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      Afin d’envoyer ces messages, Vladimir Poutine joue aussi de l’histoire. Sa popularité prend racine dans un imaginaire plus ancien mêlant le souvenir nostalgique de l’ère soviétique au passé impérial de Moscou. Dans la région, cet héritage se traduit par les liens affectifs qu’une partie de la population continue d’entretenir avec le pays. Du temps de l’URSS, alliée des régimes panarabes, nombre de citoyens bénéficient de facilités administratives leur permettant de voyager, d’étudier ou de s’établir dans l’Union. Des décennies après, les référents culturels ont évolué, mais continuent d’imprimer leur marque. Aujourd’hui encore, la « méthode russe » incarne un contre-modèle envoûtant pour les plus jeunes, du moins une partie d’entre eux. « En visitant Moscou il y a quelques années, j’ai été impressionné par la modernité de la ville. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui, Poutine a tout mon respect », témoigne Imad.

      Résurgence

      À travers l’action de l’homme, c’est la « marque » russe qui est célébrée – et systématiquement jugée à l’aune de la politique occidentale. « En dirigeant l’une des rares superpuissances tenant tête aux États-Unis, il maintient l’équilibre des forces dans le monde », poursuit Imad. Beaucoup dans la région « perçoivent encore le monde divisé en deux pôles – un premier, socialiste et progressiste, affronterait un second, proaméricain et impérialiste », explique Raïf Zreik, universitaire et juriste palestinien. En Égypte, où le président russe est reçu en grande pompe par le maréchal Sissi en 2015, Vladimir Poutine incarne un modèle d’autocratie réussie, tout en représentant un partenaire de choix sur les terrains commercial et militaire, notamment en Libye. « Il brise l’hégémonie américano-européenne : c’est cette rupture que je soutiens », admet Ahmad el-Hadidy, basé au Caire. En Palestine également, des déclarations successives ont permis au président russe de prendre le contre-pied des Occidentaux et de se positionner en fer de lance de la cause palestinienne – malgré ses liens privilégiés avec l’État hébreu, sa collusion avec Tel-Aviv sur le terrain syrien ou encore sa proximité avec Benjamin Netanyahu.

      Si cette aura n’est pas nouvelle, les événements de ces douze derniers mois ont dopé le capital sympathie de Vladimir Poutine. Dans une partie du monde où la liberté d’expression est réduite à des îlots d’exception et où les instituts de sondage se font rares, établir des tendances chiffrées s’avère plus compliqué qu’ailleurs. « Il est délicat de parler d’opinion publique dans des régimes autoritaires où les informations erronées et la désinformation sont souvent la norme, et où un tweet ou une citation dans un journal peut avoir de lourdes répercussions », rappelle Nadia Oweidat. La « Poutine mania » est aussi loin de toucher l’ensemble de la population. Certains ne se sentent pas concernés par cette guerre ayant lieu à des milliers de kilomètres, tandis que les tragédies locales se déroulent dans l’indifférence quasi générale. En ligne ou bien sur les murs d’Idleb, les messages de solidarité montrent également qu’une partie de la « rue arabe » n’est pas indifférente au sort des Ukrainiens, victimes des mêmes bombes qui hier pleuvaient sous le ciel syrien.

      Malgré tout, le constat est sans appel. « La guerre a entraîné une résurgence de cette fascination pour Poutine », estime Nadia Oweidat. Capable de séduire un public allant de la droite chrétienne à une gauche se réclamant de l’« anti-impérialisme », la « Poutine mania » transcende les clivages traditionnels. Menée avec l’aval de l’Église orthodoxe russe et du patriarche Kirill, l’« intervention spéciale » est également placée sous le signe de la foi et de la préservation des « valeurs chrétiennes » face à l’influence décadente en provenance du monde occidental. Dans le monde arabe, certains n’oublient pas que Moscou a longtemps œuvré à la protection des communautés orthodoxes. En mêlant un registre religieux à un discours réactionnaire, le Kremlin parvient donc à inscrire l’agression contre l’Ukraine dans le cadre d’une « guerre culturelle » contre l’Occident. Un discours particulièrement convaincant pour une frange de l’opinion arabe attachée à un modèle de société conservateur, labélisé « oriental ».

      Vision bipolaire

      En Irak, où le 24 février a ravivé le souvenir de l’invasion du Koweït, la guerre en Ukraine a contribué à rebattre les cartes. La base antioccidentale de l’opinion publique y est partagée entre une fascination pour l’homme fort du Kremlin et l’aversion pour Téhéran, devenu l’un des principaux soutiens militaires de Moscou. « Certains à gauche, qui voyaient en Poutine une figure anti-impérialiste, ont changé d’avis en voyant qu’il était soutenu par l’Iran et les milices chiites. À l’inverse, des islamistes qui l’avaient en horreur ont développé un certain respect pour lui après la guerre », estime Ahmad, journaliste irakien résidant en France.

      Face aux longueurs d’une intervention présentée comme « éclair », mais qui semble s’éterniser, les pertes russes auraient pu ternir la réputation du Kremlin. « C’est une grande question pour moi : comment Poutine a-t-il pu perdre tant de tanks, d’avions et de soldats ? Il a sous-estimé les dommages collatéraux, il a mené une guerre comme on la menait au temps de l’URSS… » avance, circonspect, Charbel.

      Malgré des réserves concernant sa gestion et les zones d’ombre de sa politique, la fan-base régionale de Vladimir Poutine ne se décourage pas facilement. Selon un récent sondage publié hier par le site en ligne al-Monitor, une majorité de Yéménites (65 %), de Tunisiens (86 %), d’Irakiens (71 %) et d’Égyptiens (77 %) considèrent encore aujourd’hui l’influence russe dans leur pays comme « très positive », « positive » ou « neutre ». Même lorsque l’intervention militaire ne convainc pas, l’action du Kremlin demeure perçue comme un contre-poids nécessaire à l’équilibre mondial et un garde-fou saint contre une hégémonie occidentale à sens unique. « Je suis contre la guerre en Ukraine, mais je suis également contre l’idée d’un seul pôle au niveau international qui va monopoliser le pouvoir – économique, politique et culturel. Je suis pour la diversité et un ordre multipolaire », estime pour sa part Muslim, 28 ans, résidant à Bagdad.

      * Les prénoms ont été modifiés.