Certes, l’Union européenne cherche aussi à soutenir directement les capitalistes européens, comme elle l’a d’ailleurs fait au moment de la crise du Covid. Le Pacte vert, déclinaison du Plan industriel vert, augmente, sous prétexte de lutte contre le dérèglement climatique, les taxes sur les produits importés depuis des pays plus émetteurs de gaz à effet de serre, pour que ces produits importés soient taxés de la même façon que les entreprises produisant en Europe, qui doivent payer une taxe carbone lorsqu’elles dépassent un certain seuil d’émissions. Mais c’est peu de chose par rapport à l’impasse des négociations sur des sujets autrement brûlants. En particulier, les pays membres s’empoignent sur la réforme du marché européen de l’électricité. Actuellement, le prix de gros de l’électricité est déterminé principalement par le coût de la matière première la plus chère ; l’explosion des prix du gaz a donc fait monter le prix de l’électricité même en France, dont la production électrique est surtout nucléaire. Dans le contexte actuel, ce système est plus adapté aux intérêts des industriels allemands, qui s’opposent farouchement à sa refonte. Quant à la politique en matière monétaire, elle se heurte elle aussi à l’existence d’États et de budgets nationaux : alors que l’Allemagne plaide pour des taux d’intérêt européens plus élevés, l’Italie, particulièrement endettée, risque d’en souffrir, car elle devrait emprunter à un taux encore plus coûteux sur les marchés financiers.
En réalité, dans l’UE, toute évolution des règles commerciales et financières entre États est, depuis toujours, le produit de longues et complexes tractations. Ce n’est qu’en 2023 que 17 pays membres de l’UE ont réussi à créer un brevet unitaire, évitant aux industriels de déposer un brevet dans chaque pays membre, et ils ont pour cela dû signer un accord intergouvernemental sans lien juridique avec l’UE, parce que certains pays membres s’y sont toujours refusés, comme l’Espagne. Et il a fallu dix ans pour parvenir à une directive imposant, en 2024, un chargeur universel pour les téléphones portables vendus dans l’UE. À un tout autre niveau, face au plan américain, il a fallu des mois pour acter le simple principe d’un fonds de soutien, le Fonds souverain européen, en février 2023. Sa mise en place, si elle aboutit, impliquera des négociations serrées entre les pays membres pour son utilisation, d’autant que, s’il est soutenu par la France et l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas n’en ont accepté le principe qu’à reculons. On est très loin d’une capacité de réaction comparable à celle de l’État américain.
De fait, les pays membres de l’UE les plus riches mènent chacun sa propre politique, tant pour protéger leurs industriels contre la concurrence au sein du marché européen que pour conserver leur place sur le marché américain. Et, pour y parvenir, tous n’ont pas les mêmes moyens. L’Allemagne, particulièrement touchée par la hausse du prix de l’énergie du fait du poids des importations de gaz russe dans son approvisionnement avant la guerre, a annoncé un plan de 200 milliards pour soutenir ses capitalistes, en plaçant ses partenaires européens devant le fait accompli. Si tous les États européens soutiennent massivement leurs capitalistes, les moyens dont dispose l’État allemand lui donnent un poids bien supérieur à celui des autres, y compris de la France. Ce plan allemand, du fait de son ampleur, risque donc d’aggraver la course aux subventions en Europe et la concurrence entre pays membres, au point que le journal Les Échos, en octobre 2022, le qualifiait de « bombe à retardement pour l’Europe […] qui risque de devenir un véritable Far West » .