Les Gafam dominent l’univers numérique parce qu’ils ont pu se constituer en monopoles qui retiennent les utilisateurs captifs, souligne le journaliste canadien. Pour les briser, il faut donner aux gens les moyens de quitter ces plateformes sans renoncer aux services qu’elles fournissent.
« Si on continue d’utiliser [les entreprises de la tech], c’est parce qu’elles ont tout fait pour nous empêcher de les quitter. » (Fräneck/Libération)
par Nicolas Celnik
publié le 22 septembre 2023 à 12h52
Nos vies sont gouvernées par une poignée de brillants entrepreneurs à la tête de géants du numérique. En tout cas, c’est ce que ces derniers aimeraient nous faire croire. En refermant The Internet Con (Verso, 2023), du journaliste spécialisé dans la tech et écrivain de science-fiction Cory Doctorow, on se demande plutôt : « Et si tous les petits génies de la Silicon Valley n’étaient, en fait, qu’un ramassis de perdants pas franchement originaux ? ». Depuis que Google – actuellement en procès pour sa suprématie sur la recherche en ligne – a lancé son moteur de recherche il y a trente ans, ses créateurs n’ont fait qu’enchaîner les échecs – et ont acheté tous les services qui font aujourd’hui leur fortune.
Si l’entreprise est un géant, c’est surtout parce qu’elle a triché, enfreint les lois, et bénéficié d’une réglementation favorable à la constitution de monopoles, qui lui a permis de multiplier les fusions-acquisitions pour éliminer ses concurrents. Cette hégémonie permet aux Gafam de fournir un service de moins en moins bonne qualité – Doctorow parle de « merdification » (« shitification »), et on comprend sans mal ce qu’il vise. Pour briser ces monopoles, Doctorow propose de rendre obligatoire l’interopérabilité entre plateformes, qui permettrait d’utiliser leurs services sans subir leurs conditions, et donc de les déserter.
Vous critiquez dans votre livre la « merdification » de Facebook. X (anciennement Twitter) est-il en train de suivre la même pente, depuis son rachat par Elon Musk ?
La plupart des choses que je n’aimais pas à propos de Facebook sont en train d’être reproduites sur Twitter. Quand je parle de « merdification », je cible le fait que les plateformes maltraitent leurs utilisateurs. C’est ce qu’il se passe quand une plateforme tient ses deux groupes d’utilisateurs captifs : d’un côté, ses « clients », qui sont les annonceurs publicitaires, dépendent de Facebook pour diffuser leurs publicités ; de l’autre, les clients de ces clients, c’est-à-dire les utilisateurs, dépendent de Facebook pour rester en contact avec leurs amis.
On le voit avec Facebook, Instagram ou Twitter : ça a été des plateformes agréables pour les utilisateurs, on y voyait l’activité de nos amis ou des choses intéressantes, puis l’algorithme a changé, et tout le contenu qui nous était proposé est devenu des pubs, ce qui a fait la joie des annonceurs, puis la rémunération pour les pubs a chuté, et on s’est rendu compte que presque 100 % des annonces sont vues… par des robots. Résultat : plus personne n’aime ces plateformes.
Pensez-vous que le traitement médiatique des frasques d’Elon Musk est pertinent ?
Il y a beaucoup de spéculations pour savoir si ce que fait Elon Musk à Twitter est un projet idéologique, s’il cherche à gagner de l’argent, ou s’il fait tout bonnement n’importe quoi. Mais je me méfie de toute tentative de kremlinologie avec lui : j’ai l’impression qu’il est très chaotique, qu’il ne fait pas ce qu’il dit et qu’il ne sait pas ce qu’il fait. Je pense qu’il a annoncé qu’il voulait acheter Twitter à moitié pour faire une blague et à moitié pour faire paniquer les marchés, puis qu’il n’avait plus trop le choix, et la bande d’idiots qui l’entoure lui a dit que ce serait une super idée, alors, il l’a fait !
C’est un bon argument pour demander moins de concentrations des pouvoirs : loin de l’idée que les entreprises qui réussissent sont celles qui ont le plus de talents ou sont les plus innovantes, c’est une preuve de plus qu’elles réussissent simplement parce qu’elles ont réussi à verrouiller le marché pour éliminer la concurrence.
Prenez Google : il y a trente ans, ses fondateurs ont eu un éclair de génie et ont créé un super moteur de recherche. Depuis, plus rien. Tous les autres projets qu’ils ont montés depuis trente ans ont été des échecs : un service vidéo (Google Vidéos), un réseau social (Google +), un lecteur de flux RSS… A chaque fois, ils se sont plantés. Alors, ils ont acheté un service vidéo (YouTube), un système de management de serveur, des outils de cartographie (Google Maps), de traitement de texte collaboratif (Google Docs), etc.
Pratiquement, tout ce qui fait leur fortune aujourd’hui, ce n’est pas eux qui l’ont fait. Mais s’ils ont pu bâtir un tel empire, c’est parce que Google dépense près de 20 milliards de dollars chaque année pour être le moteur de recherche par défaut des appareils Apple, Samsung, etc.
Le problème des géants du Web, ce sont donc, précisément, que ce sont des géants ?
Malgré tous les défauts de Facebook, il faut bien reconnaître une chose : il y a beaucoup de petites entreprises qui font des choses bien pires. Spiral Toys fabriquait des peluches dotées d’un micro, et a hébergé des enregistrements de conversations d’enfants, parfois très intimes, sur un site accessible par tous. Mais est-ce qu’il vaut mieux faire la pire des crasses à 10 000 personnes, ou des choses un peu moins pires (enfreindre le RGPD, voler et revendre les données personnelles, s’implanter en Irlande pour ne pas payer d’impôts, etc.) à trois milliards de personnes ? L’un des problèmes aujourd’hui n’est pas que les géants du Web ne sont soumis à aucune régulation, c’est qu’on n’a pas la capacité de déployer et de faire respecter ces régulations.
Si Google ou Facebook ne sont pas des entreprises si innovantes qu’elles le disent, comment expliquez-vous qu’elles aient réuni une telle puissance ?
Les entreprises du Web se sont constituées en monopoles incontrôlables pour trois raisons. D’abord, il y a, depuis l’époque Reagan (1981-1989), un affaiblissement des lois anti-monopoles, ce qui a permis aux entreprises de multiplier les fusions-acquisitions, d’écarter tous les concurrents potentiels, et de devenir hégémoniques.
Ensuite, les entreprises de la tech bénéficient d’une plus grande flexibilité pour adapter leurs produits, ce qui leur permet de tirer profit de leur activité de surveillance, mais aussi de s’adapter aux nouvelles réglementations.
Enfin, elles ont réussi à verrouiller le marché de sorte que tout ce qu’on essaie pour renverser leur pouvoir soit illégal : prenez l’exemple de OG App, qui proposait aux utilisateurs de faire défiler leur fil Instagram par ordre chronologique et sans publicité – Instagram les a attaqués en justice et a fait disparaître l’application. La combinaison de ces trois facteurs est ce qui rend les géants du numérique si problématiques aujourd’hui.
Vous dites qu’on ne peut pas « réparer les géants du Web ». Pourquoi ?
Faisons une analogie. Avant l’arrivée des colons, les Indiens de Californie faisaient régulièrement des feux de forêt contrôlés – ils préparaient des corridors, nettoyaient du bois mort, etc. Quand les colons sont arrivés, ils ont décidé qu’il n’y aurait plus aucun incendie en Californie, ils ont donc arrêté la pratique, puis ils ont urbanisé des zones à risque d’incendie. Résultat : la région est régulièrement décimée par des feux incontrôlables. On a dépensé toute notre énergie à rendre la Californie sûre, et cela complique l’exode de populations qui doivent aujourd’hui fuir ces zones qui risquent la destruction.
Dire à Facebook ou à Twitter : « Vous devez modérer les contenus haineux de vos utilisateurs », cela revient à dire « il n’y aura plus de feux ici ». Et c’est la meilleure manière de se retrouver face à des feux incontrôlables. Il faut plutôt construire des issues de secours à ces plateformes numériques.
Ces issues de secours prennent, pour vous, la forme de l’interopérabilité. De quoi s’agit-il, et pourquoi cela vous semble-t-il la bonne solution ?
Si on continue de les utiliser, c’est parce qu’elles ont tout fait, depuis leur création, pour nous empêcher de les quitter : elles augmentent les « coûts à la sortie ». Si vous quittez Facebook, vous avez toutes les chances de ne pas être invité la prochaine fois que vos amis organisent leur anniversaire. Vous n’allez pas sur Facebook parce que vous aimez Facebook : vous y allez parce que vos amis y sont aussi. Si vous pouviez continuer à échanger avec eux grâce à une autre application, peut-être que vous le feriez. Or des mémos internes montrent que les géants du Web le savent, et qu’ils font tout pour qu’il soit impossible d’utiliser ces alternatives.
L’interopérabilité signifie ici que vous pouvez utiliser un système différent pour accéder à un même registre : par exemple, que vous pouvez échanger des messages avec vos amis qui utilisent l’application Facebook, depuis une autre application de votre choix. Si on forçait les plateformes à accepter l’interopérabilité, cela pourrait donner naissance à une myriade d’applications qui proposeraient des modèles alternatifs, moins centrés sur la surveillance ou l’économie de l’attention. La preuve que ce phénomène se produirait, c’est qu’il s’est déjà produit (pensons une fois encore à OG App) – mais que c’est la Cour suprême des Etats-Unis qui l’a rendu illégal, à la demande d’Instagram !
En définitive, qui a le pouvoir pour renverser les géants du Web ? Les citoyens, les consommateurs, les législateurs ?
Le mot « citoyen » me semble très important ici. On se demande souvent : « Que peuvent faire les consommateurs ? ». Mais en tant que consommateurs, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Ce n’est pas un problème qui se règle à l’échelle individuelle, mais systémique : c’est un enjeu qui doit être saisi en tant que communauté de citoyens, qui ont le droit de participer à l’élaboration des règles qui dictent la manière dont ils vivent. Obtenir l’interopérabilité et briser les monopoles se fera donc de la même manière que pour tous les autres conflits sociaux : par le vote, par les manifestations, par la politisation et par la législation – c’est le principe de la démocratie.