Irlande : le soutien à la Palestine nourri par l’histoire coloniale de l’île
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À Dublin, les manifestations pour un cessez-le-feu ne faiblissent pas. Les traumas de la colonisation britannique y sont encore vifs et alimentent le sentiment d’une histoire commune avec la Palestine.
Ludovic Lamant, 4 février 2024
Elle arbore sur son pull le dessin d’une pastèque aux couleurs du drapeau palestinien : la chair rouge reprend les motifs d’un keffieh, tandis que l’écorce verte, elle, est couverte d’un nœud celtique. Mary-Kate Geraghty, une musicienne connue sous le nom de scène de MayKay, glisse : « Le réveil en Irlande est immense face à ce qu’il arrive en Palestine. »
Cette Dublinoise née en 1986 est l’une des figures d’un collectif d’artistes en soutien à Gaza, qui multiplie les concerts depuis l’automne. Un spectacle au 3Arena, l’une des plus grandes salles de la capitale, a récolté plus de 200 000 euros en fin d’année dernière, versés à une fondation, l’Aide médicale à la Palestine (MAP).
Des écrivains de premier plan ont aussi réalisé des lectures dans plusieurs villes du pays, à l’instar de Paul Lynch, lauréat du Booker Prize l’an dernier, ou Sally Rooney, l’autrice du best-seller Normal People (qui avait refusé dès 2021 la publication de l’un de ses livres en hébreu, en signe de boycott des maisons d’éditions basées en Israël).
Depuis le début des frappes israéliennes en réaction à l’attaque du Hamas du 7 octobre, l’Irlande semble à part en Europe. Les manifestations réclamant un cessez-le-feu immédiat restent très suivies en ce début d’année, au rythme d’un ou deux défilés par semaine dans la capitale. Dans ces défilés, beaucoup d’artistes déjà mobilisé·es sur un tout autre sujet, pour le droit à l’avortement, lors d’un référendum organisé en Irlande en 2018. Mais l’ampleur du mouvement, cette fois, semble inédite.
Pour MayKay, c’est un séjour en Cisjordanie, en 2022, qui fut le déclic. « J’ai toujours été favorable à la cause palestinienne. Mais cela restait diffus. Je suis revenue changée, en colère », dit-elle. En cette fin janvier, la chanteuse, rencontrée dans un ancien quartier d’entrepôts de la capitale, Smithfield, milite à présent pour faire dérailler la Saint-Patrick, la fête nationale irlandaise.
Le premier ministre, Leo Varadkar, doit se rendre à Washington ce jour-là, le 17 mars, pour serrer la main du président des États-Unis, Joe Biden. La coutume est ancienne, témoin de l’histoire partagée des deux pays. Mais pour de nombreux activistes, cette entrevue ne doit pas avoir lieu. « Bien sûr qu’il faut parler aux gens avec qui nous ne sommes pas d’accord. Mais les choses, cette fois, sont allées trop loin, insiste-t-elle. Les États-Unis soutiennent sans réserve Israël dans ce génocide. Cela n’est plus possible », avance la chanteuse.
Boycotter la Maison-Blanche, et son soutien inconditionnel à Israël ? La revendication est revenue en boucle, lors d’une manifestation le 27 janvier en soutien à la Palestine et pour un cessez-le-feu à Gaza, dans les rues de l’hypercentre de Dublin. « No shamrocks for genocide Joe » (« pas de trèfles – le symbole de l’Irlande – pour Joe le génocidaire ») ont ainsi scandé des milliers de participant·es, au moment d’approcher les bâtiments du Parlement irlandais.
Des boycotts aussi dans le sport
Rencontré peu après cette manifestation dans un pub du quartier populaire de Phibsborough, non loin du stade où évolue le club de foot qu’il dirige, Daniel Lambert, lui, se félicite d’un autre boycott, a priori plus anecdotique. Cinq des joueuses de l’équipe nationale de basket-ball viennent de déclarer forfait pour un match de qualification pour l’Euro de l’an prochain, qui doit se tenir le 8 février face à Israël.
« Tout le monde est consterné par ce qu’il se passe. Et cette idée que le sport existe hors du monde, que les sportifs participent à des compétitions dans des bulles apolitiques, c’est totalement absurde », balaie-t-il.
Lambert, roux aux yeux bleus, sweat Lacoste violet éclatant, est une célébrité locale : il est le patron du club de football le plus politisé d’Europe, à gauche toute, le Bohemian FC. Fonctionnant sous la forme d’une coopérative détenue par ses supporteurs, le club, 134 ans d’histoire derrière lui, a mené des campagnes pour les sans-abri, l’accueil des réfugié·es ou encore le mariage pour toutes et tous. Depuis l’an dernier, ses joueurs revêtent un maillot aux couleurs de la Palestine. « Les autres clubs en Irlande sont détenus par des capitaux privés et ne prennent pas position sur ces sujets. Mais le sport, c’est une tout autre histoire que de gagner ou de perdre », insiste-t-il.
MayKay, Sally Rooney ou Daniel Lambert ne sont que quelques-uns des visages d’une mobilisation protéiforme de la société civile sur l’île. « La société irlandaise a toujours été mobilisée sur ces enjeux, mais depuis l’automne, les manifestations sont vraiment massives », assure Brian Ó Éigeartaigh, un bibliothécaire de 34 ans, qui est aussi l’une des chevilles ouvrières de la Campagne de solidarité Irlande-Palestine (IPSC).
Cette structure, mise sur pied au début de la deuxième Intifada en 2001, entre Dublin et Belfast, visait, à l’origine, à relayer les campagnes de boycott à l’égard d’Israël. Son rôle est devenu central au fil des années, pour articuler partis, associations et collectifs d’artistes. « L’IPSC fait très attention à ce que ces manifs ne soient pas perçues comme des défilés de trotskistes ou d’obscurs gauchistes », assure David Landy, sociologue au Trinity College et cofondateur d’un petit collectif baptisé « Juifs pour la Palestine », impliqué dans les manifestations.
L’universitaire ajoute : « Les défilés que l’on voit à Dublin sont importants, pas seulement parce qu’un génocide est en cours. Ils sont l’aboutissement d’un travail de fond de l’IPSC, bien plus ancien, qui fait que tout le monde se sent à bord. » Marie-Violaine Louvet, de l’université Toulouse-Jean-Jaurès, et qui a consacré un ouvrage à ce sujet, confirme : « La gauche n’a jamais été très importante numériquement en Irlande. Le sentiment propalestinien dépasse largement l’extrême gauche et la gauche. »
Des siècles de colonisation britannique
Des militants du mouvement antiguerre, les mêmes qui s’opposent de longue date à l’utilisation par les États-Unis de l’aéroport de Shannon, dans l’ouest de l’île, sont également présents dans les rangs du défilé du 27 janvier. Au-delà, c’est tout une foule de professions qui se trouvent représentées, des travailleurs et travailleuses de la santé aux avocat·es, en passant par les sportifs et sportives, descendu·es dans la rue avec leurs pancartes « pour une Palestine libre ».
D’où vient cette mobilisation sans pareille ? « L’Irlande est l’un des rares pays d’Europe à avoir subi lui-même la colonisation d’un voisin plus puissant, explique Marie-Violaine Louvet. Cette colonisation par la Grande-Bretagne a démarré au XIIe siècle [en 1169 – ndlr]. Et quand l’Irlande est devenue indépendante dans les années 1920, elle a considéré qu’elle devait rester non alignée, en partie pour marquer son émancipation de la Grande-Bretagne. »
Friedrich Engels identifiait déjà l’Irlande comme « la première colonie anglaise », dans une lettre envoyée à Karl Marx en 1856. « Quand on parle de colonisation et d’oppression, les gens ici savent, très concrètement, de quoi on parle, renchérit l’ambassadrice pour la Palestine en Irlande, Jilan Wahba Abdalmajid, qui reçoit Mediapart dans ses bureaux de Leeson Street. Ils savent ce que nos souffrances signifient pour les avoir connues pendant 700 ans environ. »
« Comme la Palestine, l’Irlande a été occupée par la Grande-Bretagne, et une partie de l’Irlande l’est d’ailleurs toujours », avance de son côté l’eurodéputé Chris MacManus, du Sinn Féin, qui plaide pour la réunification de l’Irlande. « La Belgique, la France, l’Allemagne, le Portugal… Tous étaient des pouvoirs coloniaux. Pas nous, résume avec fierté Daniel Lambert. Nous avons expérimenté l’oppression d’une puissance étrangère, et cela a forgé chez nous une manière de penser différente. Sans exagérer, je pense qu’une majorité des Irlandais est conscient de la gravité de ce qu’il se passe en Palestine. »
Au fil des échanges avec des activistes propalestiniens en Irlande, c’est toute l’histoire de siècles de colonisation irlandaise qui défile, avec un degré de précision parfois déroutant.
Gary Daly est un ancien boxeur, passé au jujitsu. Installé depuis 2006 comme avocat pour défendre l’accueil des migrant·es à Dublin, il se lance : « Il y a tellement d’échos entre les batailles pour la liberté de l’Irlande, et pour celle de la Palestine. Prenez la déclaration Balfour de 1917 [qui approuve la création d’un « foyer national pour le peuple juif » – ndlr] : cet Arthur Balfour, avant cela, fut secrétaire en chef pour l’Irlande dans les années 1880. Nous, on le connaissait déjà sous le nom de “Bloody Balfour” [« Balfour le sanguinaire » – ndlr], qui expulsait les simples Irlandais au profit des grands propriétaires fonciers. »
Gary Daly cite encore les « lois pénales », cette batterie de textes adoptés au fil des siècles par les Britanniques aux dépens de la majorité catholique de l’île. Il insiste : « Ma solidarité avec la Palestine vient de ma conscience des injustices provoquées par l’occupation de l’Irlande, et des lois qui y ont été imposées par les Anglais. Je sais à quel point l’occupation peut poser d’innombrables problèmes. »
La musicienne MayKay, elle, souligne les échanges épistolaires qui ont existé entre prisonniers en grève de la faim, en Irlande du Nord et en Palestine. Elle voit aussi des parallèles évidents, au moment d’évoquer les risques de famine à Gaza : « On nous a longtemps expliqué que la grande famine [entre 1845 et 1852, plus d’un million de morts en Irlande, dont la moitié d’enfants – ndlr] était la conséquence des dégâts du mildiou. Mais ce fut une stratégie préméditée [par Londres – ndlr] pour affamer des gens de la campagne. Savoir que l’on m’a menti là-dessus durant ma jeunesse me fait encore enrager. »
Quant à Brian Ó Éigeartaigh, il rappelle que la pratique du boycott, décisive à ses yeux pour freiner le gouvernement israélien aujourd’hui, est une invention irlandaise : pour protester, à la fin du XIXe siècle, contre les violences exercées par un certain Charles Cunningham Boycott, un Britannique, à l’égard des paysans locaux.
Dans une tribune récente, Jane Ohlmeyer, historienne au Trinity College, qui vient de publier un essai de référence sur l’Irlande et l’impérialisme, va même un peu plus loin, dans le jeu des correspondances : « L’Irlande a servi d’exemple en matière de résistance à la domination impériale et a inspiré des combattants de la liberté dans les empires britannique et européens. Aujourd’hui, certains espèrent que l’Irlande, avec sa “solution à deux États”, pourra également servir de modèle pour la paix. » De là à ce que l’accord du Vendredi saint, en 1998, qui a instauré la paix civile en Irlande, soit revisité pour imaginer les chemins de la paix au Proche-Orient ?
Le numéro d’équilibriste du premier ministre
Du côté de la scène politique institutionnelle, les partis de gauche et de centre-gauche, tous dans l’opposition, participent aussi, sans surprise, aux défilés : le Sinn Féin, le parti travailliste, mais aussi les Sociaux-démocrates, formation plus récente, lancée en 2015, qui a le vent en poupe, ou encore People before Profit, qui incarne une gauche plus radicale.
La cheffe du premier parti d’opposition, le Sinn Féin, Mary Lou McDonald, était allée jusqu’à demander l’expulsion de l’ambassadrice israélienne d’Irlande – ce que Leo Varadkar, chef du gouvernement (Fine Gael, droite) s’est refusé à faire. Ce dernier joue les équilibristes, entre une société civile majoritairement propalestinienne, la ligne de son propre parti, plus modérée sur le sujet, et l’équation européenne, qui oblige à des compromis conclus à 27 avec des pays répétant le droit à Israël à se défendre.
Varadkar avait ainsi été le premier en Europe à critiquer les bombardements israéliens, s’inquiétant dès novembre d’« une action se rapprochant d’une revanche ». Au même moment, son ministre des affaires étrangères, Micheál Martin (Fianna Fáil, droite), qualifiait de « disproportionnées » les frappes.
Quant au président irlandais Michael Higgins, il avait jugé que le premier déplacement éclair d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, en Israël, était « irréfléchi et même imprudent », témoignant d’une position plus pro-israélienne que la ligne officielle des 27.
Mais le gouvernement de Varadkar (qui gouverne en coalition avec les écologistes) s’est gardé de soutenir officiellement l’Afrique du Sud qui accuse Israël de « génocide » devant la Cour internationale de justice. La pression des mouvements sociaux sur le sujet l’a tout de même conduit, dans une déclaration le 30 janvier, à dire « examiner » cette option.
Aucun des ministres irlandais ne va jusqu’à reprendre à son compte le terme de « génocide », que l’on a entendu dans la bouche de certains ministres du parti de gauche Podemos en Espagne l’an dernier. Brian Ó Éigeartaigh, de l’IPSC, regrette par ailleurs que plusieurs textes législatifs, dont un projet de loi déposé en 2018 qui vise à interdire tout commerce avec des entreprises impliquées dans la colonisation de la Cisjordanie, soient bloqués par le Parlement.
Une hausse de l’antisémitisme ?
Si l’engagement propalestinien s’exprime plus facilement en Irlande que sur le continent, l’île fait-elle face, comme ailleurs, à une montée des actes antisémites ? « Le débat que l’on connaît en France sur l’antisionisme et l’antisémitisme n’existe quasiment pas en Irlande », prévient Marie-Violaine Louvet.
_ Une communauté juive peu nombreuse
La vigueur du mouvement propalestinien en Irlande contraste avec la faiblesse numérique de la communauté juive sur l’île. Ils et elles étaient à peine quelque 2 500 (0,05 % de la population), d’après un recensement de 2016. C’est aussi ce qui rend si spécifique en Europe le cas irlandais.
Dans le paisible quartier de Portobello, autrefois surnommé la Little Jerusalem, il existe un tout petit musée juif, à la façade couverte de briques rouges, logé dans une ancienne synagogue. L’endroit, qui n’ouvre qu’un jour par semaine, déroule cette histoire peu connue. Il revient par exemple sur les origines irlandaises de Chaim Herzog, élevé à Dublin avant de devenir président de
l’État d’Israël (1983-1993), ou encore sur les innombrables personnages juifs qui peuplent le plus grand des romans irlandais, l’Ulysse de Joyce (1922).
Il décrit aussi les violences exercées contre des juifs de la ville de Limerick, sur la côte ouest, de 1904 à 1906, ou encore la neutralité adoptée par l’Irlande pendant la Seconde Guerre mondiale (en partie pour se démarquer de la position prise par Londres). Autant d’éléments qui peuvent avoir découragé des juifs de tenter l’exil en Irlande au fil de l’histoire ._
Dans la manifestation du 27 janvier, plusieurs collectifs entonnaient le slogan controversé « From the river to the Sea, Palestine must be free » (« Du Jourdain à la Méditerranée, la Palestine doit être libre »). Mais sur l’île, cette chanson n’a pas provoqué autant de remous qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne.
À Londres, un député travailliste a été mis sur pied pour avoir repris ce slogan dans un discours. À Berlin, le slogan a été interdit, considéré comme une incitation à la haine. Les adversaires de ce texte estiment qu’il contient un appel implicite à la destruction d’Israël, et rappellent que le Hamas, auteur des attaques du 7 octobre, l’a aussi repris dans sa rhétorique mortifère contre Israël.
David Landy, du collectif Juifs pour la Palestine, livre son analyse : « C’est de la pure mauvaise foi. C’est un slogan pour la liberté des Palestiniens. Aucun manifestant ne va vous dire que cela signifie l’extermination des juifs ! » Cet universitaire reconnaît qu’il a mis sur pied cette association juive, précisément pour tenter de désamorcer les critiques sur l’antisémitisme dans le mouvement propalestinien. Il dit encore : « Des juifs sont mal à l’aise avec la situation actuelle. Mais tenter d’évacuer cet inconfort, en dénonçant un antisémitisme croissant, me semble être problématique. »
Beaucoup des activistes avec qui Mediapart a échangé renvoient, quand on leur pose la question de l’antisémitisme, aux déboires du travailliste Jeremy Corbyn à la tête du Labour à Londres, discrédité dans le débat public pour son manque de fermeté envers des sorties antisémites – avérées – de certains membres du parti. Il avait fini par perdre les élections générales de 2019 face à Boris Johnson.
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