Le meurtre de trois gendarmes à Saint-Just, le 22 décembre, après une tentative de féminicide, est l’issue d’un engrenage complexe que les autorités n’ont pas su détecter, malgré les signaux d’alerte. Par Samuel Laurent et Lorraine de Foucher
Il faisait très sombre dans le hameau de Saint-Just (Puy-de-Dôme), le soir du 22 décembre 2020, lorsque les deux premiers gendarmes sont tombés, l’un mort, l’autre blessé, sans comprendre ce qui leur arrivait. A peine auraient-ils entendu le bruit des balles tirées par Frederik Limol. Probablement allongé dans les fourrés, celui-ci les a ciblés à travers la lunette à vision nocturne de son AR-15, la version commerciale du M-16, le fusil d’assaut de l’armée américaine, qu’il a équipé d’un silencieux.
« L’expertise devra encore préciser la scène de crime, mais avec les bruits de la nature, je pense qu’ils n’ont rien entendu. Le gendarme blessé lui a demandé de se calmer, et il a vu une silhouette paisible, déterminée, se mouvoir. C’est un tireur d’élite, qui tire pour tuer, ça ressemble aux tueries de masse aux Etats-Unis », décrit Eric Maillaud, le procureur de Clermont-Ferrand. Au fond, la grange puis la maison brûlent. Les flammes éblouissent les militaires, qui mettent du temps à comprendre que « quatre d’entre eux sont au tapis », selon les mots du magistrat. « Ce n’est que le lendemain, une fois le jour levé, qu’ils m’ont dit avoir saisi que la maison était en plein milieu d’un hameau », poursuit-il.
Avec la lumière de l’aube, le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) arrivé en renfort retrouve, à 1,5 kilomètre de là, le 4 x 4 de Frederik Limol accidenté, et son corps à proximité, non loin d’un pistolet Glock et d’un fusil AR-15. Il semble s’être tiré une balle dans la tête. Le coffre est rempli à ras bord de cartons : à l’intérieur, un an de denrées alimentaires, des boîtes de conserve ou de nourriture lyophilisée. Ce néosurvivaliste croyait la fin du monde proche et se déplaçait souvent avec des quantités de rations.
« Connards en costard »
L’enquête commence seulement pour tenter de déterminer les différentes strates d’une affaire complexe, entre tentative de féminicide, « radicalisation politique » et décompensation psychique. Avant de tuer trois gendarmes, cet informaticien de 48 ans, diplômé d’une grande école d’ingénieurs et fils de militaire, avait basculé peu à peu dans une paranoïa brutale. Avec pour premières victimes ses deux compagnes successives, Catherine A. et Sandrine, en butte des années durant à sa violence.
Sandrine, sa dernière compagne, a connu Frederik Limol sur son lieu de travail avant qu’il ne soit marié à Catherine A. Elle est cadre dans une grande entreprise de ressources humaines parisienne, il est consultant en informatique. Ils nouent en 2009 une relation amoureuse de quelques mois. Elle est en pleine quête spirituelle. Lui est très pratiquant et l’encourage dans sa foi catholique. Il est aussi violent. Lors d’une balade dans un parc, il l’agresse : « Eloigne-toi ou je te plante le couteau que j’ai dans la poche. » Sandrine prend ses distances, mais ils conservent une relation autour de la religion. Frederik Limol devient son parrain de confirmation en 2010.
En 2011, alors qu’il est toujours consultant en informatique, mais installé dans le sud de la France, il rencontre et épouse Catherine A. Un mariage qui ne dure que quelques jours, avant qu’il ne tente de l’étrangler. Elle est alors enceinte. Ils se séparent avant la naissance de leur enfant, il se montre de plus en plus paranoïaque. Converti aux thèses collapsologistes, il lui offre une radio militaire en cas d’effondrement de la planète. Il est défiant envers la société. « Il a un discours antisystème, parle des “connards en costard”, ne se présente pas au divorce », raconte l’avocat de Catherine A., Me Wissam Bayeh. Le jugement du divorce, rendu le 13 avril 2015, fait état de sa détention d’armes à feu, de ses menaces de mort, de ses intimidations et de son refus de scolariser, de donner des médicaments et de vacciner sa fille.
Autant d’éléments qui ne sont pas pris en compte lorsque Frederik Limol s’inscrit, en 2013, à un club de tir sportif de Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône). « Il venait régulièrement, plus d’une fois par mois, il n’a jamais fait état de quelque signe d’agressivité ou de quoi que ce soit », assure son président, Claude Cunin, qui parle d’un homme « convivial, très abordable ». En 2017, il obtient sans problème de son club l’autorisation nécessaire pour constituer un dossier qui doit lui permettre d’acquérir des armes de catégorie B, parmi lesquelles trois pistolets Glock et deux fusils de type AR-15.
Caméras de surveillance
Sandrine retrouve Frederik Limol à l’été 2017. Depuis son divorce, il est très endetté, a subi un redressement fiscal, qu’il estime indu. Il vit à découvert et aux crochets de sa nouvelle compagne. De l’extérieur au moins, leur couple semble être une « idylle », selon Gérald Pandelon, l’avocat du triple meurtrier.
Catherine A., son ex-femme et mère de sa fille, continue, elle, de vivre un enfer. Frederik Limol ne cesse de réclamer de voir son enfant, souvent brutalement. Elle porte plainte contre lui le 29 juin 2017, pour menaces de mort et violences – c’est en tout cas la première plainte dont le parquet de Clermont-Ferrand retrouve la trace ; elle assure en avoir déposé auparavant. Elle se rend à la gendarmerie et raconte des coups de poing contre les murs, « le bris du contenu de l’appartement, et qu’il aurait suspendu leur enfant par les pieds au-dessus du vide », précise Eric Maillaud.
En 2018, Sandrine et Frederik Limol emménagent dans la bâtisse en pierre de Saint-Just, petit village niché dans les collines du Puy-de-Dôme. Elle a envie de partir de la région parisienne, lui d’un retour à la nature, ils se lancent dans le travail du bois et l’apiculture. Elle est propriétaire de tout (la maison, les voitures et certaines des armes). « Elle n’a jamais touché une arme avant de le rencontrer », précise Pierre de Combles de Nayves, l’avocat de Sandrine. Frederik Limol est plus convaincu encore de l’apocalypse à venir. Dans la presse locale, ses voisins racontent qu’il a équipé sa maison de caméras de surveillance. Ils entendent régulièrement des coups de feu retentir autour de sa propriété. Là-bas, Sandrine est plus isolée et les violences s’abattent sur elle.
Les 280 pages de leurs conversations WhatsApp, dont Le Monde a pu consulter des extraits, sont remplies d’insultes (« merde », « pute », « connasse ») qu’il lui inflige, mais aussi de messages plus amoureux. Il la rabaisse souvent, reconnaît qu’elle est son « souffre-douleur ». Elle a listé les violences qu’il lui a fait subir : décembre 2018, il l’attrape par les cheveux, la projette au sol, la menace avec un couteau. Février 2019, c’est un coup de tête sur la terrasse. Elle s’est prise en photo : son visage est maculé du sang qui coule de son crâne. Une autre fois, il lui tord tellement le poignet qu’elle se rend à l’hôpital, mais préfère mentir et dire être tombée. Quelque temps après, il lui appuie si fort le canon d’un revolver sur le front qu’elle en garde la marque pendant trois jours. Et puis il lui tire dessus dans le jardin, la rate, maltraite le chien, casse les portes.
Pourquoi ne porte-t-elle pas plainte contre lui ? Sandrine est terrorisée et sous emprise, coincée dans l’ambivalence classique de ces relations de prédation, liée à un agresseur capable aussi d’être charismatique et intelligent, qui la convainc qu’elle est responsable de son comportement.
Cet engrenage, Catherine A., l’ancienne épouse, le documente devant la justice. En 2019, elle porte à nouveau plainte contre Frederik Limol, et parle dans son audition des menaces de mort et des armes. Dans un mail, il lui écrit : « Je vais te buter, toi et ta fille. »
La gendarmerie d’Ambert, dont trois membres mourront sous ses balles, se décide enfin à enquêter sur ce qu’elle comprend à tort comme un divorce houleux et un différend autour de la garde d’une enfant. Les violences post-séparation, de celles qu’on impose à une ex-compagne pour continuer à la contrôler, sont en réalité un vrai marqueur de dangerosité tout court. Frederik Limol est entendu, il nie tout, les menaces, les coups, explique qu’il aime sa fille plus que tout et porte à son tour plainte contre Catherine A. pour non-représentation d’enfant. Il vient parfois à l’improviste, accompagné d’un huissier. A une occasion, il s’accroche avec le nouveau mari de Catherine A., un « voyou » selon Me Pandelon.
Vidéos complotistes
Aux témoignages de son ex-femme, Frederik Limol oppose les siens. Convoqué pour les violences, il déclare en rentrant de son audition que « le gendarme est de [s]on côté ». Effectivement, tout est classé sans suite, aucune vérification n’est faite sur les armes, aucune saisie ou révocation d’autorisation n’est envisagée, alors que le tout nouvel article 56 du code de procédure pénale, adopté le 30 juillet 2020, le permet sans même une décision de justice.
Alors que deux plaintes pour violences et menaces de mort ont été déposées contre lui, Frederik Limol voit même ses autorisations de détention d’armes de catégorie B renouvelées par la préfecture du Puy-de-Dôme, en octobre. Sollicitée par Le Monde à ce sujet, la préfecture a répondu ne pas faire de commentaire pour « ne pas entraver l’enquête judiciaire ». Côté parquet, Eric Maillaud reconnaît que l’enquête sur l’autorisation de détention d’armes n’a peut-être pas été assez poussée, mais justifie « qu’il y en a une telle masse qu’on clique sur trois fichiers, et basta ».
A l’automne, Frederik Limol passe des heures sur YouTube, à s’abreuver de vidéos complotistes sur le coronavirus ou sur les théories trumpistes d’une élection américaine « volée ». Il considère la police et la gendarmerie comme des milices « aux ordres d’un pouvoir corrompu », s’emporte contre les francs-maçons, prononce souvent des phrases homophobes ou violemment sexistes. « Il a un profil de trumpiste à la française », décrit Me Pierre de Combles de Nayves. « Il me fait penser à ces électeurs de Trump ultra-armés, à un radicalisé d’extrême droite », corrobore Eric Maillaud.
Comment un profil aussi violent a-t-il pu passer sous les radars ? « Quand on refait l’histoire, on se dit qu’un individu comme ça, avec un tel arsenal et de telles idées, aurait pu être surveillé. Mais il n’a allumé aucun voyant du côté des services de renseignement, débordés par le djihadisme et l’ultragauche », poursuit le procureur de Clermont-Ferrand.
Nicolas Hénin, consultant en prévention de la radicalisation, s’étonne qu’il ait fallu attendre la mort de trois gendarmes pour découvrir la dangerosité de Frederik Limol. « La France est le seul pays occidental à ne traiter la radicalisation que d’un point de vue islamiste. Alors qu’on est typiquement sur une personne radicalisée : il est enfermé dans son extrémisme, et produit un passage à l’acte violent. Par ailleurs, les violences conjugales étaient un signal d’alerte important de sa radicalisation. »
Le 22 décembre, Frederik Limol se réveille énervé. Selon le récit de sa compagne, vers 19 h 30, il descend au sous-sol, casse des objets, parle de l’apocalypse et crie : « Je vais tous vous tuer. » Sandrine se réfugie dans sa douche. Quand elle en sort, il a un Glock à la main et lui ordonne de sortir l’AR-15 du coffre de leur chambre. Elle déclenche l’enregistreur de son téléphone. Pendant quarante minutes, c’est un déferlement de violence. Sandrine envoie au père de Frederik Limol et à une amie en région parisienne, dont le compagnon est policier, la photo de son visage ensanglanté. Elle profite d’un moment de répit pour récupérer son ordinateur, son sac à main, et s’échappe par la fenêtre de la salle de bain, qu’elle referme. Sur le toit, elle parvient à entrer en contact avec les gendarmes, les prévient de la tentative de féminicide en cours et les guide jusqu’à la maison.
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Entre-temps, Frederik Limol est allé boire un dernier verre chez son voisin, son AR-15 à la main. Le voisin remarque bien les gyrophares bleus des gendarmes éclairant la nuit de Saint-Just. Il pense à une ambulance. Selon lui, Frederik Limol l’aurait pris dans ses bras, pleurant, lui disant adieu. De son toit, Sandrine voit son compagnon allumer le feu de la grange, mettre des affaires dans le coffre de la voiture. Elle entend ses pas sur le gravier, puis des voix d’homme et des coups de feu. Le 4 x 4 de Frederik Limol démarre. Sandrine descend du toit, elle suffoque avec la fumée. Au sol, le lieutenant Cyrille Morel, l’adjudant Rémi Dupuis et le brigadier Arno Mavel viennent de mourir.