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  • Prison Life Index : un indicateur de la vie carcérale | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/prison-life-index-un-indicateur-de-la-vie-carcerale

    En comparant par exemple la France et la Côte d’Ivoire, on constate que dans les deux cas les A, c’est-à-dire le respect du droit, constituent l’exception. En France, si les mauvaises conditions d’hébergement sont connues, les « atteintes fréquentes ou régulières », parfois graves, à nombre d’autres droits fondamentaux sont pointées, qu’il s’agisse de protection de l’intégrité physique et psychique des détenus, de leur accès aux soins, au travail et à la formation, aux visites extérieures… les prisonniers ivoiriens pâtissent de conditions plus mauvaises encore (marquées d’un grand nombre de E), sachant, indique Florence Laufer, que ces notations qualitatives prennent en compte les conditions de vie générales dans le pays considéré.

    « En France, les atteintes au droit à être correctement nourri correspondent à des repas de mauvaise qualité, parfois servis froid, et en quantité insuffisante ; en Côte d’Ivoire, les détenus souffrent couramment de malnutrition. En comparaison, dormir sur une natte au sol peut y sembler acceptable, alors qu’en France, les matelas par terre dans les cellules marquent la mauvaise qualité de l’hébergement. Même si les droits humains sont universels et ont fondamentalement la même valeur partout, les différences de niveaux et de normes de vie sont prises en compte. »

  • Thiaroye, #mémoires d’un massacre

    Le 1er décembre 1944, dans le #camp_militaire de Thiaroye, près de Dakar, l’armée française ouvre le feu sur des tirailleurs sénégalais qui réclament le versement de leurs soldes. Longtemps tu dans l’Hexagone, le massacre est pour partie reconnu par l’État français, mais quantité de parts d’ombre demeurent à l’approche de son 80ᵉ anniversaire.

    En juillet 2024, l’Office national des combattants et des victimes de guerre reconnaissait officiellement six tirailleurs sénégalais comme « morts pour la France »…, quatre-vingts ans après leur décès au cours d’une tuerie perpétrée par l’armée française contre ses propres troupes, le 1er décembre 1944 au camp militaire de Thiaroye, près de Dakar. Cette reconnaissance, partielle et tardive, intervient après plus de trois quarts de siècle de bataille mémorielle entre les autorités militaires françaises et les familles et militants politiques ouest-africains. Le conflit porte autour de la qualification de l’événement. Pour les autorités militaires françaises, il s’agit de la répression d’une rébellion armée ; pour les défenseurs des victimes, d’un massacre colonial perpétré contre d’anciens prisonniers de guerre réclamant le versement de leurs soldes.

    Depuis une vingtaine d’années, deux historiens français – Armelle Mabon et Martin Mourre – travaillent sur cet événement. Auteur d’une thèse sur Thiaroye et chercheur associé à l’Institut des mondes africains1, Martin Mourre revient sur ce « déchaînement de violence à l’encontre de ses propres troupes comme on en a peu vu dans l’histoire coloniale, voire dans l’Histoire tout court ». Les événements du 1er décembre s’inscrivent dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale. À la Libération, après quatre années de captivité dans des Frontstalags2 en France, un premier convoi de tirailleurs sénégalais, faits prisonniers par l’armée allemande en 1940, comme 120 000 autres combattants des colonies françaises, se dirige vers la Bretagne pour y embarquer en direction de Dakar et de l’Afrique-Occidentale française3 (AOF), la plus importante des colonies françaises avec une superficie sept fois plus grande que la métropole. Combien sont-ils ? Les sources divergent : entre 1 200 et 1 300 selon les rapports militaires de l’époque, plus de 1 600 pour plusieurs historiens.
    De Morlaix à Thiaroye : la mécanique d’un massacre

    Quoi qu’il en soit, une archive de la Croix-Rouge française exhumée par Armelle Mabon, maîtresse de conférences retraitée à l’université de Bretagne Sud, signale que 315 tirailleurs refusent, le 4 novembre à Morlaix, d’embarquer à bord du Circassia, le navire anglais chargé de les ramener à Dakar, parce qu’ils n’ont pas reçu le quart du solde qui leur était dû. Livrés à eux-mêmes, logés dans des familles ou couchant dehors, ils restent dans la sous-préfecture du Finistère jusqu’au 11 novembre. Ce jour-là, une violente opération de gendarmerie les déloge et les enferme au camp militaire de Trévé, dans les Côtes-d’Armor, puis à Guingamp, jusqu’en janvier 1945. Armelle Mabon pointe leur amertume d’anciens prisonniers de guerre « de nouveau soumis à un régime disciplinaire assez strict, sous la surveillance de gendarmes et de forces françaises de l’intérieur (FFI) ».

    Leurs camarades qui ont pris place sur le Circassia ont entretemps débarqué à Dakar le 21 novembre, avant de rejoindre Thiaroye, à une quinzaine de kilomètres de la capitale de l’AOF. Mais le 27, eux aussi se plaignent auprès des autorités militaires de la colonie du non-versement de leurs soldes et refusent de monter dans un train à direction de Bamako, dans l’actuel Mali. Cette désobéissance s’explique, pour Martin Mourre, par le fait que « ces sommes d’argent conséquentes auraient pu changer le cours de la vie de ces hommes à leur retour au village ». Au demeurant, elle étonne « les officiers français, très surpris que des tirailleurs sénégalais osent réclamer des droits, estime Armelle Mabon, sans compter le préjugé raciste selon lequel les Africains ne savaient pas se servir de l’argent ».

    Au vu des événements, le général de division Marcel Dagnan se rend sur place dès le 28 novembre et promet de répondre aux récriminations des soldats. En parallèle, il prévient sa hiérarchie et le gouverneur général de l’AOF, et monte une opération de répression à partir de toutes les forces militaires disponibles dans la colonie du Sénégal – soit un peu plus de 1 000 tirailleurs – parmi lesquelles le 6e régiment d’artillerie coloniale et ses redoutables automitrailleuses, commandées par des officiers et sous-officiers blancs, pour la plupart restés vichystes jusqu’au ralliement de Dakar à la France libre en 1943.

    Tous les acteurs du drame sont présents. Le 1er décembre au matin, l’armée française tire à l’arme automatique sur la masse des tirailleurs de Thiaroye. Sitôt la fusillade achevée, les troupes arrêtent 48 tirailleurs qu’elles identifient comme des meneurs – parmi lesquels des gradés, comme Antoine Abibou, fin lettré évadé d’un Fronstalag et engagé dans la Résistance en métropole – en raison de la véhémence de leurs protestations les jours précédents. Sur les 48, 34 sont finalement jugés et condamnés en mars 1945 à diverses peines de prison, allant d’un à dix ans, et à la dégradation militaire – c’est le cas d’Antoine Abibou. En 1946 puis 1947, ces condamnés bénéficient d’une loi d’amnistie – et non d’une grâce. Or, pour Armelle Mabon, avec l’amnistie « se construit l’oubli qui entérine le récit de la rébellion armée » et laisse, de fait, les condamnés coupables d’un crime qu’ils n’ont pas commis.

    Le bilan des victimes toujours en question

    De fait, pendant plus d’un demi-siècle, les historiens ne pouvaient s’appuyer que sur les rapports militaires écrits après les événements du 1er décembre et justifiant ces derniers. Or, d’autres sources, dont les procès-verbaux des 34 tirailleurs arrêtés puis les témoignages des survivants recueillis par leurs enfants, mais aussi les archives du Circassia, font apparaître des contradictions entre les différents récits des autorités coloniales et amènent à critiquer la sous-évaluation des victimes du massacre. Alors que les autorités militaires françaises évoquent, aux lendemains de la fusillade, 35 à 70 morts (un chiffre repris par le président de la République François Hollande lors de sa visite d’État au Sénégal en 2014 au moment du 70e anniversaire de Thiaroye), plusieurs historiens parlent de plusieurs centaines de morts.

    Parmi eux, Martin Mourre s’appuie sur une incohérence dans le récit officiel. Un rapport de la Sûreté générale à Dakar postérieur au 1er décembre relate une désertion de 400 tirailleurs lors d’une escale de 24 heures à Casablanca ; or, le rapport d’un chef d’escadron présent sur le navire ne signale rien de tel lors de l’escale marocaine, jugée tout à fait normale. Pour l’historien français, cette supposée désertion de 400 hommes, « invraisemblable pour des hommes si près du foyer après quatre années de captivité », pourrait avoir servi à dissimuler le nombre réel des victimes à Thiaroye.

    Armelle Mabon abonde dans le même sens. À ses yeux, « les historiens ont travaillé sur des documents falsifiés sur ordre, de sorte qu’on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui est faux ». Elle-même prend pour exemple le cas de M’Bap Senghor, l’une des six victimes reconnues « mortes pour la France » après le long combat entamé dès 1972 par son fils, d’abord classé comme « non rentré » de captivité puis, une fois que la famille avait appris son départ de France, comme « déserteur ».

    Autre source de discorde : l’emplacement des corps des victimes. Celles-ci ont vraisemblablement été enterrées dans des fosses communes à proximité de Thiaroye, mais aucune archive accessible ne permette de les situer. Cependant, la reconnaissance des six « morts pour la France » pourrait changer la donne. Pour Armelle Mabon, « cette mention oblige la France, avec l’accord du Sénégal, à offrir une tombe individuelle à M’Bap Senghor, identifiable grâce à l’ADN de son fils Biram, et de dédier un ossuaire à toutes les victimes. Dès lors, on mesurera l’ampleur du massacre en exhumant les corps des fosses communes ».
    Mémoires de Thiaroye

    Cette question des sépultures est au cœur du 80e anniversaire de l’événement. De fait, elle met au jour la différence de mémoire de Thiaroye entre les pays issus de l’ex-AOF et leur ancienne métropole. Que ce soit lors des luttes pour l’indépendance ou, plus tard, pour dénoncer la collusion des élites politiques avec l’ancienne puissance coloniale, « Thiaroye, resté une blessure en Afrique de l’Ouest, a toujours été pris en charge par des militants politiques », juge Martin Mourre.

    En témoignent le succès en 1988 du film Camp de Thiaroye, réalisé par le cinéaste sénégalais Ousmane Sembène, ou l’institution en 2004 de la Journée du tirailleur par le président sénégalais Abdoulaye Wade. Encore aujourd’hui, les quelques descendants encore en vie des victimes identifiées bataillent pour faire reconnaître le statut de leurs pères. C’est le cas de Biram Senghor, accompagné d’Armelle Mabon, en cours de procédure judiciaire contre l’État français pour obtenir réparation du préjudice moral et matériel causé par la mort de son père lorsque lui-même avait six ans.

    En France, à l’inverse, le massacre de Thiaroye reste relativement méconnu et la responsabilité de l’armée française tardivement avouée. Il faut attendre 2014 pour que François Hollande admette officiellement4 la mort de « plus de 70 » tirailleurs sous les balles de l’armée française. Dix ans plus tard, la reconnaissance des six « morts pour la France » s’inscrit dans un contexte géopolitique régional bien différent.

    Depuis les coups d’État au Burkina Faso, au Mali et au Niger entre 2020 et 2023 et l’élection présidentielle sénégalaise en 2024, la France est perçue comme hostile dans une bonne partie de l’ex-AOF. Dans ce contexte, « les nouvelles autorités régionales tablent sur la souveraineté mémorielle et une volonté panafricaine de s’emparer de cette mémoire », analyse Martin Mourre. Ainsi du président burkinabé Ibrahim Traoré qui, lors du second sommet Russie/Afrique en 2023, dresse un parallèle entre les soldats soviétiques, à ses yeux les grands oubliés de la libération de l’Europe, et les tirailleurs sénégalais, dont ceux tués à Thiaroye. Une chose est sûre : 80 ans après les faits, les événements du 1er décembre 1944 continuent de s’écrire au présent.

    https://lejournal.cnrs.fr/articles/thiaroye-memoires-dun-massacre
    #Thiaroye_44 #Thiaroye #WWII #post-colonialisme #colonialisme #mémoire #tirailleurs_sénégalais #massacre #seconde_guerre_mondiale #deuxième_guerre_mondiale #histoire #France #historicisation #histoire_de_France #mensonge #massacre_de_Thiaroye

  • Infrasons, ces ondes sonores que rien n’arrête | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/infrasons-ces-ondes-sonores-que-rien-narrete

    Quel est le point commun entre une éolienne, la houle océanique et une éruption volcanique ? Toutes trois sont émettrices d’infrasons, des sons dont la fréquence est inférieure à 20 hertz. Ces ondes sonores, réputées à tort inaudibles, peuvent faire plusieurs fois le tour de la Terre et intéressent autant les physiciens que les médecins. Enquête.

  • #Biens_culturels en voie de #restitution

    Alors que sort en salle le #film_documentaire « #Dahomey », qui suit la restitution par la #France de vingt-six œuvres d’art au #Bénin, différentes équipes de recherche travaillent sur le retour des biens culturels africains à leurs communautés d’origine.

    Du fond de sa caisse en bois, dans laquelle les manutentionnaires aux gants blancs du musée du quai Branly-Jacques Chirac viennent de l’enfermer, la voix caverneuse de la statue anthropomorphe du roi Béhanzin, mi-homme mi-requin, s’interroge elle-même en langue fongbé, la langue du Bénin : « Reconnaîtrai-je quelque chose, me reconnaîtra-t-on ? » Aujourd’hui cette statue est un numéro, parmi les vingt-six œuvres que la France renvoie cette année-là (2021) par avion-cargo au pays qu’elle a colonisé de 1894 à 1958. La réalisatrice Mati Diop, née dans une famille franco-sénégalaise, est présente pour filmer cette première restitution officielle et accompagner les œuvres jusqu’au palais présidentiel de Cotonou, la capitale économique du pays, où des milliers de Béninois vont venir les découvrir, après cent trente ans d’absence.

    Le pillage a eu lieu en fait avant même la colonisation : de 1890 à 1892, des batailles font rage entre l’armée française et les troupes du roi Béhanzin, composées d’un tiers de combattantes, les « Agodjié », que les Français nomment « les Amazones ». Le 17 novembre 1892, sous les ordres du colonel Dodds, les Français entrent à Abomey, capitale de l’ancien royaume du Dahomey (actuel Bénin) où les palais royaux sont en feu : Béhanzin a déclenché l’incendie avant de prendre le maquis. Les militaires saisissent un grand nombre d’objets, dont trois grandes statues royales et quatre portes que Béhanzin et ses fidèles avaient enfouies dans le sol. Une petite partie sera donnée six mois plus tard, en 1893, au musée d’ethnographie du Trocadéro par le colonel Dodds, devenu général. Le reste sera écoulé sur le marché de l’art.
    Des appels à restitution depuis la fin du XIXe siècle

    La question de la restitution des œuvres aux pays africains, mais aussi aux autres anciennes colonies (Océanie notamment), n’est pas nouvelle. Les réclamations sont presque aussi anciennes que les spoliations elles-mêmes. L’une des premières demandes officielles émane sans doute de l’empereur Yohannes IV d’Éthiopie, lorsqu’il exige en 1880 la restitution de collections royales arrachées dans la forteresse de Maqdala en avril 1868. Ce joyau composé d’une coupole ornée des représentations des Apôtres et des quatre autres évangélistes, dérobé par un soldat britannique lors de l’attaque de la forteresse, trône toujours… au Victoria and Albert Museum, à Londres.

    Les appels à la restitution d’objets deviennent plus explicites au moment des indépendances, dans les années 1960. En 1970, l’Unesco adopte une convention qui établit notamment la légitimité du retour des biens culturels. En 1973, l’Assemblée générale des Nations unies adopte une résolution sur la restitution « prompte et gratuite » des œuvres d’art aux pays victimes d’expropriation, qui « autant qu’elle constitue une juste réparation du préjudice commis, est de nature à renforcer la coopération internationale ». Mais cette résolution est adoptée avec l’abstention des anciennes puissances coloniales… En 1978, le directeur général de l’Unesco lance un appel « pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable » où il affirme avec force que « cette revendication est légitime ».

    « Mais, sur le terrain du droit, la colonisation a été qualifiée de “mission sacrée de civilisation” par le pacte de la Société des Nations en 1919 et aujourd’hui encore ne relève pas d’un fait internationalement illicite, en conséquence duquel pourrait être fixé un principe de réparation, rappelle le juriste Vincent Négri, à l’Institut des sciences sociales du politique1. La légalité internationale est ancrée sur une règle de non réactivité des traités internationaux, et aucune des conventions adoptées ne peut atteindre dans les rebours du temps les actes de dépossession des peuples pendant la période coloniale. »

    En France, c’est donc toujours le droit du patrimoine qui prévaut. En 2016, au gouvernement du Bénin qui réclamait la restitution, notamment du fait que « nos parents, nos enfants n’ont jamais vu ces biens culturels, ce qui constitue un handicap à une transmission transgénérationnelle harmonieuse de notre mémoire collective », le ministre des Affaires étrangères français adresse une fin de non-recevoir dans un pur langage administratif : « Les biens que vous évoquez sont inscrits parfois depuis plus d’un siècle au domaine public mobilier de l’État français, ils sont donc soumis aux principes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité. En conséquence leur restitution n’est pas possible ».

    Aux revendications argumentées sur l’histoire, l’identité, la reconstitution des patrimoines, la mémoire, est donc opposé un argument asymétrique fondé sur le droit des collections publiques, déplore Vincent Négri. Un argument qui jusqu’ici n’a été levé que dans trois cas : pour les biens spoliés aux familles juives pendant la Seconde Guerre mondiale, pour les restes humains quand ils peuvent être identifiés et pour les biens culturels ayant fait l’objet de trafics illicites.

    Dans ce contexte, le discours prononcé à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, par le président français Emmanuel Macron le 28 novembre 2017 fait date. En affirmant vouloir la « restitution temporaire ou définitive du patrimoine africain d’ici cinq ans », il introduit au sommet de l’État une parole dissonante. S’ensuit la commande d’un rapport aux universitaires Bénédicte Savoy, historienne de l’art française et Felwine Sarr, économiste sénégalais, qui dressent un état des lieux des spoliations et proposent un agenda de restitution, affirmant que plusieurs types de biens culturels africains peuvent nécessiter une restitution légitime : « Les butins de guerre et missions punitives ; les collectes des missions ethnologiques et “raids” scientifiques financés par des institutions publiques ; les objets issus de telles opérations, passés en mains privées et donnés à des musées par des héritiers d’officiers ou de fonctionnaires coloniaux ; enfin les objets issus de trafics illicites après les indépendances » .
    Vingt-six biens restitués : le premier petit pas de la France

    Les marchands d’art et certains conservateurs de musées tremblent, le débat est réanimé (et houleux) dans tous les pays européens, mais la France, après ce grand pas en avant, fait marche arrière. Elle ne s’engage pas dans une loi-cadre mais vote, en 2020, une « loi d’exception » pour restituer vingt-six biens culturels à la République du Bénin (choisis par la France) et un unique bien à la République du Sénégal (le sabre dit « d’El Hadj Omar Tall », du nom du chef de guerre toucouleur disparu en 1864). Vingt-six seulement, sur les milliers conservés en France, c’est peu ! D’autant que les Béninois n’ont pas eu leur mot à dire sur le choix des objets restitués, malgré leurs demandes répétées de voir notamment revenir le dieu Gou, exposé au pavillon des Sessions, au Louvre. « Pour passer de la “légitimité du retour” à un principe universel de “légalité des restitutions”, il faudra encore attendre », commente Vincent Négri… Mais les mentalités évoluent et de nombreux programmes de recherche et réseaux émergent pour identifier, cartographier ou documenter les biens culturels africains détenus dans les musées occidentaux. En France, Claire Bosc-Tiessé, directrice de recherches au CNRS, historienne de l’art africain et spécialiste de l’Éthiopie chrétienne entre le XIIIe et le XVIIIe siècle, avait devancé le mouvement et demandé dès 2017 à être détachée à l’Institut national d’histoire de l’art pour se lancer dans un inventaire des collections africaines conservées dans les musées français.

    Avec la participation du musée d’Angoulême, la cartographie « Le monde en musée. Collections des objets d’Afrique et d’Océanie dans les musées français » est désormais accessible en ligne2. Outre l’inventaire, elle rassemble aussi « des éléments pour des recherches futures sur la constitution des collections et les processus d’acquisition, en indiquant les archives afférentes (inventaires anciens, carnets de voyage des acquéreurs, etc.) et en répertoriant, quand c’est possible, donateurs et vendeurs, explique Claire Bosc-Tiessé. En 2021, nous avons recensé près de 230 musées en France qui possèdent des objets africains et 129 des objets océaniens. Par exemple, on trouve des biens culturels du Bénin au musée du quai Branly, mais il y en a également dans soixante autres musées français ! »

    Au total, Claire Bosc-Tiessé estime à environ 150 000 le nombre de biens culturels africains dans les musées de France (à comparer aux 121 millions d’objets qu’ils détiennent), dont 70 000 sont au musée du quai Branly. Il suffit de glisser sa souris sur la carte de France pour tomber sur des trésors conservés , dans des lieux tout à fait confidentiels.

    Ces biens ne sont parfois même plus exposés, comme ceux conservés dans ce petit musée du Jura, à Poligny, (4 000 habitants), depuis longtemps fermé au public : pagaies de Polynésie, petit sac en filet de Nouvelle-Calédonie, collier en dents de mammifère marin des îles Marquises, ornement d’oreille masculin en ivoire (de cachalot ?, s’interroge la notice), lampe à huile à six becs d’Algérie, sont bien référencés sur le site internet de ces salles devenues virtuelles. Et ici comme ailleurs, c’est un véritable inventaire à la Prévert qui s’égrène, d’objets dont on ne sait s’ils ont été achetés ou volés, mais qui se retrouvent éparpillés aux quatre coins de la France.

    « Reconstituer l’histoire de ces objets, c’est raconter à la fois la colonisation et celle de la constitution des musées en France à la fin du XIXe siècle, explique Claire Bosc-Tiessé. Le musée d’ethnographie du Trocadéro (aujourd’hui musée de l’Homme) a envoyé dans les musées de province beaucoup de pièces qu’il possédait en double. Par ailleurs, les particuliers étaient souvent heureux, notamment à la fin de leur vie, de faire don au musée de leur ville natale des objets qu’ils avaient achetés, volés ou reçus en cadeau dans le cadre de leur vie professionnelle, qu’ils aient été missionnaires, médecins, enseignants, fonctionnaires ou militaires dans les colonies.

    À Allex, village de 2 500 habitants dans la Drôme, ce sont ainsi les missionnaires de la congrégation du Saint-Esprit qui, au XIXe siècle, ont rapporté de leurs campagnes d’évangélisation du Gabon, du Congo-Brazzaville et du Congo-Kinshasa quantité d’objets : amulettes ou effigies gardiennes de reliquaire du peuple fang au Gabon, statuettes anthropomorphes du peuple bembé au Congo, couvercle à proverbes du peuple hoyo en Angola… Tous ces biens culturels témoins de la vie quotidienne, des traditions et des croyances des populations africaines viennent de trouver place dans un musée local flambant neuf, ouvert en 2018. « Alors que le principe de la restitution semble faire l’unanimité en Afrique, la question du retour concret des biens suscite parfois des réticences dans les pays concernés », explique Saskia Cousin, anthropologue, responsable des programmes de recherche pluridisciplinaires ReTours3 et Matrimoines/Rematriation4, constitué chacun d’une vingtaine de chercheurs, artistes et opérateurs culturels internationaux.
    De la « restitution » au « retour »

    « La première réticence, alimentée par les marchands et les conservateurs occidentaux, consiste à dire que l’Afrique ne dispose pas d’institutions capables de conserver ses collections et de lutter contre le trafic illicite ». L’ouverture et la construction de musées un peu partout sur le continent sont autant de réponses à ces critiques. Rien qu’au Bénin, quatre musées sont en construction ! « Le deuxième problème soulevé est celui des coûts de ce retour, poursuit Saskia Cousin. Effectivement, la construction de musées se fait au moyen d’emprunts, contractés notamment auprès de la France. C’est la raison pour laquelle les pays concernés souhaitent développer le tourisme notamment de leurs diasporas. Le troisième problème est celui du devenir des biens. En bref, doivent-ils revenir au temple ou au musée ? C’est une question de souveraineté qui concernent les pays du retour, et surtout, les choses sont un peu plus compliquées que le laissent entendre les polémiques françaises ».

    D’une part, le retour aux espaces sacrés ne signifie pas l’interdiction au public ; d’autre part, la vision française d’un musée devant être vidé de toute vitalité et de toute sacralité est loin d’être universelle. « Ainsi, souligne Saskia Cousin, si les vingt-six objets restitués au Bénin l’ont été sous le titre de “Trésors royaux du Bénin”, expression empruntée au marché de l’art, et exposés sous vitrines, selon des critères bien occidentaux, de nombreux Béninois et notamment les princesses d’Abomey sont venus les honorer aux moyens de gestes et de chants ».

    Dans le film Dahomey, on voit l’artiste Didier Donatien Alihonou – sur l’affiche du film – converser avec le roi ancêtre Gbéhanzin. Pour lui, comme pour beaucoup, ces statues ne sont pas seulement des biens matériels, elles incarnent un héritage revenu, une force de retour, avec lesquelles il est enfin possible de se reconnecter. « Il faudrait cesser de penser cette question des retours seulement comme un arbitrage entre des pays qui formulent une demande de restitution et des États qui y répondent favorablement ou non, estime Claire Bosc-Tiessé. Il est d’ailleurs symptomatique que ce sujet au niveau gouvernemental soit confié au ministère de la Culture et à celui des Affaires étrangères, tandis que la recherche et l’enseignement sont laissés en dehors d’un débat rarement appréhendé sous l’angle scientifique. Il serait pourtant souhaitable de solliciter les chercheurs, afin de faire le récit de la façon dont ces œuvres sont arrivées sur le territoire, de la violence des captures peu prise en compte jusqu’ici, et donc écrire cette histoire occultée de la colonisation, et de le faire dans toute sa complexité. »

    Il serait temps aussi de déplacer la question de la « restitution » à celle du « retour », en prenant en compte le point de vue des populations et des États d’origine, complète Saskia Cousin. « Dans le cadre des programmes ReTours et Matrimoines/Rematriations, nous travaillons donc avec des chercheurs du Bénin, du Cameroun, du Mali, du Togo, du Sénégal et leurs diasporas, selon les méthodes inspirées de l’anthropologie collaborative. Par exemple dans le cas du Bénin, les mémoires sont essentiellement transmises par les “héritières”, des femmes qui héritent des savoirs, explique l’anthropologue. Nous les rencontrons et nous leurs présentons des photos ou des dessins de statues ou d’amulettes dont elles connaissent les noms, les usages et les panégyriques (discours à la louange de certaines personnes) associés. Dans les mondes féminins non francophones, cette mémoire est restée extrêmement vivante ».

    Dans le cadre du programme ReTours, une charte5 a été élaborée qui vise à considérer les musées et les espaces de conservation traditionnels comme complémentaires, légitimes et non exclusifs. L’enjeu est à la fois de faire reconnaître l’expertise des héritières et de faciliter l’accès des collègues du Sud aux ressources nécessaires à leurs enquêtes, y compris dans les pays du Nord : biens exposés, réserves, inventaires, dossiers d’œuvres, sources orales, etc. « Les musées belges, néerlandais et allemands sont très ouverts à l’accueil et à l’intégration des diasporas, des chercheurs et des héritiers concernés, c’est beaucoup plus compliqué en France où les musées veulent contrôler les récits relatifs à leurs collections », remarque Saskia Cousin.
    Un débat européen

    Outre la France, la question de la restitution anime tous les pays européens. Si en Angleterre le British Museum est le plus réticent, les musées universitaires de Cambridge, Oxford et Manchester ont rendu ou s’apprêtent à rendre des œuvres. En Belgique, un inventaire complet des objets d’art originaires du Congo, détenus par le musée de l’Afrique de Tervuren, a été réalisé. Et les Allemands ont largement entamé ce mouvement. Felicity Bodenstein, chercheuse en histoire de l’art au Centre André Chastel6, est à l’initiative du projet numérique « Digital Benin7 », qui documente les œuvres pillées dans l’ancien royaume du Bénin (actuel Nigeria, à ne pas confondre avec l’actuel Bénin, ancien Dahomey).

    À l’origine, ces œuvres ont été saisies par l’armée britannique lors d’une expédition punitive menée par 1 800 hommes en février 1897. À l’époque, les soldats prennent la capitale, Edo (aujourd’hui Benin City), au prix de lourdes pertes et mettent la main, de façon organisée ou individuelle, sur le trésor de l’Oba (le souverain).

    C’est ainsi que sont dispersés et en partie perdus plus de 5 000 « Bronzes du Bénin », dont des plaques en laiton fabriquées entre le milieu du XVIe et le milieu du XVIIe siècle. Représentant des individus, des symboles, des scènes de la cour, elles se retrouvent sur le marché de l’art puis en grande partie dispersées dans 136 musées de vingt pays, principalement en Angleterre et en Allemagne.

    À l’époque, contrairement à la France qui n’y consacrait que peu d’argent, les Allemands et les Anglais avaient une véritable politique d’achat de ce type d’objets pour leurs musées, explique Felicity Bodenstein. De plus, à la fin du XIXe siècle, chaque ville un peu importante en Allemagne créait son propre musée d’ethnographie, pour se montrer cosmopolite et ouverte sur le monde, notamment dans l’espoir de se voir désigner comme capitale de ce pays8. C’est ainsi que l’Allemagne s’est retrouvée avec dix fois plus d’objets africains que la France, qui fut pourtant présente bien plus longtemps sur ce continent avec ses colonies ». Le but du site web Digital Benin, réalisé par une équipe d’une douzaine de personnes, financé en partenariat avec le musée des Cultures et des Arts du monde de Hambourg et la fondation Siemens, est de relier les données de plus de 5 000 objets dont il fait l’inventaire et de les resituer dans une culture locale, de façon vivante, en mêlant archives visuelles et sonores, fixes et animées. Une partie du site, notamment la classification des objets, est en langue Edo, la langue vernaculaire du royaume dans lequel ils ont été élaborés puis pillés.

    Au-delà de ce site exemplaire, qu’en est-il de la politique de restitution des œuvres en Allemagne ? « La façon de procéder des Allemands est très différente de celle des français », explique Felicity Bodenstein, qui a commencé sa carrière de chercheuse dans ce pays, aux côtés de Bénédicte Savoy, à l’université technique de Berlin. « L’importance des collections qu’ils possèdent, mais aussi les questions très sensibles de mémoire liées à la Seconde Guerre mondiale font que le sujet des provenances est bien plus politique et inflammable en Allemagne qu’ailleurs en Europe ». En 2021, un accord national de restitution a donc été trouvé avec le Nigeria, à chaque musée ensuite d’élaborer son propre accord suivant les principes de l’État fédéral. Plusieurs centaines d’œuvres ont déjà été physiquement renvoyées par les musées au Nigeria.

    « Mais toutes les communautés d’origine, c’est du moins le cas pour le Bénin, ne souhaitent pas forcément récupérer toutes leurs œuvres, souligne l’anthropologue. Ils veulent surtout en retrouver la propriété et être associés au discours culturel et politique qui accompagne leur patrimoine. » Ainsi, lors des discussions pour l’ouverture au centre de la ville de Berlin du Humboldt Forum, immense musée qui prévoyait d’exposer une partie importante de cette collection de bronzes du Bénin, un débat très vif a permis de poser les bases d’une nouvelle façon de faire. L’espace d’exposition de ces objets est aujourd’hui cogéré avec les chercheurs et muséographes de Bénin City. Toutes les œuvres de Bénin City qui ont été identifiées ont d’abord été officiellement rendues au Nigeria qui les prête désormais à l’Allemagne, un écusson témoignant de ce processus étant apposé sur les vitrines d’exposition.

    En Allemagne toujours, une grande enquête collective, menée conjointement par l’université de Dschang et l’université technique de Berlin entre 2020 et 2023, intitulée « Provenances inversées9 », fait le point sur l’état du patrimoine camerounais pillé pendant la période coloniale : 40 000 objets qui font de l’Allemagne le premier pays détenteur d’œuvres camerounaises au monde ! « Il existe dans l’Allemagne contemporaine un “Cameroun fantôme” – pour reprendre le titre du célèbre ouvrage anticolonial de Michel Leiris, L’Afrique fantôme (1934) –, expliquent les auteurs de cette enquête, parmi lesquels Bénédicte Savoy. Malgré leur présence invisible (en Allemagne) et leur absence oubliée (au Cameroun), ces collections, qui sont aussi, du point de vue qualitatif, les plus anciennes et les plus variées au monde, continuent d’agir sur les sociétés qui les gardent ou les ont perdues ». L’objectif de l’enquête fut donc d’analyser et de publier les sources inédites permettant de confirmer cette présence massive. Et parallèlement d’aller à la rencontre, au Cameroun, des communautés privées de pièces matérielles importantes de leurs cultures respectives et de cerner, autant que faire se peut, les effets produits par cette absence patrimoniale prolongée.

    Le film Dahomey se termine par un débat organisé par la réalisatrice entre étudiants béninois, discutant de cette première rétrocession française. Premier pas ou insulte à leur peuple devant le peu d’objets revenus ? "Il était nécessaire de créer un espace qui permette à cette jeunesse de s’emparer de cette restitution comme de sa propre histoire, de se la réapproprier explique Mati Diop. Comment vivre le retour de ces ancêtres dans un pays qui a dû se construire et composer avec leur absence ? Comment mesurer la perte de ce dont on n’a pas conscience d’avoir perdu ?
    Dans l’attente d’une loi en France sans cesse reportée, les protagonistes de Dahomey soulignent l’urgence d’apporter une réponse à cette demande de restitution portée par tout un continent.

    https://lejournal.cnrs.fr/articles/biens-culturels-en-voie-de-restitution

    #oeuvres_d'art #art #décolonial #film #documentaire #Afrique #pillage #musées #colonisation #droit_du_patrimoine #patrimoine #identité #mémoire #visualisation #cartographie #retour

    ping @cede @reka

    • Le monde en musée. Cartographie des collections d’objets d’Afrique et d’Océanie en France

      Cette cartographie propose de faire mieux connaître les collections d’objets d’Afrique et d’Océanie en France afin de faciliter leur étude. Elle signale les fonds ouverts au public qu’ils soient publics ou privés, elle décrit rapidement l’histoire de la collection et donne quelques éléments sur son contenu. Elle indique l’état des connaissances et donne les informations pour aller plus loin.

      https://monde-en-musee.inha.fr

    • #ReTours (programme de recherche)

      Résumé du programme de recherche collaboratif financé par l’Agence Nationale de la Recherche / 15 chercheurs, 7 pays. (in english below) – présentation du projet ici

      Alors que la question de la restitution des collections africaines fait polémique en France et en Europe, le programme comparatif, diachronique et multiscalaire ReTours vise à déplacer l’enquête 1) de l’Occident aux pays africains concernés, 2) des questions de restitution aux problématiques du retour, 3) de la vision muséo-centrée aux rôles des diasporas et du tourisme, 4) des instances et autorités officielles du patrimoine aux lieux, récits et transmissions considérés comme marginaux, secondaires ou officieux.

      ReTours est un programme novateur tant dans ses objectifs de recherche critiques que par ses méthodes d’enquêtes et ses collaborations culturelles. Constitué d’un consortium international et pluridisciplinaire de 15 chercheurs, ReTours travaillera à partir du Bénin, du Cameroun, du Mali et du Sénégal et sur leurs diasporas.

      L’objectif du programme est de saisir les enjeux politiques, les rôles économiques, les usages sociaux du retour. Il s’organise à partir de trois axes qui sont autant de manières de désigner les biens culturels : 1) Géopolitique du patrimoine, autour des mobilisations pour ou contre la restitution des “oeuvres”, 2) Économies du retour et imaginaires du tourisme, à propos des dispositifs d’accueil notamment touristiques des “pièces muséales” ; 3) Appropriations et resocialisations autour des mémoires sociales, de l’agency des “choses” revenues, des transformations des significations et des créations contemporaines.

      https://retours.hypotheses.org

  • « La #forêt_amazonienne est habitée depuis toujours »

    Sous ses dehors sauvages, la forêt amazonienne est habitée depuis des millénaires par des populations qui ont su l’exploiter tout en la préservant, comme le raconte le géographe François-Michel Le Tourneau dans ce 4ᵉ volet de notre série d’été consacrée à la forêt.

    On imagine la forêt amazonienne comme un espace vierge de présence humaine. Mais c’est loin de la vérité. Vous êtes spécialiste de la région amazonienne, notamment dans sa partie brésilienne. Pouvez-vous nous dire qui habite cette forêt aujourd’hui ?
    François-Michel Le Tourneau1. Depuis une trentaine d’années, le concept de forêt vierge appliqué à l’Amazonie est en train de voler en éclats. L’histoire de la région a été dominée jusqu’aux années 1970 par des archéologues occidentaux, qui avaient imposé l’idée d’une forêt impénétrable, produisant peu de ressources, en particulier peu de protéines animales, où ne pouvaient subsister que quelques tribus nomades. Mais c’est faux ! D’abord, le peuplement de cette région remonte au moins à 11 000 ans avant notre ère. Différentes populations ont peu à peu domestiqué des plantes comme le riz et le manioc. Elles ont par ailleurs développé des civilisations denses et quasi-urbaines dans les siècles qui ont précédé la colonisation européenne, comme le montre l’apport récent du lidar, une technique de télédétection laser qui traverse la canopée et révèle le modelé exact du sol.

    Mais à cause de l’arrivée des Européens et, avec eux, des épidémies, 80 % à 90 % de cette population a été décimée. Les Portugais ont alors importé de la main-d’œuvre depuis l’Afrique et une partie de ces esclaves, les quilombolas, appelés aussi « Noirs marrons », se sont échappés pour vivre en forêt. Par ailleurs, des métissages ont eu lieu entre Amérindiens et Européens, dont sont issus les caboclos, des paysans qui ont formé petit à petit le gros de la population du bassin amazonien. Le peuplement de la forêt amazonienne est donc le fruit d’une histoire où se sont succédé et mélangées des populations d’origines très différentes.

    Les Amérindiens ne sont donc pas les seuls habitants de cette forêt ?
    F.-M. Le T. Non, en effet. Et l’histoire ne se termine pas là ! Au XIXe et au XXe siècle, deux grandes vagues d’immigration ont entraîné des afflux de population du Nord-Est. À la fin du XIXe siècle, quand la demande de latex a explosé dans le monde, 500 000 seringueiros sont venus pratiquer en forêt la saignée des hévéas (seringueira en portugais, Ndlr). L’euphorie liée au commerce du caoutchouc n’a pas duré longtemps, car la Malaisie a repris cette exploitation à grande échelle. Comme dans le conte de Cendrillon, la région amazonienne s’est rendormie pour plus d’un siècle. Jusqu’à ce que le régime militaire brésilien arrivé au pouvoir en 1964 décide de développer une région considérée – toujours à tort ! – comme vide et arriérée et de l’arrimer au reste du pays, craignant une prise de contrôle par d’autres puissances. Il organise alors un grand plan de colonisation agricole par des populations paysannes sans terre, ce qui lui permet en même temps d’éviter une réforme agraire dans le reste du pays.

    Plusieurs millions de personnes arrivent ainsi dans les années 1970-1980, profitant des routes qui sont construites dans le même temps à travers la forêt. La population urbaine commence à dépasser la population rurale… au point que la géographe brésilienne Bertha Becker qualifiait dès 2000 cette Amazonie brésilienne de « forêt urbanisée » ! Aujourd’hui, environ 25 millions de personnes vivent en Amazonie brésilienne, dont 753 000 Amérindiens. Parmi elles, 350 000 habitent au cœur même de la forêt.

    La population amérindienne est à nouveau en progression ?
    F.-M. Le T. Oui, elle a fortement augmenté depuis trente ans au Brésil en général et en Amazonie en particulier. Depuis les années 1970, une meilleure prise en charge sanitaire, notamment vaccinale, a amélioré la santé des Amérindiens. Surtout, une convergence est apparue à partir de 1985 entre la montée des préoccupations environnementales d’une part et les luttes sociales des populations autochtones d’autre part.

    En 1988, une nouvelle constitution a reconnu leurs droits et leurs langues, et leur a restitué de larges pans de territoires : aujourd’hui, sur 3,3 millions de kilomètres carrés de forêt amazonienne brésilienne, environ 1,3 million de kilomètres carrés (trois fois la France métropolitaine environ) sont exclusivement réservés aux Amérindiens. À cela s’ajoutent les terres allouées à d’autres populations traditionnelles, comme les seringueiros. Confrontés dans les années 1970 à l’arrivée de propriétaires qui défrichent massivement, ils ont obtenu une gestion communautaire de ces terres. Même chose pour les ribeirinhos vivant sur les berges du fleuve, qui ont récupéré des réserves de développement durable et des droits spécifiques dans la préservation de ces écosystèmes.

    On oublie trop souvent que des centaines d’espèces et de variétés étaient cultivées en forêt par les Amérindiens avant le contact avec les Européens, sans entraîner de dégradation de la fertilité des sols, au contraire ! Là où les grandes entreprises agricoles défrichent d’immenses surfaces pour ne faire pousser que quelques espèces à grand renfort d’intrants chimiques.

    De quelle façon ces populations vivent-elles de la forêt ?
    F.-M. Le T. Les Amérindiens pratiquent pour la plupart un système mixte qui repose sur une agriculture rotative par abattis-brûlis, la collecte de ressources végétales (graines, semences, lianes), ainsi que la pêche et la chasse. Pour fonctionner, ce système impose d’avoir accès à de vastes surfaces qu’ils parcourent en fonction des saisons et des besoins.

    Les autres populations traditionnelles ont repris certaines bases des Amérindiens, notamment l’agriculture rotative, mais elles utilisent souvent plus intensivement d’autres ressources car elles tirent une partie de leur subsistance de la vente de ces produits (noix, fibres, semences, etc.) sur les marchés. Dans les deux cas, de plus en plus, les allocations sociales et les salaires participent aussi aux économies des familles, entraînant des changements de régimes alimentaires pas toujours heureux.

    Ces populations traditionnelles sont-elles un rempart contre la déforestation ?
    F.-M. Le T. En partie oui. Le gouvernement brésilien considère d’ailleurs que les territoires amérindiens participent au réseau des unités de conservation de l’environnement. Dans le même temps, les politiques de développement se pensent toujours face à une nature sauvage qu’il s’agirait de domestiquer, avec des plantations monospécifiques, des pâturages destinés aux élevages ovins et bovins, des grandes cultures, qui ne laissent aucune place aux processus naturels. L’idée perverse d’une profusion inépuisable de la forêt n’est pas remise en question...

    Mais les peuples autochtones deviennent aussi, pour certains, prisonniers d’une injonction à sauver la forêt. Or, leur projet de développement dans le futur n’est pas forcément de conserver un mode de vie traditionnel. De nouveaux besoins se font jour, qui nécessitent souvent l’accès à des revenus monétaires. Certains, pour subsister, acceptent de faire des coupes à blanc (abattage sur de très grandes surfaces de la totalité des arbres d’une exploitation forestière, Ndlr) dans la forêt afin d’y créer des pâturages pour de l’élevage. Doit-on les en empêcher ? Il faut noter enfin que la plupart ne résident plus seulement dans leurs territoires d’origine mais pratiquent des mobilités circulaires entre ville et forêt, utilisant l’espace périurbain pour continuer leurs activités agricoles et de collecte tout en profitant des avantages de la ville, comme l’accès à la scolarité ou à des emplois rémunérés.

    Le sujet est compliqué. En réalité, ce devrait être à l’État de protéger cet environnement, tout en acceptant le droit à l’autodétermination de ces populations et leur aspiration à une prospérité matérielle équivalente à celle du reste du Brésil.

    https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-foret-amazonienne-est-habitee-depuis-toujours

    #géographie_du_vide #géographie_du_plein #Amazonie #peuples_autochtones #forêt #Amérique_latine #forêt_vierge #exploitation #Brésil #peuplement #quilombolas #noirs_marrons #esclavage #histoire #caboclos #agriculture #villes #urbanité #latex #hévéas #caoutchouc #colonisation #colonisation_agricole #réforme_agraire #forêt_urbanisée #vaccins #vaccination #démographie #agriculture_rotative #abattis-brûlis #alimentation #régime_alimentaire #déforestation #plantations #pâturages #terres #coupes_à_blanc #élevage #mobilités_circulaires

  • Nouvelle-Calédonie : le poids de la réalité urbaine kanak | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/nouvelle-caledonie-le-poids-de-la-realite-urbaine-kanak

    L’accélération du calendrier politique en Nouvelle-Calédonie, couplée au boom de la population kanak à Nouméa – dans une situation souvent précaire –, explique la violence des émeutes actuelles, selon l’anthropologue Benoît Trépied.

    #kanaky

  • Pourquoi les morts civils du Débarquement ont-ils été oubliés ? | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/pourquoi-les-morts-civils-du-debarquement-ont-ils-ete-oublies

    Si les milliers de civils tombés lors de l’offensive alliée en Normandie ont été ignorés jusqu’à ce jour, c’est vraisemblablement parce qu’il a été difficile de donner un sens à ce carnage. « Comment peut-on se construire comme victime quand les bombes qui ont tué vos proches ont été larguées par des amis censés vous libérer de l’occupant allemand ? » interroge Francis Eustache, neuropsychologue et directeur de la plateforme d’imagerie Cyceron(link is external)2. De la même manière, l’exode de juin 1940 provoqué par la poussée allemande en territoire français, synonyme de fuite, de douleur, voire de honte, a laissé peu de traces dans nos souvenirs communs, alors qu’il a touché directement ou indirectement des millions de personnes. À l’inverse, les faits de résistance d’une minorité de Français sont entrés dans le grand récit collectif : « S’ils n’ont pas eu de portée militaire décisive, ils véhiculaient des valeurs politiques et idéologiques essentielles pour la reconstruction de la France et largement relayées par les élites politiques de l’après-guerre », explique Denis Peschanski.

  • Emmanuel Macron et sa majorité ont remis le feu à la Nouvelle-Calédonie | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/france/140524/emmanuel-macron-et-sa-majorite-ont-remis-le-feu-la-nouvelle-caledonie

    Ce scrutin est réservé depuis plusieurs années aux personnes disposant de la citoyenneté calédonienne selon certaines conditions. Une décision prise à l’époque dans le cadre du processus de décolonisation afin d’atténuer le poids du peuplement et de permettre aux Kanaks de peser dans les décisions politiques. Mais qui « n’est plus conforme aux principes de la démocratie », selon Gérald Darmanin, qui est allé jusqu’à évoquer lundi soir une « obligation morale pour ceux qui croient en la démocratie ».

    Remplacez « la démocratie » par « le colonialisme » et pouf, tout s’éclaire. La magie macroniste…

    #nouvelle_calédonie #colonialisme

    • Parlant d’un « pays qui est en train de replonger quarante ans en arrière dans les pires heures de son histoire », l’élu a appelé la représentation nationale à la prudence. Or c’est précisément ce qui manque à l’exécutif depuis décembre 2021, date à laquelle le président de la République avait exigé le maintien du troisième référendum, pourtant boycotté par les indépendantistes. Le processus de décolonisation, dentelle patiemment tissée depuis 1988, s’était ainsi conclu en l’absence du peuple colonisé. Une aberration politique et un calcul dangereux.

      S’il arrive à démarrer une guerre civile, il sera toujours irresponsable, le prepotent ?

      https://seenthis.net/messages/1053702

    • De passage à Paris il y a quelques semaines, le maire de Houaïlou Pascal Sawa, premier secrétaire général adjoint de l’Union calédonienne (UC) et membre du bureau du FLNKS, confiait à Mediapart la nécessité impérieuse de « remettre du lien et de la confiance » entre les différents partenaires. « On est d’accord pour ouvrir le corps électoral, mais il faudrait analyser les choses de façon plus fine pour éviter le déséquilibre, insistait-il. Contrairement à ce qui est dit, nous sommes conscients des enjeux. Nous considérons simplement qu’ils doivent s’inscrire dans un accord global. »

      Même le choix de Nicolas Metzdorf comme rapporteur du texte pose question. Pour l’ex-rapporteur du statut de la Nouvelle-Calédonie René Dosière, le rapport signé par le député Renaissance « fait honte à l’Assemblée nationale et ne peut que renforcer la colère des Kanaks et de tous les artisans de paix ». C’est « un brûlot anti-indépendantiste qui réécrit à sa manière l’histoire politique récente », affirme-t-il sur son blog. Lundi soir, à l’Assemblée, Nicolas Metzdorf s’offusquait d’ailleurs au moindre rappel historique, faisant mine de penser que ses adversaires « hiérarchisent les populations ».

      L’élu a également attaqué les bancs de la gauche, accusant les élu·es de la Nupes de « soutenir les indépendantistes les plus radicaux » au détriment des forces de l’ordre – un refrain également entonné par le ministre de l’intérieur, comme si quelqu’un pouvait se réjouir que les armes soient de nouveau sorties dans l’archipel. Sur place, la situation n’est évidemment pas aussi binaire que voudraient le faire croire ceux qui pensent que les responsabilités ne pèsent jamais sur leurs épaules. Les appels au calme se sont d’ailleurs multipliés, lancé notamment par le président indépendantiste du gouvernement calédonien Louis Mapou.

      Nicolas Metzdorf :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Metzdorf

      Son communiqué rapporté par le Figaro (vidéo) :
      https://www.lefigaro.fr/actualite-france/nicolas-metzdorf-la-maison-de-mes-parents-a-ete-menacee-20240514

      Une fois de plus, appeler à la paix et à la négociation est vu comme un acte de sédition par les élites dominantes. Mais qu’est-ce qui arrêtera la Macronie dans ses entreprises de désinformations et de travestissements de l’Histoire ? Les places financières peut-être ?

    • http://renedosiere.over-blog.com/2024/05/un-rapport-qui-fait-honte-a-l-assemblee-nationale.html

      Le « rapport » parlementaire du député calédonien Metzdorf concernant la modification du corps électoral en Nouvelle Calédonie vient d’être publié[1].Il précède la discussion d’un texte programmé ce lundi en séance publique.
      Son contenu contribue à diminuer l’image de l’Assemblée nationale car il transforme la rigueur et l’autorité habituelles de ce type de document en une brochure électorale de son parti politique (les loyalistes, appellation locale des non-indépendantistes).

      La nomination sur ce sujet sensible d’un rapporteur partisan, contrairement à la jurisprudence parlementaire, était pour le moins inopportune et maladroite compte tenu des réactions violentes que suscite ce projet de loi en Nouvelle Calédonie. Le résultat est pire : un brûlot anti-indépendantiste qui réécrit à sa manière l’histoire politique récente.

    • Nouvelle-Calédonie : 165 ans d’une histoire mouvementée
      https://lejournal.cnrs.fr/articles/nouvelle-caledonie-165-ans-dune-histoire-mouvementee

      La Nouvelle-Calédonie est devenue française en 1853. Elle était habitée par les populations océaniennes depuis 3200 ans.

      Du bagne aux premières revendications d’autonomie, de l’abolition de l’indigénat aux événements meurtriers des années 1980... L’anthropologue Michel Naepels revient sur les faits marquants de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie et sur les enjeux du référendum du 4 novembre.

  • Dans la tête de Vladimir Poutine | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-la-tete-de-vladimir-poutine

    Alors que se profile l’élection présidentielle en Russie, la sociologue Elisabeth Sieca-Kozlowski, autrice de l’ouvrage « Poutine dans le texte » paru récemment chez CNRS Éditions, décrypte pour nous l’évolution de la pensée et de la rhétorique du dirigeant russe depuis son accession au pouvoir.

    L’interview décrit un monde où la Russie manœuvre seule dans le vaste monde, monde où les occidentaux ne sont que spectateurs et victimes. Ça me rappelle quelque chose. Mais quoi ?

  • L’#écriture_inclusive par-delà le #point_médian

    La #langue_inclusive est l’objet de vives polémiques, mais aussi de travaux scientifiques qui montrent que son usage s’avère efficace pour réduire certains #stéréotypes induits par l’usage systématique du #masculin_neutre.

    Où sont les femmes dans une langue où le #genre_masculin peut désigner à la fois le #masculin et le #neutre_générique_universel ? En effet, si vous lisez ici : « Les chercheurs s’intéressent aux discriminations de genre », comprenez-vous « chercheurs » en tant que « les hommes qui contribuent à la recherche » ou comme « les personnes qui contribuent à la recherche » ? Impossible de trancher.

    Sharon Peperkamp, chercheuse au sein du Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique1 explique : « Il existe une #asymétrie_linguistique en #français où le genre masculin est ambigu et peut être interprété de deux manières, soit comme générique – incluant des personnes de tous genres, soit comme spécifique, incluant uniquement des hommes. Or, on sait depuis longtemps que ce phénomène peut induire un #biais_masculin qui peut avoir a des conséquences sur les #représentations. » Partant de ce postulat que les usages langagiers participent aux #représentations_sociales, les psycholinguistes ont voulu vérifier dans quelle mesure une modification contrôlée de ces usages, notamment par le recours à des tournures dites « inclusives », pouvait affecter certains #stéréotypes_de_genre.

    L’#inclusivité, la #langue_française connaît déjà !

    Un large mouvement a été engagé il y a déjà plusieurs décennies pour reféminiser les usages de langue et la rendre plus égalitaire, à travers l’usage de ce qu’on qualifie aujourd’hui d’ « écriture inclusive ». Mais cette dernière fait #polémique. Des #controverses qui se sont invitées jusqu’au Sénat : le mercredi 25 octobre 2023, la Commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport a adopté la proposition de loi visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive (https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl21-404.html). Les parlementaires ont en effet estimé « que l’impossibilité de transcrire à l’oral les textes recourant à ce type de graphie gêne la lecture comme la prononciation, et par conséquent les apprentissages ». Jugeant, en outre, que « l’écriture inclusive constitue, plus généralement, une #menace pour la langue française ». Cependant, si tous les regards sont tournés vers l’#écrit et plus précisément vers le point médian, cet aspect-là ne constitue qu’une infirme partie des nombreuses #stratégies_linguistiques proposées pour rendre la langue moins sexiste, tant à l’oral qu’à l’écrit.

    Dans son guide (https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/guide_egacom_sans_stereotypes-2022-versionpublique-min-2.p) « Pour une communication publique sans stéréotype de sexe », publié en 2022, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) définit ainsi le #langage_égalitaire (ou non sexiste, ou inclusif) comme « l’ensemble des attentions discursives, c’est-à-dire lexicales, syntaxiques et graphiques qui permettent d’assurer une #égalité de représentation des individus ». Il signale que « cet ensemble est trop souvent réduit à l’expression “écriture inclusive”, qui s’est imposée dans le débat public mais qui ne devrait concerner que les éléments relevant de l’écriture (notamment les abréviations) ». Nous adopterons donc ici l’expression « langage inclusif » ou « langue inclusive » pour désigner les usages oraux et écrits qui permettent d’exploiter les ressources linguistiques à notre disposition pour noter les différents genres.

    « Ce n’est pas la langue française qui est sexiste, ce sont ses locuteurs et locutrices. Qui ne sont pas responsables de ce qu’on leur a mis dans la tête, mais de ce qu’elles et ils en font », affirme Éliane Viennot, professeure émérite de littérature. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est que l’on reféminise la langue. On ne la féminise pas, on la reféminise parce qu’elle a été masculinisée. En fait, il s’agit de la faire fonctionner comme elle sait faire. Tous les noms féminins de métiers, de fonctions sont là depuis toujours – sauf évidemment s’ils correspondent à des activités nouvelles. »

    Et de poursuivre : « Les #accords_égalitaires sont là. Depuis le latin, nous savons faire des #accords_de_proximité ou des #accords_de_majorité. Nous savons utiliser d’autres termes pour parler de l’humanité que le mot “homme”. Nous savons faire des #doublets – il y en a plein les textes anciens, notamment les textes réglementaires. C’est une question de #justesse, ce n’est pas une question de #féminisme. Nos ancêtres n’étaient pas plus féministes que nous ; simplement, ils utilisaient leur langue comme elle s’est faite, comme elle est conçue pour le faire ».

    Le langage inclusif en pratique

    De fait, le français met à notre disposition différentes #stratégies permettant une meilleure représentation des femmes et des minorités de genre dans ses usages. Il est possible de distinguer deux types de stratégies.

    D’une part, les stratégies dites « neutralisantes ». « Il s’agit, non pas d’utiliser du neutre tel qu’il est présent dans la langue aujourd’hui – puisque ce neutre est pensé comme masculin, mais de retrouver du #neutre, de retrouver du commun », expose Eliane Viennot. Cela passe notamment par le recours à des #termes_épicènes, c’est-à-dire des termes qui ne varient pas en fonction du genre comme « scientifique », « architecte », « artiste »… ou encore le pronom « #iel » qui est employé pour définir une personne quel que soit son genre (« les architectes ont reçu des appels à projet auxquels #iels peuvent répondre »).

    Cela passe aussi par l’usage de #mots_génériques tels que « personnes » ou « individus ». Également par des formules englobantes avec des #singuliers_collectifs : « l’équipe » (plutôt que « les salariés »), « l’orchestre » (plutôt que « les musiciens »), « la population étudiante » (plutôt que « les étudiants »), « bonjour tout le monde » (plutôt que « bonjour à tous »). Ou encore par des tournures en apostrophe (« Vous qui lisez cet article » au lieu de « Chers lecteurs ») et autres reformulations, avec, par exemple, le recours à des formulations passives : « L’accès à la bibliothèque est libre » plutôt que « Les utilisateurs ont librement accès à la bibliothèque »).

    D’autre part, les stratégies dites « féminisantes », qui reposent notamment sur la #féminisation des noms de métiers, de fonctions et de qualités : « professeur » = « professeure » ; « Madame le directeur » = « Madame la directrice » ; « L’écrivain Virginie Despentes » = « L’écrivaine Virginie Despentes ». Autre exemple, la #double_flexion, également appelée « #doublet », qui consiste à décliner à la fois au féminin et au masculin les mots : « les lecteurs de cet article » = « les lecteurs et les lectrices de cet article » ; « les auditeurs peuvent nous écrire à cette adresse » = « les auditeurs et les auditrices peuvent nous écrire à écrire à cette adresse ».

    Ces #stratégies_féminisantes englobent aussi les points médians (préférés aux barres obliques et aux parenthèses), qui sont des abréviations de la double flexion : « les lecteur·ices de cet article » ; « Les auditeur·ices », etc. À l’oral, à l’instar des abréviations comme « Dr » ou « Mme » que tout le monde lit « docteur » et « madame », ces termes se prononcent simplement « les lecteurs et les lectrices » ou les « auditeurs et les auditrices » (plus rarement « les lecteurices » ; « les auditeurices »).

    On y trouve également des modalités d’#accords_grammaticaux qui permettent de bannir la règle selon laquelle « #le_masculin_l’emporte_sur_le_féminin ». Les accords de proximité, ou #accords_de_voisinage, qui consistent en l’accord de l’adjectif, du déterminant et/ou du participe passé en genre avec le nom qui se situe au plus proche et qu’il qualifie. Par exemple : « Les auditeurs et les auditrices sont priées d’écrire à cette adresse » ; « Les policiers et les policières sont prêtes à intervenir ». Et les accords de majorité, qui consistent à accorder l’adjectif, le déterminant et/ou le participe passé avec le terme qui exprime le plus grand nombre, par exemple : « Les éditrices et l’écrivain se sont mises d’accord sur le titre du livre ».

    Si le recours à ces différentes stratégies constitue un marqueur social et culturel pour le ou la locutrice, il est loin de ne relever que de la simple posture et produit des effets concrets qui font l’objet de nombreux travaux de recherche.

    Pour le cerveau, le masculin n’est pas neutre

    Des psycholinguistes se sont ainsi penchés sur les différences entre usage du masculin générique, des formules neutralisantes et des formulations féminisantes comme l’usage d’un pronom ou d’un article féminin et la double flexion pour dire les noms de métiers et de fonctions.

    C’est notamment le cas de Sharon Peperkamp2 : « Nous avons fait lire à nos sujets un court texte portant sur un rassemblement professionnel et leur avons demandé d’estimer le pourcentage d’hommes et de femmes présents à ce rassemblement. Lorsqu’il s’agissait d’une profession non stéréotypée – c’est-à-dire exercée de manière égale par des hommes et des femmes – et lorsque nous avions recours au masculin dit “générique”, les sujets sous-estimaient la proportion de femmes dans le rassemblement. En revanche, lorsque nous utilisions une double flexion, les sujets estimaient un ratio correspondant au ratio effectif dans la société. »

    La chercheuse poursuit : « Lorsqu’il s’agissait d’une profession stéréotypiquement masculine, et que la double flexion était utilisée, la proportion de femmes par rapport à la réalité était en revanche surestimée. » Pour cette psycholinguiste, ces résultats confirment que « il est faux de dire que le langage inclusif ne sert à rien. Il permet au contraire de donner un vrai boost à la visibilité des femmes et permet d’attirer davantage d’entre elles dans des filières supposées masculines. » Elle rappelle, en outre, que des études ont montré que les femmes sont davantage susceptibles de postuler à des #annonces_d’emploi dans lesquelles l’écriture inclusive est utilisée.

    De son côté, Heather Burnett, chercheuse CNRS au Laboratoire de linguistique formelle3, a travaillé sur les différences de représentation engendrées par l’usage d’un article au masculin dit « générique » et d’un article au féminin sur les noms de métier épicènes4 : « L’usage du masculin générique, supposé neutre, engendre un biais masculin. Alors, le masculin est interprété comme référant aux hommes. » Par exemple, « le journaliste » est compris comme un homme exerçant la profession de journaliste.

    C’est aussi ce qu’ont mis en évidence, dans une étude parue en septembre 20235, les psycholinguistes Elsa Spinelli, Jean-Pierre Chevrot et Léo Varnet6. Ce dernier expose : « Nous avons utilisé un protocole expérimental permettant de détecter des différences fines concernant le temps de réponse du cerveau pour traiter le genre des mots. Lorsqu’un nom épicène non stéréotypé est utilisé avec un article également épicène (par exemple “l’otage”ou “l’adulte”), les participants ont largement tendance à l’interpréter comme masculin. Autrement dit, notre cerveau n’interprète pas le masculin comme neutre ». Suivant le même protocole, l’équipe s’est ensuite penchée sur l’usage du point médian. Pour Léo Varnet, les conclusions sont très claires : « L’usage du point médian permet de supprimer le biais de représentation vers le masculin. »

    On constate par ailleurs que l’écriture inclusive peut parfois rallonger le temps de #lecture. Ce qui est normal pour Heather Burnett : « Les mots les plus courts et les plus fréquents sont simplement lus plus rapidement ». De son côté, Léo Varlet souligne que si le point médian ralentit un peu la lecture au début d’un article, les sujets s’adaptent et retrouvent rapidement leur rythme de lecture habituel.

    Ces travaux, les tout premiers s’appuyant sur des expériences contrôlées de psycholinguistique et menés avec des sujets francophones, n’épuisent certainement pas le débat scientifique sur les effets cognitifs du langage inclusif. Mais ils indiquent clairement que le recours à certaines tournures inclusives – en particulier dans des stratégies dites « féminisantes » (re)mobilisant des ressources présentes depuis longtemps dans la langue française –, a bien l’effet pour lequel il est préconisé : réduire les stéréotypes de genre et augmenter la visibilité des femmes.♦

    https://lejournal.cnrs.fr/articles/lecriture-inclusive-par-dela-le-point-median

    • Le CNRS ne doit pas être une plateforme militante !
      (mis ici pour archivage...)

      TRIBUNE. Un collectif de 70 personnalités du monde académique appelle la direction du CNRS de corriger les « dérives militantes » de son équipe chargée de la communication.

      Chercheurs et enseignants-chercheurs, nous sommes très attachés au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à la haute qualité des recherches qui y sont globalement menées en sciences humaines comme en sciences dures. Nous regrettons, du reste, le dénigrement trop fréquent dont cette institution fait l’objet de la part de personnes qui ne la connaissent pas.

      C’est la raison pour laquelle nous nous inquiétons que sa réputation soit ternie par le comportement militant de certains de ses représentants et sa communication. L’article publié dans le Journal du CNRS sous le titre « L’écriture inclusive par-delà le point médian » en est le dernier témoignage. Écrit par une journaliste qui a recueilli l’avis d’enseignants-chercheurs et de chercheurs favorables à l’usage de l’écriture et de la « langue » dites « inclusives », il y est donc entièrement favorable alors que cette forme est fortement controversée, y compris par des linguistes du CNRS.
      Hors cadre scientifique

      Certes, que trouver à redire à ce qu’un journaliste exprime un point de vue ? Rien, à condition du moins que celui-ci soit présenté comme tel et non comme un fait objectif. Mais dans le cas présent, cet article se trouve publié sur l’une des vitrines du CNRS, lui conférant un statut particulier : celui d’un fait scientifique avéré et estampillé par l’institution.

      D’ordinaire, Le Journal du CNRS fait part de découvertes scientifiques solidement étayées, que ce soit en sciences dures ou en sciences humaines. Mais c’est loin d’être le cas ici : l’écriture dite inclusive est un phénomène créé de toutes pièces par des militants, souvent liés au monde universitaire. Y a-t-il un sens à recueillir le point de vue exclusif des tenants de cette innovation militante pour présenter sur un site scientifique une conclusion qui lui est favorable ? La circularité de la démarche fait sortir du cadre scientifique qu’on est en droit d’attendre sur une vitrine de l’institution.

      Enfin, outre qu’il est partisan, l’article est malhonnête dans son propos comme dans ses illustrations. Ainsi, à aucun moment ne sont mentionnés les arguments émanant de chercheurs reconnus contre les prémisses qui ont conduit à l’élaboration de ce langage. L’article présente comme seuls opposants des politiciens et des syndicats de droite.
      Des débats politiques, pas scientifiques

      La communication du CNRS n’en est pas à son coup d’essai en la matière. Faut-il rappeler les déclarations de certaines des plus hautes instances affirmant en 2021 que l’islamo-gauchisme n’existe pas (seraient-elles aujourd’hui aussi péremptoires ?) ou cautionnant l’usage du concept d’« islamophobie » ? Vu l’absence de tout consensus scientifique sur ces deux sujets, ils relèvent d’un débat politique que l’administration du CNRS n’a pas vocation à trancher.

      Le CNRS est un haut lieu de la recherche publique : son journal et son site ne peuvent devenir l’instrument d’une faction militante, sous peine de se discréditer et, avec lui, les chercheurs qui ont à cœur de remplir leur mission scientifique. En conséquence, nous demandons à sa direction de prendre toutes les mesures nécessaires pour corriger ces dérives en exerçant un droit de regard sans complaisance sur le fonctionnement de sa communication. Il y va de la réputation de l’institution.

      *Cette tribune, signée par un collectif de 70 personnalités du monde académique, est portée par : Michel Botbol (professeur de psychiatrie, université de Bretagne occidentale) ; Bernard Devauchelle (professeur de chirurgie, université de Picardie Jules Verne) ; Dany-Robert Dufour (professeur de philosophie, université Paris-8) ; Nathalie Heinich (sociologue, DRCE CNRS, Paris) ; Catherine Kintzler (professeur de philosophie, université de Lille) ; Israël Nisand (professeur de médecine, université de Strasbourg) ; Pascal Perrineau (politologue, professeur des universités à Sciences Po) ; Denis Peschanski (historien, directeur de recherche au CNRS, Paris) ; François Rastier (directeur de recherche en linguistique, CNRS, Paris) ; Philippe Raynaud (professeur de science politique, université Panthéon-Assas) ; Pierre Schapira (professeur de mathématiques, Sorbonne université) ; Didier Sicard (professeur de médecine, université Paris-Cité) ; Perrine Simon-Nahum (directrice de recherche en philosophie, CNRS) ; Jean Szlamowicz (professeur en linguistique, université de Dijon) et Pierre-André Taguieff (philosophe et politiste, directeur de recherche au CNRS).

      Autres signataires :

      Joubine Aghili, maître de conférences en mathématiques, université de Strasbourg

      Michel Albouy, professeur de sciences de gestion, université de Grenoble

      Martine Benoît, professeur d’histoire des idées, université de Lille

      Sami Biasoni, docteur en philosophie

      Thierry Blin, maître de conférences (HDR) en sociologie, université de Montpellier-3

      Claude Cazalé Bérard, professeur de littérature italienne, université Paris-Nanterre

      Guylain Chevrier, formateur et chargé d’enseignement à l’université

      Jean-Louis Chiss, professeur en sciences du langage, université Sorbonne nouvelle

      Chantal Delsol, philosophe, membre de l’Académie des sciences morales et politiques

      Gilles Denis, maître de conférences HDR HC en histoire des sciences du vivant, université de Lille

      Albert Doja, professeur d’anthropologie, université de Lille

      Jean Dhombres, EHESS, histoire des sciences

      Laurent Fedi, MCF hors classe, faculté de philosophie de Strasbourg

      Jean Ferrette, docteur en sociologie

      Michel Fichant, professeur de philosophie, faculté des lettres, Sorbonne université

      Renée Fregosi, philosophe et politologue, professeur de l’enseignement supérieur

      Luc Fraisse, professeur de littérature française à l’université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France

      Marc Fryd, linguistique anglaise, maître de conférences HDR, université de Poitiers

      Jean Giot, linguiste, professeur de l’université, université de Namur, Belgique

      Geneviève Gobillot, professeur d’arabe et d’islamologie, université de Lyon-3

      Christian Godin, professeur de philosophie, université d’Auvergne

      Yana Grinshpun, maître de conférences en linguistique française, université Sorbonne nouvelle, Paris

      Claude Habib, professeur de littérature, université Sorbonne nouvelle, Paris

      Hubert Heckmann, maître de conférences en littérature et langue françaises

      Emmanuelle Hénin, professeur de littérature comparée à Sorbonne université

      Patrick Henriet, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Paris

      Mustapha Krazem, professeur des universités en sciences du langage, université de Lorraine-Metz

      Philippe de Lara, maître de conférences en philosophie et sciences politiques, université Paris-2

      Marie Leca-Tsiomis, professeur de philosophie, université Paris-Nanterre

      Dominique Legallois, professeur de linguistique française Sorbonne nouvelle

      Michel Messu, professeur des universités en sociologie

      Martin Motte, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Paris

      Robert Naeije, professeur de médecine, université libre de Bruxelles

      Franck Neveu, professeur des universités de linguistique française, Sorbonne université

      Françoise Nore, linguiste

      Laetitia Petit, maître de conférences, Aix-Marseille université

      Brigitte Poitrenaud-Lamesi, professeur d’italien, université de Caen

      Denis Poizat, professeur en sciences de l’éducation, université Lyon-2

      Florent Poupart, professeur de psychologie clinique et psychopathologie, université Toulouse-2

      André Quaderi, professeur de psychologie, université Côte d’Azur

      Gérard Rabinovitch, chercheur CNRS en sociologie, Paris

      François Richard, professeur de psychopathologie, université Paris-Cité

      Jacques Robert, professeur de médecine, université de Bordeaux

      François Roudaut, professeur de langue et littérature françaises (UMR IRCL, Montpellier)

      Claudio Rubiliani, maître de conférences en biologie, université Aix-Marseille et CNRS UA Paris-6.

      Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences en langue et littérature médiévales, président du LAÏC

      Jean-Paul Sermain, professeur de littérature française, université de la Sorbonne nouvelle

      Daniel Sibony, philosophe, mathématicien, professeur des universités

      Éric Suire, professeur d’histoire moderne, Université Bordeaux-Montaigne

      Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie, Sorbonne université

      Michel Tibayrenc, professeur de génétique, directeur de recherche IRD, Paris

      Vincent Tournier, maître de conférences à l’IEP de Grenoble, chercheur à Pacte-CNRS

      Dominique Triaire, professeur des universités de littérature française

      François Vazeille, directeur de recherche au Cern, physicien des particules

      Nicolas Weill-Parot, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Paris

      Yves Charles Zarka, professeur à l’université Paris-Cité, et ex-directeur de recherche au CNRS

      https://www.lepoint.fr/debats/le-cnrs-ne-doit-pas-etre-une-plateforme-militante-19-02-2024-2552835_2.php

    • La réponse du CAALAP (à la tribune publiée par les « 70 personnalités du monde académique »)

      La fausse neutralité des polémiques conservatrices contre la liberté académique

      Depuis quelques jours, la question de l’écriture inclusive fait à nouveau l’objet d’une levée de boucliers d’enseignant·es et de chercheur·euses qui s’accommodent agréablement des inégalités entre hommes et femmes, sous couvert de neutralité. Contre la police de la science, défendons la liberté académique !

      Depuis quelques jours, la question de l’écriture inclusive fait à nouveau l’objet d’une levée de boucliers d’enseignant.e.s et de chercheur.euse.s qui s’accommodent agréablement des inégalités entre hommes et femmes, sous couvert de neutralité. Ce ne sont rien moins que la section 17 du CNU (Conseil National des Universités), dédiée au suivi des carrières en philosophie, et le CNRS, qui font l’objet de l’opprobre et de la suspicion, sommés de s’amender pour sauver leurs réputations respectives.

      Dans une récente motion, la première propose de mettre en visibilité les violences sexuelles et sexistes, et de reconnaître l’engagement des chercheur.euse.s qui luttent contre ces violences :

      « Au moment de l’examen de l’évolution de la carrière, la section 17 du CNU s’engage à prendre en considération les responsabilités liées à l’instruction et aux suivis des violences sexistes et sexuelles, nous invitons les candidat·e·s aux promotions, congés et primes à l’indiquer expressément dans leur dossier. »

      Sur son blog, la philosophe Catherine Kintzler s’inquiète de la « prise en compte [des politiques d’égalité de genre] de manière aussi insistante dans le processus de recrutement ». Or la motion du CNU traite de « l’évolution de la carrière ». Car les recrutements ne sont pas du ressort du CNU : Catherine Kintzler l’aurait-elle oublié ?

      A cette inquiétude s’ajoute encore la crainte qu’une reconnaissance de ces éléments ne crée un biais fâcheux dans le monde de la recherche, favorisant certains terrains plutôt que d’autres, certain.e.s collègues plutôt que d’autres, alors que les carrières ne devraient tenir compte ni de de l’utilité sociale des travaux académiques, ni de l’implication du scientifique dans la cité. Mme Kintzler ne semble pas craindre pour autant que la non-reconnaissance et l’absence de prise en compte de ces éléments ne favorisent leur neutralisation, créant un biais en faveur des recherches qui occultent et invisibilisent ces violences.

      Se situant dans la ligne de celles et ceux qui présupposent que les chercheur.euse.s, quand ils et elles produisent des contenus, se situent sub specie aeternitatis, adoptant un point de vue de Sirius, elle réitère le fantasme d’une universalité émergeant « de nulle part », comme si cette dernière n’était pas le fruit de la discussion démocratique, du dissensus et de la mise en œuvre de formes de rationalité qui fabriquent de l’universel. Elle s’appuie également sur le mythe de la neutralité du scientifique, dont l’intégrité serait mise en péril par son existence en tant que citoyen.ne, ses activités associatives, son idéologie.

      Ainsi, vouloir inclure la part de l’humanité discriminée en raison de son appartenance de genre, poser cette question de l’égalité à même l’usage du langage, c’est faire preuve d’« idéologie ». Consacrer du temps à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, y compris dans son travail de recherche, y compris au sein de sa propre institution, c’est faire preuve d’« idéologie ». A l’inverse, invisibiliser ces violences, ce serait cela, la neutralité. Tenir les contenus académiques à l’abri du monde réel, se défendre d’aborder des enjeux politiques ou sociaux, c’est-à-dire s’en tenir au statu quo politique, s’accommoder des inégalités et cautionner des dispositifs d’oppression et de domination, bref, être un militant conservateur, être un militant réactionnaire, c’est cela, la neutralité. Comme si l’idéologie n’était pas le vecteur de toute pensée quelle qu’elle soit, et comme si la pensée se fabriquait hors des cadres théoriques et des contextes sociaux qui permettent son émergence.

      Dans le même temps, une tribune, réunissant les 70 signatures de chercheur.euse.s conservateur.rice.s, et parmi elles, de militant.e.s d’une laïcité identitaire, écrit son indignation face à la publication sur le Journal du CNRS, d’un article journalistique évoquant la sensibilité de nombreux.euse.s chercheur.euse.s à l’usage de l’écriture inclusive. Les auteur.rice.s de la tribune déplorent que seuls les arguments favorables à ce mode d’écriture soient présentés dans l’article, sans qu’y figurent les arguments de fond critiques de l’écriture inclusive – tout en admettant que le papier en question est un article journalistique et non pas académique ou scientifique.

      Mais tout à coup, on saute du coq à l’âne, et les auteur.rice.s de cette tribune ne résistent pas à passer de l’écriture inclusive à l’autre cheval de bataille que constitue pour eux l’ « islamo-gauchisme », appellation incontrôlable, créée en 2002 par Pierre-André Taguieff (signataire de cette tribune) pour stigmatiser les défenseurs des Palestiniens, puis revendiquée comme insulte par les militants d’extrême-droite et reprise en chœur par les dignitaires de la mouvance réactionnaire actuelle. Militant pour la reconnaissance d’une réalité du « phénomène islamogauchiste » – et niant symétriquement toute réalité au phénomène rationnellement étayé de l’islamophobie – ce groupuscule de chercheur.euse.s affirme sans ambiguïté son positionnement politique identitaire et réactionnaire. A rebours des méthodes les plus fondamentales des sciences sociales, il s’appuie sur le déni de la parole des premier.ère.s concerné.e.s par les discriminations, qui sont, elles et eux, véritablement « hors cadre scientifique », tenu.e.s en lisière, hors champ du monde académique, alors même que l’une des missions officielles des enseignant.e.s-chercheur.euse.s est de contribuer au dialogue entre sciences et société.

      Le sempiternel argument mobilisé par les auteur.rice.s considère que la défense progressiste de l’égalité et la lutte contre les discriminations relèvent du militantisme, alors que la défense conservatrice du statu quo inégalitaire consiste en une neutralité politique qui serait compatible avec la rigueur scientifique. Ainsi, toutes les positions autres que la position politique conservatrice et/ou réactionnaire des auteur.rice.s de la tribune se retrouvent disqualifiées et suspectes d’un mélange des genres entre savoirs et « idéologies », « hors cadre scientifique ».

      Nous, membres de la CAALAP, protestons contre ces tentatives de censure politique au nom de la neutralité, qu’il s’agisse de l’écriture inclusive ou des travaux documentant les discriminations, notamment racistes et islamophobes. Nous condamnons fermement les entraves à la liberté académique, d’autant plus choquantes quand elles émanent de chercheur·es, à la retraite ou non, qui prétendent faire la police de la science par voie de presse.

      https://blogs.mediapart.fr/caalap/blog/210224/la-fausse-neutralite-des-polemiques-conservatrices-contre-la-liberte

  • #BD et #science : pourquoi la #recherche rêve de bulles | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/bd-et-science-pourquoi-la-recherche-reve-de-bulles

    Les bandes dessinées consacrées à la science sont devenues de véritables best sellers. De nombreux scientifiques adoptent ce support comme outil de #médiation, voire d’écriture de leurs recherches. Alors que débute cette semaine le festival d’Angoulême, Boris Pétric, anthropologue, revient sur le succès de cette rencontre entre #art et science.

  • Les #Natchez et les Français : histoire d’une alliance et d’un drame méconnu | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-natchez-et-les-francais-histoire-dune-alliance-et-dun-drame-mecon

    En 1729, près de la Nouvelle-Orléans, les Natchez massacrent soudainement des colons français installés dans leur voisinage. Les représailles, féroces, mèneront le peuple #amérindien au bord de la disparition. Dans un ouvrage qui paraît aujourd’hui, l’historien Gilles Havard, à l’origine d’un projet de « traité de #réconciliation », tente d’apporter un nouvel éclairage sur cet épisode tragique.

    #histoire #colonialisme

  • Le roquefort et le camembert en voie d’extinction ? | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-roquefort-et-le-camembert-en-voie-dextinction

    Les fromages hébergent une multitude de micro-organismes capables de transformer le lait. Sélectionnés par l’humain, ces ferments ne sont pas épargnés par les standards de l’industrie agro-alimentaire, au point que les fromages bleus ou le camembert pourraient disparaître.

    Pour produire des fromages en grande quantité, les industriels ont sélectionné des souches de champignons correspondant aux cahiers des charges qu’ils se sont imposés. Les fromages doivent être attrayants, avoir bon goût, ne pas arborer de couleurs déroutantes, ne pas produire de mycotoxines, ces toxines sécrétées par les champignons, et surtout pousser rapidement sur le fromage qu’ils se doivent de coloniser. Ce faisant, le secteur de l’agro-alimentaire a exercé une pression de sélection sur les champignons si grande que les fromages, non fermiers et non protégés par une AOP, présentent aujourd’hui une diversité de micro-organismes extrêmement pauvre.
    Des bleus à bout de souffle

    « On a réussi à domestiquer ces organismes invisibles comme on l’a fait pour le chien, ou le chou, explique Jeanne Ropars. Mais il s’est produit pour les micro-organismes ce qu’il se produit à chaque fois qu’on sélectionne trop drastiquement des organismes, gros ou petits : cela a entraîné une très forte réduction de leur diversité génétique. En particulier chez les micro-organismes, les producteurs n’ont pas réalisé qu’ils avaient sélectionné un seul individu et que ça n’était pas durable à long terme. » Les micro-organismes sont capables de se reproduire de manière sexuée et asexuée, mais c’est le plus souvent la voie asexuée, via la production de lignées clonales, qui a été privilégiée par les industriels pour les multiplier. Résultat : ils ne peuvent plus se reproduire avec d’autres souches qui pourraient leur apporter du matériel génétique neuf, ce qui au bout d’un certain temps induit la dégénérescence de la souche en question.

    Les fromages bleus sont certes menacés mais leur situation est encore bien loin de celle du camembert, qui lui est au bord de l’extinction. Car cet autre symbole du terroir français n’est inoculé que par une seule et même souche de Penicillium camemberti et ce partout sur Terre. Cette souche est un mutant blanc sélectionné en 1898 pour inoculer les bries puis les camemberts dès 1902.
    Jusque dans les années 1950, les camemberts présentaient encore à leur surface des moisissures grises, vertes, ou parfois orangées.

    Problème, cette souche est depuis uniquement répliquée par multiplication végétative. Jusque dans les années 1950, les camemberts présentaient encore à leur surface des moisissures grises, vertes, ou parfois orangées. Mais les industriels peu friands de ces couleurs jugées peu attractives ont tout misé sur l’utilisation de la souche de P. camemberti albinos, complètement blanche et de surcroît duveteuse. C’est ainsi que le camembert a acquis sa croûte immaculée caractéristique.

    L’espèce proche génétiquement de P. camemberti, nommée Penicillium biforme, est aussi présente sur nos fromages car naturellement présente dans le lait cru, et montre une diversité génétique et phénotypique incroyable. On pourrait donc imaginer inoculer nos camemberts et bries avec du P. biforme. Si les amateurs veulent pouvoir continuer à manger du fromage, ils vont devoir apprendre à aimer la diversité des goûts, des couleurs et des textures, parfois au sein d’une même production. Et si notre patrimoine gustatif avait tout à y gagner ? ♦

    #Industrialisation #Industrie_agroalimentaire #Camembert

  • Vivre et lutter dans un monde toxique. #Violence_environnementale et #santé à l’âge du #pétrole

    Pour en finir avec les success stories pétrolières, voici une histoire des territoires sacrifiés à la transformation des #hydrocarbures. Elle éclaire, à partir de sources nouvelles, les #dégâts et les #luttes pour la santé au XXe siècle, du #Japon au #Canada, parmi les travailleurs et travailleuses des enclaves industrielles italiennes (#Tarento, #Sardaigne, #Sicile), auprès des pêcheurs et des paysans des « #Trente_Ravageuses » (la zone de #Fos / l’étang de# Berre, le bassin gazier de #Lacq), ou encore au sein des Premières Nations américaines et des minorités frappées par les #inégalités_environnementales en #Louisiane.
    Ces différents espaces nous racontent une histoire commune : celle de populations délégitimées, dont les plaintes sont systématiquement disqualifiées, car perçues comme non scientifiques. Cependant, elles sont parvenues à mobiliser et à produire des savoirs pour contester les stratégies entrepreneuriales menaçant leurs #lieux_de_vie. Ce livre expose ainsi la #tension_sociale qui règne entre défense des #milieux_de_vie et #profits économiques, entre santé et #emploi, entre logiques de subsistance et logiques de #pétrolisation.
    Un ouvrage d’une saisissante actualité à l’heure de la désindustrialisation des #territoires_pétroliers, des #conflits sur la #décarbonation des sociétés contemporaines, et alors que le désastre de #Lubrizol a réactivé les interrogations sur les effets sanitaires des dérivés pétroliers.

    https://www.seuil.com/ouvrage/vivre-et-lutter-dans-un-monde-toxique-collectif/9782021516081

    #peuples_autochtones #pollution #toxicité #livre

    • Ces territoires sacrifiés au pétrole

      La société du pétrole sur laquelle s’est bâtie notre prospérité ne s’est pas faite sans sacrifices. Gwenola Le Naour et Renaud Bécot, co-directeurs d’un ouvrage sur ce sujet, lèvent le voile sur les dégâts causés par cette « pétrolisation » du monde, en France et à l’étranger.

      Si le pétrole et ses produits ont permis l’émergence de notre mode de vie actuel, l’activité des raffineries et autres usines de la pétrochimie a abîmé les écosystèmes et les paysages et a des effets de long terme sur la santé humaine. Dans le livre qu’ils ont coordonné, Vivre et lutter dans un monde toxique (Seuil, septembre 2023), Gwénola Le Naour et Renaud Bécot lèvent le voile sur les dégâts causés par cette « pétrolisation » du monde, selon leurs propres mots. Ils ont réuni plusieurs études de cas dans des territoires en France et à l’étranger pour le démontrer. Un constat d’autant plus actuel que la société des hydrocarbures est loin d’être révolue : la consommation de pétrole a atteint un record absolu en 2023, avec plus de 100 millions de barils par jour en moyenne.

      À la base de votre ouvrage, il y a ce que vous appelez « la pétrolisation du monde ». Que recouvre ce terme ?
      Gwenola Le Naour1. Dans les années 1960, s’est développée l’idée que le pétrole était une énergie formidable, rendant possible la fabrication de produits tels que le plastique, les textiles synthétiques, les peintures, les cosmétiques, les pesticides, qui ont révolutionné nos modes de vie et décuplé les rendements agricoles. La pétrolisation désigne cette mutation de nos systèmes énergétiques pendant laquelle les hydrocarbures se sont imposés partout sur la planète et ont littéralement métamorphosé nos territoires physiques et mentaux.

      L’arrivée du pétrole et de ses dérivés nous est le plus souvent présentée comme une épopée, une success story. On a mis de côté la face sombre de cette pétrolisation, avec ses territoires sacrifiés comme Fos-sur-Mer, qui abrite depuis 1965 une immense raffinerie représentant aujourd’hui 10 % de la capacité de raffinage de l’Hexagone, ou Tarente, dans le sud de l’Italie, où se côtoient une raffinerie, une usine pétrochimique, un port commercial, une décharge industrielle et la plus grande aciérie d’Europe.

      Comment des territoires entiers ont-ils pu être ainsi abandonnés au pétrole ?
      Renaud Bécot2. L’industrie du pétrole et des hydrocarbures n’est pas une industrie comme les autres. Les sociétés pétrolières ont été largement accompagnées par les États. Comme pour le nucléaire, l’histoire de l’industrie pétrolière est étroitement liée à l’histoire des stratégies énergétiques des États et à la manière dont ils se représentent leur indépendance énergétique. L’État a soutenu activement ces installations destinées à produire de la croissance et des richesses. Pour autant, ces industries ne se sont pas implantées sans résistance, malgré les discours de « progrès » qui les accompagnaient.

      Des luttes ont donc eu lieu dès l’installation de ces complexes ?
      G. L. N. Dès le début, les populations locales, mais aussi certains élus, ont compris l’impact que ces complexes gigantesques allaient avoir sur leur environnement. Ces mobilisations ont échoué à Fos-sur-Mer ou au sud de Lyon, où l’installation de la raffinerie de Feyzin et de tout le complexe pétrochimique (le fameux « couloir de la chimie ») a fait disparaître les bras morts du Rhône et des terres agricoles... Quelques-unes ont cependant abouti : un autre projet de raffinerie, envisagé un temps dans le Beaujolais, a dû être abandonné. Il est en revanche plus difficile de lutter une fois que ces complexes sont installés, car l’implantation de ce type d’infrastructures est presque irréversible : le coût d’une dépollution en cas de fermeture est gigantesque et sans garantie de résultat

      Les habitants qui vivent à côté de ces installations finissent ainsi par s’en accommoder… En partie parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, et aussi parce que les industriels se sont efforcés dès les années 1960-1970 et jusqu’à aujourd’hui de se conduire en « bons voisins ». Ils négocient leur présence en finançant par exemple des infrastructures culturelles et/ou sportives. Sans oublier l’éternel dilemme entre les emplois apportés par ces industries et les nuisances qu’elles génèrent. Dans le livre, nous avons qualifié ces arrangements à l’échelle des districts pétrochimiques de « compromis fordistes territorialisés ».

      Que recouvre ce terme de compromis ?
      R. B. En échange de l’accaparement de terres par l’industrie et du cortège de nuisances qui l’accompagne, les collectivités locales obtiennent des contreparties qui correspondent à une redistribution partielle des bénéfices de l’industrie. Cette redistribution peut être régulière (via la taxe professionnelle versée aux communes jusqu’en 2010, notamment), ou exceptionnelle, après un accident par exemple. Ainsi, en 1989, après une pollution spectaculaire qui marque les habitants vivant près de Lubrizol en Normandie, l’entreprise a versé 100 000 francs à la municipalité du Petit-Quevilly pour qu’elle plante quatre-vingts arbres dans la ville...

      Mais ce type de compromis a également été très favorable aux industries en leur offrant par exemple des allégements fiscaux de long terme, comme en Sicile près de Syracuse où se situe l’un des plus grands sites chimiques et pétrochimiques qui emploie plus de 7 000 personnes, voire une totale exonération fiscale comme en Louisiane, sur les rives du Mississippi. Des années 1950 aux années 1980, pas moins de 5 000 entreprises sur le sol américain – majoritairement pétrochimiques, pétrolières, métallurgiques ainsi que des sociétés gazières – ont demandé à bénéficier de ces exonérations, parmi lesquelles les sociétés les plus rentables du pays telles que DuPont, Shell Oil ou Exxon...

      Ces pratiques, qui se sont développées surtout lors des phases d’expansion de la pétrochimie, rendent plus difficile le retrait de ces industries polluantes. Les territoires continuent de penser qu’ils en tirent un bénéfice, même si cela est de moins en moins vrai.

      On entend souvent dire, concernant l’industrie pétrolière comme le nucléaire d’ailleurs, que les accidents sont rares et qu’on ne peut les utiliser pour remettre en cause toute une industrie… Est-ce vraiment le cas ?
      G. L. N. On se souvient des accidents de type explosions comme celle de la raffinerie de Feyzin, qui fit 18 morts en 1966, ou celle d’un stock de nitrates d’ammonium de l’usine d’engrais AZF à Toulouse en 2001, qui provoqua la mort de 31 personnes – car ils sont rares. Mais si l’on globalise sur toute la chaîne des hydrocarbures, les incidents et les accidents – y compris graves ou mortels pour les salariés – sont en réalité fréquents, même si on en entend rarement parler au-delà de la presse locale (fuites, explosions, incendies…). Sans oublier le cortège des nuisances liées au fonctionnement quotidien de ces industries, telles que la pollution de l’air ou de l’eau, et leurs conséquences sur la santé.

      Pour qualifier les méfaits des industries pétrochimiques, sur la santé notamment, vous parlez de « violence lente ». Pouvez-vous expliquer le choix de cette expression ?
      G. L. N. Cette expression, créée par l’auteur nord-américain Rob Nixon, caractérise une violence graduelle, disséminée dans le temps, caractéristique de l’économie fossile. Cette violence est également inégalitaire car elle touche prioritairement des populations déjà vulnérables : je pense notamment aux populations noires américaines de Louisiane dont les générations précédentes étaient esclaves dans les plantations…

      Au-delà de cet exemple particulièrement frappant, il est fréquent que ces industries s’installent près de zones populaires ou touchées par la précarité. On a tendance à dire que nous respirons tous le même air pollué, or ce n’est pas vrai. Certains respirent un air plus pollué que d’autres. Et ceux qui habitent sur les territoires dévolus aux hydrocarbures ont une qualité de vie bien inférieure à ceux qui sont épargnés par la présence de ces industries.

      Depuis quand la nocivité de ces industries est-elle documentée ?
      G. L. N. Longtemps, les seules mesures de toxicité dont on a disposé étaient produites par les industriels eux-mêmes, sur la base des seuils fixés par la réglementation. Pourtant, de l’aveu même de ceux qui la pratiquent, la toxicologie est une science très imparfaite : les effets cocktails ne sont pas recherchés par la toxicologie réglementaire, pas plus que ceux des expositions répétées à faibles doses sur le temps long. De plus, fixer des seuils est à double tranchant : on peut invoquer les analyses toxicologiques pour protéger les populations, l’environnement, ou les utiliser pour continuer à produire et à exposer les gens, les animaux, la nature à ces matières dangereuses. Ainsi, ces seuils peuvent être alternativement présentés comme des seuils de toxicité, ou comme des seuils de tolérance… Ce faisant, la toxicologie produit de l’imperceptibilité.

      R. B. Des études alternatives ont cependant commencé à émerger, avec des méthodologies originales. Au Canada, sur les territoires des Premières Nations en Ontario, au Saskatchewan précisément, une étude participative a été menée au cours de la décennie 2010 grâce à un partenariat inédit entre un collectif de journalistes d’investigation et un groupe de chercheurs. En distribuant très largement des kits de mesure, peu coûteux et faciles d’utilisation, elle a permis de démontrer que les populations étaient exposées aux sulfures d’hydrogène, un gaz toxique qui pénètre par les voies respiratoires. Grâce à cette démarche participative, des changements de règlementation et une meilleure surveillance des pollutions ont été obtenus. Il s’agit d’une réelle victoire qui change la vie des gens, même si l’industrie n’a pas été déplacée.

      Qu’en est-il des effets sur la santé de tous ces polluants ? Sont-ils documentés ?
      G. L. N. En France, les seuls travaux menés à ce jour l’ont été autour du gisement de gaz naturel de Lacq, exploité de 1957 à 2013 dans les Pyrénées. Une première étude, conduite en 2002 par l’université, concluait à un surrisque de cancer. Deux autres études ont été lancées plus récemment : une étude de mortalité dévoilée en 2021, qui montre une plus forte prévalence des décès par cancer, et une étude de morbidité toujours en cours. À Fos-sur-Mer, l’étude « Fos Epseal », conduite entre 2015 et 20223, s’est basée sur les problèmes de santé déclarés par les habitants. Ses résultats révèlent que près des deux-tiers des habitants souffrent d’au moins une maladie chronique – asthme, diabète –, ainsi que d’un syndrome nez-gorge irrités toute l’année qui n’avait jamais été identifié jusque-là.

      R. B. Ce que soulignent les collectifs qui évoquent des problèmes de santé liés à l’industrie pétrochimique – maladies chroniques de la sphère ORL, diabètes, cancers, notamment pédiatriques, etc. –, c’est la difficulté de prouver un lien de corrélation entre ces maladies et telle ou telle exposition toxique.

      L’épidémiologie conventionnelle ne le permet pas, en tout cas, car elle travaille à des échelles larges, sur de grands nombres, et est mal adaptée à un déploiement sur de plus petits territoires. C’est pourquoi les collectifs militants et les scientifiques qui travaillent avec eux doivent faire preuve d’inventivité, en faisant parfois appel aux sciences humaines et sociales, avec des sociologues qui vont recueillir des témoignages et trajectoires d’exposition, des historiens qui vont documenter l’histoire des lieux de production…

      Cela suppose aussi la mise au point de technologies, d’outils qui permettent de mesurer comment et quand les gens sont exposés. Cela nécessite enfin une coopération de longue haleine entre chercheurs de plusieurs disciplines, militants et populations. Car l’objectif est d’établir de nouveaux protocoles pour mieux documenter les atteintes à la santé et à l’environnement avec la participation active de celles et ceux qui vivent ces expositions dans leurs chairs.

      https://lejournal.cnrs.fr/articles/ces-territoires-sacrifies-au-petrole

  • Des #cités_antiques en #Amazonie | CNRS Le journal
    https://lejournal.cnrs.fr/articles/des-cites-antiques-en-amazonie

    La vallée d’#Upano se situe dans la région amazonienne du piémont andin. Elle est insérée entre deux cordillères et mesure une centaine de kilomètres de long sur une vingtaine de large. Elle est surplombée par le #volcan_Sangay, en état constant d’éruption depuis des décennies et dont les rejets rendent la région particulièrement fertile. Les agriculteurs locaux m’ont dit qu’ils obtenaient trois récoltes de maïs par an, c’est énorme !

    […] Nous avons identifié et fouillé des plateformes en terre qui servaient à isoler des bâtiments du sol humide, ainsi que des places, des chemins et des routes. La première occupation de la vallée commence environ en 500 avant notre ère pour durer jusqu’en 400-600 de notre ère.

    […] La vallée d’Upano a abrité de véritables cités, densément peuplées et conçues en damier en pleine #forêt_tropicale. Leur réseau est incroyablement complexe, avec des rues, des chemins vers les rivières, des routes primaires et secondaires… Les grands axes sont parfaitement rectilignes, faisant jusqu’à treize mètres de large, et traversent la vallée en faisant fi de son relief naturel. Ils coupent aussi bien des ravins que des élévations. Un tel réseau réclame une véritable #planification, ce qui montre que les différentes implantations de la vallée sont contemporaines.

    L’insistance à passer outre tous les obstacles, alors qu’il serait souvent plus simple de les contourner, suggère fortement que ces routes avaient une fonction symbolique. Elles peuvent avoir été un moyen d’imprimer dans le sol les relations entre voisins, et servir à des processions et des visites ritualisées, comme on peut encore le voir dans les villages annulaires du haut Xingu en Amazonie brésilienne.

    Certaines plateformes sont encore plus hautes, jusqu’à dix mètres. Ici, pas de soubassements d’habitations, mais on suppose que ces espaces étaient plutôt consacrés à des cérémonies collectives. De tels systèmes urbains ont été découverts chez les Mayas du Guatemala ou à Teotihuacan, au Mexique. La grande différence est qu’il n’y a pas de constructions en pierre dans l’Upano. En plus, il n’y a aucun site semblable en Amazonie précolombienne, y compris au Brésil.

    […] Leur culture disparaît brusquement après un millénaire, autour de 400-600, sachant qu’il n’y avait alors pas d’écriture dans la région.

    […] J’ai une hypothèse, hélas non confirmée, sur cette disparition. Les fouilles ont montré, au-dessus des derniers niveaux d’habitation, plusieurs couches noires qui évoquent des éruptions volcaniques. Mais, les datations ne correspondent à aucun évènement suffisamment catastrophique pour faire fuir tout le monde. C’est peut-être une série d’éruptions plus petites, mais plus nombreuses, qui a fini par décourager les habitants, ou alors une #crise_climatique. Ils auraient alors pu partir vers le sud, au Pérou, où l’on retrouve des céramiques similaires à celles d’Upano. Seule une société spécialisée et stratifiée a pu construire un réseau aussi vaste et complexe que dans la vallée d’Upano. Or, on sait que les sociétés urbanisées et hiérarchisées sont moins résilientes aux aléas climatiques. Peut-être que cette civilisation a tout simplement implosé au profit d’un retour à une organisation tribale et forestière. Nous n’avons pas d’explication ferme à proposer pour le moment. Mais, la recherche se poursuit…

    #archéologie_du_paysage #lidar

  • Le Soleil se réveille
    https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-sciences-du-week-end/le-soleil-se-reveille_6052208.html

    Le billet sciences du weekend avec Mathilde Fontez, rédactrice en chef du magazine scientifique Epsiloon s’intéresse aux spécialistes du Soleil qui sonnent l’alerte  : notre étoile est très active en ce moment.

    franceinfo : L’activité du Soleil est plus intense que prévu ?

    Mathilde Fontez : Oui, et ça commence à se voir sur Terre  : en mars dernier, une tempête solaire a provoqué des aurores boréales dans 30 états américains. Fin février, on avait même pu voir une aurore au Mont-Saint-Michel. Normalement, elles ne se forment seulement qu’aux hautes latitudes. Le fait qu’on puisse en observer jusqu’en Normandie, ça indique des tempêtes solaires très intenses.

    Et il y a aussi les taches à la surface du Soleil, que surveillent les chercheurs, parce qu’elles traduisent l’activité de l’étoile. Elles vont dans le même sens  : il y en avait 159 en juillet, 115 en août, c’est beaucoup, c’est un niveau jamais vu depuis 20 ans. Donc oui, le soleil se réveille. On semble être en train de s’acheminer vers un maximum d’activité, d’ici un an. Voire d’ici la fin de l’année 2023, selon certains chercheurs.

    Un maximum solaire, ça veut dire plus de tempêtes solaires  ?

    Plus d’éruptions solaires oui  : le plasma à la surface du soleil s’agite et propulse des jets de matière et de radiations dans l’espace, qui arrivent parfois jusqu’à la Terre. Ce phénomène est normal  : on sait depuis longtemps que le Soleil suit un cycle d’à peu près 11 ans, où il passe d’un minimum à un maximum d’activité.

    Le premier cycle répertorié, a eu lieu entre 1755 et 1766. Là, nous sommes dans le cycle 25, qui a commencé en 2019. Sauf que les chercheurs s’attendaient à ce que le pic soit atteint en 2025, ça va plus vite que prévu. Ce cycle semble aussi très intense, en particulier par rapport au précédent, qui avait été très doux.

    Qu’est-ce qui se passe  ?

    On ne sait pas. Je vous rassure, personne ne soupçonne que le Soleil se détraque. Ce qu’on voit surtout, c’est que les spécialistes ont encore du mal à prédire l’intensité, le rythme de l’activité du Soleil. On ne comprend pas assez finement la physique de l’étoile, pour faire des prédictions fiables. Même avec les modèles les plus pointus qui cumulent toutes les données un peu comme le font les modèles climatiques, ça ne marche pas.

    Ce maximum qui arrive, va donc être particulièrement scruté par les chercheurs, pour essayer d’améliorer les modèles. En croisant les doigts pour que les plus fortes éruptions ne partent pas vers la Terre. Parce que c’est ça l’enjeu  : ces bouffées de particules peuvent ioniser la haute atmosphère terrestre, et créer des pannes de radio et de satellites à grande échelle. D’où l’importance de les prévoir.