• « Insurrection et communisation : repenser l’émancipation sociale radicale à l’ère des catastrophes »

    La production d’une autre forme de socialisation, d’une forme d’interdépendance humaine émancipée, consiste à multiplier et à généraliser les actes qui, au cours de la lutte, permettent d’abord d’affaiblir les formes sociales capitalistes – puis de les supprimer – en permettant à différents groupes sociaux de se joindre à la lutte et en sapant la force de la réaction organisée politiquement et militairement dans l’État et ses agents. Il n’est pas possible d’abolir immédiatement le cadre de socialisation capitaliste, mais il est possible de mettre en œuvre une praxis qui remet immédiatement en question ses fondements. En ce sens, bien que j’aie dit plus haut qu’il ne peut y avoir de recette généralisée pour la production consciente du communisme, on pourrait dire que la maxime “que personne n’ait faim” résume le contenu d’une mesure communiste fondamentale pour la continuité de l’insurrection et son renforcement au fur et à mesure de son déroulement. Seules les mesures communistes concrètes qui permettent d’orienter la reproduction sociale vers la satisfaction directe des besoins et la production de temps libre peuvent permettre au processus insurrectionnel de se maintenir, de s’étendre et finalement de triompher.

    http://dndf.org/?p=21329

    #communisation

  • Marchandise éternelle

    L’actualité récente de la lutte contre les PFAS ressemble étrangement au mouvement des agriculteurs du début d’année 2024. D’un côté, la santé des gens malmenée face à la dissémination de produits chimiques dans les corps vivants. De l’autre, la défense des activités économiques, dont l’immense et précieuse productivité dépend de l’utilisation de ces produits. Défense qui conduit à relativiser la pollution, et à demander toujours plus d’études et de « preuves » que ces produits chimiques sont effectivement nocifs - preuves qui n’auront pas, on le sait bien, comme conséquence l’interdiction des dits produits, mais qui y contribueront... un jour.

    De façon spectaculaire, afin de sauvegarder leur activité économique menacée par un projet de loi contre les PFAS, des salariés -auxquels leur patron avait offert un jour de congé- se sont rendus à la capitale pour manifester contre ce projet de loi. On ne saurait toutefois ramener une telle manifestation au pouvoir des dirigeants de cette entreprise. C’est en toute bonne foi que des agents économiques défendent leur gagne-pain, avant toute autre chose. Et quand ils demandent des "solutions", ils ne demandent pas des solutions techniques (pour se passer d’un produit chimique problématique), mais des solutions économiques. Et immédiates.

    Comme dans l’agriculture, face à la pollution, la question n’est pas de savoir s’il est techniquement possible ou non de "moins polluer", toute chose égale par ailleurs. On le sait bien : dans l’absolu, l’humanité peut vivre sans PFAS, sans pesticides.

    Mais dans une société marchande, ce n’est pas possible. Ne pas utiliser ces produits chimiques, c’est ne pas pouvoir produire industriellement les marchandises dont la norme de productivité impose, pour le marché mondial, de les utiliser. Ne pas utiliser d’insecticides c’est, pour un agriculteur, ne pas produire. Ne pas utiliser de PFAS, c’est ne pas pouvoir produire. Ne pas vendre, ne serait-ce que sur une courte période de temps, c’est arrêter de produire, donc détruire les précieux emplois rémunérés (car des besoins non rémunérables et non répondus, il y en a pléthore).

    Le quiproquo est donc permanent et la confusion totale, puisque d’un côté, on fait semblant de débattre pour savoir si un produit chimique est "essentiel" pour tel ou tel usage. Alors qu’en réalité, seul le critère de rentabilité, au principe de toute activité économique, compte véritablement. Quand le député Nicolas Thierry arrive avec sa proposition de restriction des PFAS, il a en amont vérifié, non pas qu’il existe une "alternative" aux PFAS, mais que le tissu industriel a déjà réussi à s’en passer, en restant compétitif sur le marché.

    Autrement dit, la possibilité d’une loi de restriction des polluants ne vient qu’en deuxième, une fois que l’appareil industriel a déjà pu mettre en place une alternative rentable. La manifestation des salariés de l’entreprise SEB utilisant des fluoropolymères, aboutissant à retirer du périmètre d’interdiction l’activité de leur entreprise, n’est qu’une confirmation de cette loi sociale fondamentale des sociétés marchandes mondialisées : aucune norme sociale ne sera plus forte que celle émanent du champ économique.

    Les débats politiques, les "responsables" politiques, n’ont pas d’influence sur cette loi et il est problématique de prétendre le contraire : on ne fait que reculer la prise en compte du blocage profondément marchand qui empêche d’agir efficacement contre les pollutions. Ce que l’on demande à un "responsable" politique c’est avant tout de respecter cette loi et toute tentative de sortir du cadre donnera lieu à une réponse rapide et sans ambiguïté du champ économique. Et ce ne sont pas toujours les grandes figures capitalistes que sont les patrons qui se donnent la peine de s’exprimer quand une ligne rouge est franchie (par une simple tribune dans un journal économique il est possible de décourager un ministre de mener une politique contre des intérêts économiques). Toute la société est impliquée dans le mouvement tautologique de l’argent désormais mondial, puisque c’est lui qui fait travailler les gens et leur donne un revenu, et qu’aucun besoin ne saurait être répondu sans en passer par une activité rémunérée.

    Mais également, c’est tout l’appareil d’Etat et ses services qui sont nécessairement impliqués dans la défense du statut quo marchand, et donc des pollutions, puisque c’est le mouvement de l’argent qui permet à l’Etat de fonctionner, et c’est le développement de l’Etat qui a historiquement imposé aux sociétés de devenir marchandes de bout en bout, c’est-à-dire capitalistes. On ne comprendrait pas, autrement, pourquoi les services de l’Etat chargés de protéger la population et l’environnement sont si peu zélés à intervenir sur les activités industrielles, et minimisent systématiquement l’importance des pollutions induites, qu’il s’agisse des pollutions chroniques pas même prises en compte, que des pollutions bien plus visibles et médiatisées lors d’accidents industriels.

    Sans avoir en tête cette loi sociale fondamentale, il est difficile de comprendre pourquoi l’utilisation de produits toxiques se développe toujours plus, et pourquoi les politiques comme la société en général sont si impuissants à reprendre en main leur destinée - pour avoir confié celle-ci au fétiche monétaire, et son corollaire, le travail humain soumis intégralement à son mouvement.

    Se satisfaire d’une loi minimale qui prétend avoir agi sur la source du problème, en dédouanant totalement l’activité industrielle dans sa nature marchande même, alimente la confusion dans la tête des gens et nous éloigne radicalement de solutions réelles pour stopper net les pollutions chimiques et l’accélération du désastre qu’est la production marchande planétaire.

    S’attaquer par le petit bout de la lorgnette aux pollutions, au cas par cas, sans s’interroger sur les causes globales, en ne traitant les problèmes que sous le prisme de la « volonté politique », c’est au contraire manquer de courage, et participer à la cogestion de la crise du capitalisme dans l’intérêt supérieur de la société marchande et de la poursuite du mouvement tautologique de l’argent, qui impose de mettre en second plan tous les autres aspects de la vie, y compris sa préservation face aux pollutions chimiques contre lesquels ces "responsables" politiques entendaient lutter.

    Toutes les personnes qui luttent contre les PFAS savent que, si il y en a partout, c’est parce que "c’est pratique et pas cher" - et non parce que le personnel politique de tel ou tel pays n’aurait pas fait voter la bonne loi. Mais bien peu sont choqués qu’un tel critère, dans toute son indigence, gouverne tout bonnement la présence des objets qui nous entourent, et pas seulement ceux comportant des PFAS.

    Au lieu de lutter contre chaque pollution séparément, et perdre les gens à cause de l’expertise qu’il faut déployer à chaque fois pour discuter du degré acceptable de toxicité, on ferait mieux d’adopter une toute autre stratégie de lutte. Puisque l’indigence du critère monétaire gouverne également toutes les autres nuisances (du réchauffement climatique à l’accumulation des déchets plastiques), et qu’aucune entente mondiale ne viendra réglementer le commerce mondialisé par le haut, être réellement écologiste implique d’être également post-monétaire afin d’amener l’impensable à être pensé : sortir de la torpeur marchande pour une toute organisation sociale et répondre enfin décemment à nos besoins. Comment le faire ? Puisse le caractère "éternel" de ces polluants être suffisamment choquant pour provoquer cette nécessaire discussion.

    #pfas #écologie #marchandise

    • Puisque l’indigence du critère monétaire gouverne également toutes les autres nuisances (du réchauffement climatique à l’accumulation des déchets plastiques), et qu’aucune entente mondiale ne viendra réglementer le commerce mondialisé par le haut, être réellement écologiste implique d’être également post-monétaire afin d’amener l’impensable à être pensé : sortir de la torpeur marchande pour une toute organisation sociale et répondre enfin décemment à nos besoins. Comment le faire ?

      La torpeur, ce sont les « masses » qui la subissent. Les donneurs d’ordre font plutôt dans l’activisme (marchand). Quant au commerce mondialisé, je serais plutôt pour son abolition plutôt que sa régulation. Mais maintenant, « que faire » ?
      Réfléchir en premier lieu sur des actions qui impacteront durablement l’accumulation de capital financier, patrimonial, et humain en tant que « ressource » et force reproductive de cette accumulation. De ce point de vue, nous avons cependant une pandémie dont on a décrété qu’elle circulerait à bas bruit. Et les effets néfastes sont déjà là, puisque la presse financière s’inquiète des impacts Covid sur la bonne santé de ses forces reproductives. Comment ne pas voir la relation entre cette dégradation de la santé du cheptel (reproductif) et la promotion obstinée des robots qualifiés d’"intelligences artificielles" ? Comment interpréter les solutions à court terme que sont les restrictions sur les arrêts maladie et l’indemnisation du chômage, le démantèlement de la sécurité sociale gérée paritairement entre partenaires dits « sociaux » sinon comme une injonction faite aux masses laborieuse de supporter « quoiqu’il en coûte » son enchaînement à la machine ? Même s’ils mettent des purificateurs d’air dans les lieux où ils organisent leurs sauteries, les membres de la caste dominante n’ont qu’une courte vue sur l’avenir de la planète et du genre humain et leur seule ligne c’est : "après nous le déluge mais que nos héritiers apprennent à bien couper les griffes des « sauvageons » qui pourront encore un temps satisfaire notre désir d’accumulation.
      Le problème est rudement posé : les « élites » nous imposent la guerre. Nous devons leur rendre la pareille.

  • Robert Kurz et la fin de toute forme d’argent

    L’effondrement de la modernisation a été écrit après la chute du mur de Berlin et a alors été un succès de librairie.

    Voici les dernières lignes de ce livre :

    Il est aujourd’hui probablement possible de s’entendre avec beaucoup de personnes pour dire que la « raison sensible » est devenue aussi indispensable qu’un morceau de pain, et que c’est précisément la logique abstraite et autonomisée de la rentabilité qui détruit le monde. Mais le sujet de la marchandise devient frileux et récalcitrant dès qu’il se rend compte que cela signifierait en conséquence la fin de toute forme d’argent - et donc la possibilité d’en gagner-, c’est-à-dire celle du fameux rapport marchandise-argent, hors duquel il ne connaît ni ne veut connaître ou développer d’autres formes de relation sociale. La critique de l’argent est immédiatement identifiée à une « utopie » irréalisable, alors que dans les conditions données, c’est exactement le contraire. « Comment cela est-il censé fonctionner en pratique ? », cette question, si elle était posée sérieusement, pourrait certainement déboucher sur des résultats concrets, une réflexion sociale et un processus pratique. Mais elle s’en tient au niveau d’une rhétorique péjorative et défensive.

    Personne ne peut prétendre connaître la voie royale pour sortir de la misère ; personne n’a dans son chapeau un programme d’abolition de la marchandise moderne. Le problème est que nous n’avons jusqu’à présent même pas commencé à en discuter. « Comment cela est-il censé fonctionner en pratique ? » Cette contre-question plus que justifiée est toujours ré-enfermée dans la logique dominante de destruction. Les passagers du Titanic veulent rester sur le pont et l’orchestre doit continuer à jouer. Si nous avons affaire à la « fin de l’histoire », ce ne sera pas un happy end.

    Il ne sert plus à rien d’opposer le marché à l’Etat, et réciproquement. L’échec de l’Etat et l’échec du marché sont les mêmes, car la forme sociale de reproduction de la modernité a fondamentalement perdu sa capacité à fonctionner, et donc son pouvoir d’intégration. Alors que les composantes occidentales du système global de production de marchandises commencent à subir les conséquences de la crise aussi durement que le reste du monde, toute attitude fuyante venant de la théorie comme de la pratique devient insoutenable. Hic Rhodus, hic salta.

    #critique-de-la-valeur #post-monétaire

  • Les salariés de Tefal contre une interdiction des PFAS.

    « Touche pas à ma poêle » : les salariés de Tefal contre une interdiction des PFAS. Plusieurs centaines de salariés du groupe SEB se sont rassemblés devant l’Assemblée nationale, le 3 avril, pour protester contre l’interdiction possible des polluants éternels.
    (...)
    À en croire certains employés, ce virage [abandonner les PFAS] pourrait cependant être complexe. 90 % des poêles produites par Tefal contiennent du PTFE, signale Christian Genton, délégué syndical central CFE-CGC sur le site de Rumilly. Et 70 % de cette même production est exportée vers le Japon, l’Allemagne, la Pologne ou le Portugal, qui autorisent encore les produits contenant des PTFE.

    https://reporterre.net/Touche-pas-a-ma-poele-les-salaries-de-Tefal-contre-une-interdiction-des-

    Robert Kurz :

    Il y a d’une part les intérêts fondamentaux (matériels, sociaux et culturels) des hommes, et qui correspondent à leurs besoins historiques. Mais, d’autre part, ce contenu est lié à la forme capitaliste. Ainsi, le contenu réel des besoins apparaît comme secondaire, seul l’intérêt capitalistiquement constitué sous sa forme-argent (salaire et profit) est perçu directement. Il est inévitable que l’on essaie de faire valoir les vrais besoins ou les intérêts fondamentaux d’abord sous la forme capitaliste dominante. Mais quand on ne voit plus la différence entre le contenu et la forme, cet intérêt se retourne contre ses porteurs. Ceux-ci feront alors dépendre leurs intérêts, qu’ils le veuillent ou non, du fait que la valorisation du capital fonctionne. Ils se transforment ainsi eux-mêmes en un « sujet objectif » qui soumet sa vie aux lois du capital et pour qui cette soumission est normale.

    (...)

    Les syndicats sont désormais habitués non pas à fonder leurs revendications sur les besoins de leurs membres, mais à présenter ces besoins comme une contribution à la meilleure marche du système. Ainsi, on prétend que des salaires plus élevés sont nécessaires pour consolider la conjoncture et qu’ils sont possibles parce que le capital engrange des superbénéfices. Mais lorsqu’il devient manifeste que la valorisation du capital s’immobilise, cette attitude mène au renoncement volontaire et à la cogestion de la crise dans l’ « intérêt supérieur » de l’économie d’entreprise, des lois du marché, de la Nation, etc. Cette fausse conscience existe non seulement chez les bureaucrates, mais aussi dans ce que l’on appelle la base.

    http://palim-psao.over-blog.fr/article-theorie-de-marx-crise-et-depassement-du-capitalisme-a-p

    #critique-de-la-valeur #pfas

    • Ça me rappelle le soutien de la CGT aux grèves dans les usines d’armement françaises … j’en ai un peu marre parfois de bouffer des patates parce qu’un jour j’ai fait certains choix de vie, notamment de ne jamais bosser pour la chimie, le nucléaire, l’armée ou la pub, bon, y reste pas grand chose après ça, mais merde j’en connais un paquet de gens qui ont renoncé au fric et au confort pour défendre leurs idées généreuses, et évidemment c’est pas facile tout les jours de tenir la barre à contre courant. Mais du coup j’avoue que je prends la haine de voir des personnes tellement abruties dans leur vie aller jusqu’à défendre leur petite place même si leur taf est toxique, dangereux et merdique pour le monde entier et que leurs patrons sont des grosses pourritures qui les exploitent sans vergogne.

    • dans l’article de Reporterre :

      Sophie Binet, a elle aussi pris position en ce sens dans les colonnes de L’Humanité, arguant que les besoins humains et la planète devaient « primer » sur les intérêts économiques et financiers, et que des alternatives pouvaient être trouvées.

      Des alternatives à la société marchande ?

    • Car ce qui est remarquable c’est que la critique écologiste et de gauche (qui n’a pas lu Kurz) partage avec les salariés pollueurs la même défense de la société marchande. Ils n’en démordent pas : il y des alternatives à l’emploi, on peut maintenir l’activité économique, créer des emplois, etc.

      Je ne sais pas quel discours est le plus choquant à la fin.

      Accessoirement, le PTFE ne se trouvent pas que dans les poêles. https://fr.wikipedia.org/wiki/Polyt%C3%A9trafluoro%C3%A9thyl%C3%A8ne
      Et si l’on parle de l’ensemble des fluoropolymères c’est encore pire... « Touche pas à mon vélo électrique » ?

      Si on a mis des PFAS partout, c’est parce que c’est pratique et pas cher. Cela le député écolo, et tous ceux qui s’intéressent aux PFAS, le savent parfaitement. Par contre, à un moment, faut conclure et arrêter de faire le béta en disant qu’il y a des « alternatives » aux PFAS... dans une société marchande. Car dans une société marchande, renoncer à des produits pratiques et pas chers, c’est pas possible.

      Les écolos ne comprennent pas que les acteurs économiques sont englués dans cette société marchande, ce n’est pas une affaire de conscience et de bonne volonté. Donc le discours écolo ne peut passer et contribue à la crispation sociale générale. Si c’est le cas, c’est que faute de critiquer la société marchande et ce qu’elle nous impose, ils critiquent finalement les comportements des autres en tant qu’ils relèveraient de choix.

      S’attaquer par le petit bout de la lorgnette aux pollutions, au cas par cas, sans s’interroger sur les causes globales, en ne traitant que les problèmes que sous le prisme de la « volonté politique », voilà ce que font les écolos, qui sont devenus les nouveaux syndicalistes du monde contemporain, participant à la cogestion de la crise dans l’intérêt supérieur de la société marchande.

  • Chacun sa place à l’ombre
    https://artifices.blog/2024/02/07/chacun-sa-place-a-lombre

    Le mouvement de révolte agricole qu’ont récemment connu la #France et l’#Europe augure les prémisses de luttes dans et contre la restructuration en germe du rapport entre le capital et le travail. Cette restructuration, au niveau de l’agro-industrie, se donnant comme traits principaux la décarbonisation, la généralisation du numérique et la fragmentation des échanges internationaux, est en train de bouleverser la dynamique à l’œuvre jusqu’ici. Ce que nous observons est une lutte à la fois entre fractions capitalistes cherchant à trouver une place au soleil dans un nouveau régime d’accumulation, et une partie de la classe moyenne rurale luttant contre sa prolétarisation définitive. Tant que ces deux classes luttent ensemble, sous l’égide de la vieille idéologie agrarienne et paysanne fascisante, aucune perspective émancipatrice ne pourra s’esquisser. Tout l’intérêt réside ainsi dans les perspectives d’explosion de ces intérêts contradictoires.

    #agriculture

  • point sur la situation du mouvement des agriculteurs

    Le mouvement est encore largement dominé par le syndicat majoritaire FNSEA qui a pris le train en marche, les protestations ayant démarré spontanément et pas forcément sous une bannière syndicale. Si cette domination est possible, c’est que les dominés partagent avec ses dominants les mêmes principes de vision du monde. D’un côté l’agriculture a reposé sur un modèle d’organisation familiale et entrepreneuriale, et c’est là aussi la représentation que les non-agriculteurs ont de l’agriculture, expliquant le soutien de la population au mouvement : une agriculture familiale et nourricière, organisée autour de la ferme où habite l’agriculteur au milieu des champs qu’il cultive avec ses tracteurs. C’est ce modèle qui est défendu par les agriculteurs qui manifestent.

    Cependant, les revendications syndicales et plus largement l’ethos professionnel des agriculteurs familiaux-indépendants ont conduit mécaniquement à sa propre disparition. Ce que les agriculteurs d’aujourd’hui subissent - la menace de disparaître par absence de rentabilité - les fermes d’hier aujourd’hui disparues l’ont subi de la même façon depuis 1945. On peut juger les revendications de la FNSEA bêtement productiviste, et même carrément viriliste : oui à la compétition économique pourvu qu’on en soit les gagnants. Et quand on échoue dans cette compétition, c’est que c’est qu’elle est « déloyale ». On revendique une sorte de « souveraineté » dans le choix de continuer à produire en France certaines denrées, ce serait donc ok pour fermer les frontières... mais seulement dans un seule sens. Le libre échange oui mais seulement quand ça arrange.

    En face, on entend un autre son de cloche émanant de la Confédération paysanne tentant de recentrer le débat sur les revenus et les prix, et souhaitant remettre en cause le « libre-échange », c’est-à-dire en fait les échanges marchands entre le territoire national et l’extérieur. Cela suppose que c’est ok pour une concurrence libre à l’intérieur du territoire national, celle qui a justement conduit à la diminution du nombre d’agriculteurs à l’après-guerre (ceux qui n’ont pas pris le train en marche de la mécanisation, des engrais, de l’endettement bancaire).

    Autre problème : les rendements agricoles étant bouleversés et incertains du fait de l’instabilité climatique, on peut anticiper que bien des régions dans le monde ne pourront pas se nourrir d’elles-mêmes via les territoires qui l’entourent immédiatement. Certains territoires vont produire plus tendanciellement, du fait du réchauffement climatique, d’autres moins. La difficulté à anticiper cela conjuguée à des déséquilibres de productions entre territoires devrait inciter à imaginer que les produits agricoles doivent continuer à circuler entre territoires et parcourir de grandes distances. Le problème est que cette « solidarité » entre territoires et régions du monde éloignées n’est amenée que par la bande, comme effet de bord des échanges marchands et des intérêts géopolitiques. C’est selon des intérêts économiques et politiques bien compris que les gens sont nourris sur cette planète, et non par des activités simplement nourricières.

    Dès lors, on peut se demander comment on peut relever les revenus des agriculteurs autrement qu’en abaissant leurs charges, selon une pure logique concurrentielle marchande. Les fameuses « normes » sensées introduire d’autres critères que la rentabilité pour décider quoi produire sont forcément difficiles à tenir dans la durée. Les « normes » qui sont tenables sont celles qui accroissent la rentabilité et éliminent les fermes les moins performantes. Les normes difficiles à imposer sont celles qui pour être tenables devraient être installées pour tous les concurrents, à l’échelle mondiale. Ce qui est impossible. La situation est donc inextricable, puisqu’il s’agit de faire une chose et son contraire. Maintenir la nature marchande de l’activité agricole, tout en lui ajoutant d’autres critères qui handicapent sa rentabilité, donc qui menace l’existence même de la production alimentaire ! Alors que la production et ses intrants dépend des échanges internationaux (matières premières, machines et matériels, etc), il sera compliqué de fermer l’importation pour telle production sans qu’en retour il y ait une sanction qui fera monter les prix d’un intrant dont on ne peut se passer, et qui n’est pas produit sur place.

    Autre difficulté : quand bien même les agriculteurs verraient leurs revenus augmenter, cela signifie que les non-agriculteurs - dont beaucoup vivent de l’aide alimentaire - auraient eux aussi besoin d’avoir plus d’argent, pour acheter des denrées plus chères, surtout si elles ont demandé plus de travail pour aboutir à une qualité supérieure ou des « services » environnementaux jugés bénéfiques pour tout le monde.

    On touche ici le problème de fond qui est qu’il faudrait donner de l’argent à tout le monde pour faire durer un système marchand à bout de souffle, puisque les producteurs ont besoin de subvention pour produire et les consommateurs d’argent supplémentaire -non issu du travail- pour consommer, sans compter la partie de la l’alimentation qui est donnée par l’aide alimentaire (et de basse qualité car sous-produit de l’industrie agro-alimentaire). Combien de temps encore à discuter et se prendre la tête pour maintenir les apparences d’un système marchand harmonieux ?

    A cela, la proposition de sécurité sociale alimentaire entend répondre. Mais d’une part elle est encore peu audible politiquement. D’autre part, elle est complexe à expliquer et à mettre en œuvre dans un horizon politique peu favorable à la création de mécanismes de solidarité supplémentaires basée sur l’économie (en l’occurrence basée sur des cotisations sociales supplémentaires). Le climat politique est en effet celui de raidissements identitaires, on le sait bien, mais sur le plan économique cela se traduit aussi par un détricotage de l’Etat social, les gouvernements de droite et d’extrême-droite préférant générer des augmentations de salaire par ce biais, plutôt que défendant des augmentations de cotisations sociales (salaires indirects).

    La suite du mouvement dépendra des opportunités qui se présenteront de se désolidariser des discours syndicaux par trop simplistes ou simplement corporatistes. Le problème des agriculteurs ne peut pas être résolu sans résoudre le problème des non-agriculteurs. A la fois ces problèmes sont pleinement exprimés quand ils le sont dans un langage économique - et il faut donc regarder cette réalité en face et globalement. De l’autre, leur résolution ne pourra pas se faire sur un plan économique.

    Le concept de « concurrence déloyale » par exemple est une notion reprise partout qui doit être interrogée, tant elle suppose une vision hallucinée d’une économie où la concurrence pourrait être maîtrisée, acceptable et désirable dans ses résultats concrets. Ce concept suppose que l’on peut conserver une organisation sociale identique dans ses fondements, et qu’en bricolant quelques paramètres on arrive à corriger les lourdes tendances pourtant observées : le moins-disant dans la production marchande est la norme, produire de façon dégueulasse et dans la souffrance est la norme, car tous les autres critères passeront toujours en dernier. Mais cette production est quand même acceptable socialement car elle est « bon marché » et en cela elle rend le service que l’on attend fondamentalement d’elle. Pour sortir de l’aporie de la production marchande injustement bon marché, il faut sortir de l’économie.

    Autres billets liés à ce sujet :
    https://seenthis.net/messages/1022015
    https://seenthis.net/messages/1008371

    #agriculture

  • Abstraction et inégalités sociales (sept 2017)

    Qu’est-ce que l’abstraction en économie ?

    L’abstraction est dans la notion de travail elle-même, qui suppose l’échange. N’importe quelle activité est rapportée à un étalon, qui permet de convenir d’un échange : mon heure de travail en tant qu’ingénieur, ça vaut 4 heures de travail de ton travail, toi qui cultive la terre.

    L’économie ne génère donc pas seulement des inégalités, mais l’acceptation sociale de ces inégalités.

    Certains travaux valent plus que d’autres, mais l’abstraction de l’échange le masque car ce ne sont pas des travaux que l’on échange, mais de l’argent contre des marchandises. Si je paie 12 euros ton panier de légumes qu’il te faut une heure pour produire, tu ne sais pas que moi, j’ai mis 15 minutes pour obtenir ces 12 euros. Peu importe en fait, puisque l’économie, c’est de l’échange donnant-donnant avec de l’argent. Chaque fois qu’on achète un truc, on croit jouer à la marchande, alors qu’on réactualise les classes sociales. Et même bien souvent : c’est l’acheteur qui prétendument « aide » le vendeur… L’économie n’est pas qu’une réalité inventée, mais une réalité inversée. Une vassalisation du monde social déguisée en fluidité des échanges.

    Critiquer l’abstraction économique, ce n’est donc pas juste critiquer le non-sens des activités qu’on mène pour de l’argent (comme le font les tenants de la nouvelle droite, pour mieux fantasmer un retour aux « métiers » qui ont du sens). L’abstraction économique fait qu’à la fois l’économie nous échappe politiquement, autant qu’elle maintient une stratification sociale.

    Évidemment la solution n’est pas de donner la même valeur à l’heure de travail de chacun, et de continuer à échanger. C’est une solution irréaliste car quand nous aurons la main politiquement sur l’économie pour organiser les choses ainsi, nous n’aurons plus besoin de l’économie pour définir une organisation matérielle décente.

    #inégalités-sociales #classes-sociales #post-capitalisme #monnaie #post-monétaire

  • Peut-on donner contre rien ?

    Question du jour : Est-ce que c’est la monnaie et l’échange qui sont premiers, ou bien l’état de séparation des « producteurs privés » (dans le jargon marxien) ?

    Pour le reformuler autrement, est-ce que la monnaie est structurellement nécessaire parce que les gens sont socialement « séparés » (et qu’est-ce que ça veut dire dans ce cas, cette « séparation » ?) ou bien au contraire la monnaie est nécessaire parce qu’anthropologiquement/culturellement les gens ne peuvent en général pas donner à autrui leur production contre rien ?

    Il est pourtant nécessaire d’y réfléchir, et de remettre en cause radicalement l’échange. Pourquoi ? Parce que l’échange implique la valeur (économique), et la valeur implique la dynamique de recherche de productivité sans fin incontrôlable et mortifère. Plutôt que contrer un à un les effets concrets délétères de cette dynamique (en vrac, intelligence artificielle, épuisements des ressources, pollutions, inégalités etc.), il est plus pertinent de remettre en cause les catégories sociales humaines mais naturalisées ("fétichisées" dans le jargon marxien) qui la rendent possible, puisque in fine ce sont bien les humains qui l’activent. Ces catégories sont fondamentales et premières par rapport au déferlement technologique sans fin : ce sont les humains qui « inventent » les technologies mais ce sont les crises émanant des catégories propres aux sociétés marchandes qui stimulent, rendent possibles puis obligatoires ces inventions, pour surmonter ces crises tout en conservant intactes les catégories marchandes du monde social, axiomes du lien social et des institutions. L’adoption de nouvelles technologies par les sociétés marchandes n’est donc pas le produit automatique d’un déterminisme technique, pas plus que le fruit d’une élaboration stratégique des classes dominantes pour conserver leur position dominante. Elle est d’abord déterminée par une forme de société qui organise sa reproduction sur la base de la production marchande et doit donc impérativement répondre à ses nécessités.

    Esquissons un début de réponse à la question de départ.

    La question est de savoir si cette production marchande est déterminée par un état social particulier appelé « séparation », et qui est paradoxalement défini par une absence de relations sociales en son sein, ou bien plutôt par une « disposition » anthropologique à échanger plutôt qu’à donner contre rien.

    Dans les théories d’inspiration marxienne, la séparation des producteurs privés semble première, et constitutive des rapports marchands et donc de la société marchande.

    Pour ce faire, commençons par remarquer à quel point le rapport marchand est une relation sociale paradoxale. Est-il même justifié d’utiliser le terme de « relation » pour désigner un face-à-face dominé par l’extrême indépendance des protagonistes les uns à l’égard des autres ? Il semble, tout au contraire, que c’est l’absence de liens qui caractérise le mieux cette configuration sociale dans laquelle on ne connaît ni dépendance personnelle, ni engagement collectif qui viendraient restreindre l’autonomie des choix individuels.
    André Orléan, "Monnaie, séparation marchande et rapport salarial", p.8
    http://www.parisschoolofeconomics.com/orlean-andre/depot/publi/Monnaie0612.pdf

    Si la séparation est première, c’est-à-dire si le fait premier est l’absence de relation entre des gens pourtant interdépendants matériellement, alors l’échange apparaît comme une conséquence logique pour assurer le lien marchand. La monnaie dérive de cet état primordial de séparation, où chaque individu est coupé de ses moyens d’existence. Seule la puissance de la valeur, investie dans l’objet monétaire, permet l’existence d’une vie sociale sous de tels auspices. Elle réunit des individus séparés en leur construisant un horizon commun, le désir de monnaie, et un langage commun, celui des comptes. Ce qui est objectif, qui s’impose aux agents, ce sont les mouvements monétaires.

    Pourtant, on peut remarquer que cet état de séparation marchande n’enlève pas la possibilité des producteurs/travailleurs de se coordonner directement, sans la médiation monétaire. Il suffit de penser à une grande entreprise organisée en plusieurs services et unités de production, travaillant ensemble sans échanger entre eux de la monnaie. Ce fait évident incite à penser que l’on pourrait supprimer la monnaie, tout en maintenant une forte division du travail, dans des organisations vastes et complexes. C’est le cas dans une proposition du groupe économie du réseau salariat, laquelle fait disparaître la monnaie dans les productions « intermédiaires » :

    Nous comprenons que l’absence de flux monétaires entre les unités de production puisse tout d’abord surprendre, mais nous observons que le capital a malgré lui produit une socialisation de la production que nous jugeons propice au basculement vers notre modèle. En effet, une part considérable de la production s’effectue désormais dans des entreprises de très grandes tailles. Ces entreprises sont organisées en ateliers ou départements de production, lesquels effectuent leurs échanges sans flux monétaires, mais produisent le
    suivi comptable nécessaire à la gestion de l’ensemble. Notre modèle se présente comme une issue positive à ce mouvement de socialisation. Il nous engage au dépassement de la concurrence économique afin de gérer collectivement et démocratiquement l’ensemble de la production.
    « Une monnaie communiste », X. Morin, groupe Economie du réseau salariat
    https://www.reseau-salariat.info/images/article_une_monnaie_communiste_.pdf

    Cependant, si une telle coordination peut en être vue comme volontaire, non déterminée par l’échange et la monnaie entre les protagonistes agissant de concert pour produire en commun, elle n’en reste pas moins rendue possible par le fait que chacun des producteurs reçoit une rémunération.

    Cela signifie que, dans une société marchande, un travailleur peut dors et déjà se coordonner avec un autre travailleur de façon non-marchande, mais que la bonne volonté de chaque travailleur n’est possible que grâce à une contrepartie monétaire, en échange de cette bonne volonté. Pour supprimer complètement la monnaie du tableau, il faut donc imaginer que chaque travailleur s’active sans contrepartie.

    Il s’ensuit que la séparation marchande n’est pas le fait premier, ou la catégorie première, fondant les sociétés marchandes. Le point de départ du raisonnement sur les catégories marchandes devrait donc plutôt s’intéresser à l’incapacité de l’individu, dans le régime des sociétés marchandes, de donner contre rien. Le don doit être compris ici comme un transfert simple, sans contre-partie, sans contre-transfert, au contraire de l’échange qui se compose obligatoirement d’un transfert et d’un contre-transfert exigible (Alain Testart, Critique du don http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/sde-n2.pdf).

    Bien-sûr, le don n’est pas absent des sociétés marchandes passées et présentes, mais il est soit restreint à un espace social limité d’interconnaissance (famille, communauté, petit groupe), soit conditionné par une rémunération, quand bien même cette rémunération peut être décorrélée de cette impulsion à donner (pensons aux retraités bénévoles).

    La grande affaire d’une société post-marchande - débarrassée en cela de la pulsion à produire n’importe quoi n’importe comment de plus en plus vite - n’est donc pas d’imaginer des modes de coordination se passant de monnaie, prenant appui sur la sophistication des moyens techniques issus de deux siècles d’industrialisation. Mais plutôt de nous représenter comme des individus se rendant des services les uns aux autres au quotidien, sans qu’une contrepartie ne viennent les assurer d’une récompense pour leurs efforts quand un service est rendu ou une production donnée à autrui, contrepartie qui leur donne un droit de tirage spécial (ne serait-ce que supplémentaire, par rapport à l’absence d’effort, comme dans les propositions de revenus de base) sur le produit des autres qui font de même, droit qu’ils n’auraient pas obtenu sans cet effort.

    #monnaie #séparation #séparation-marchande #critique-de-la-valeur #post-monétaire #technocritique

    • La monnaie permet surtout beaucoup plus d’échanges (je ne dis pas que c’est bien) que le troc.

      Si je dois attendre de trouver une personne qui a ce dont j’ai besoin, et qui a envie de quelque chose dont je dispose, pour me procurer des biens/services ... cela va me prendre un temps infini.

      Un « droit de tirage spécial » cela ressemble pas mal à de la monnaie ... qui porterait simplement un autre nom.

      On peut essayer de supprimer les échanges.
      Ce qui m’ennuie c’est qu’on passe vite à une société très administrée. Et ceux qui contrôlent le sommet de l’administration, ont rapidement beaucoup de pouvoir sur les autres ... Ca peut mal se terminer…

      C’est pour ces raisons que je reste favorable à une société marchande.
      Mais je la voudrais considérablement redistributrice, politiquement très démocratique (quotas d’élus des différentes catégories sociales pour qu’ils représentent vraiment la société) et très réglementée (pour les enjeux de lutte contre le dérèglement climatique).

      Cette position me rend très probablement minoritaire ici. ;-)

    • Alors, montons d’un cran en généralité, et parlons de « circulation » (des biens et des services) :
      – la monnaie permet plus de circulation que le troc, oui.
      – mais, dans un monde post-monétaire, l’ accès (je produis des choses, je les mets à disposition des gens qui en ont besoin) permet plus de circulation que l’échange monétaire !

      Qu’est-ce qui aurait besoin de plus circuler aujourd’hui dans la société ? Toutes les actions qui ne sont pas rentables, et spécialement celles qui ne sont pas mécanisables, ou celles qu’il faudrait moins mécaniser (pour décroître la consommation d’énergie par exemple).
      L’usage de monnaie augmente la mécanisation et diminue la valeur de ce qui n’est pas mécanisé.
      https://seenthis.net/messages/989122

  • Jézabel Couppey-Soubeyran : « Emettons de la monnaie sans dette ... » (oct 2023)

    Tout ce qui répondrait à des besoins écologiques n’est pas finançable par la monnaie actuelle.
    Le principe d’une monnaie sans dette rappelle celui de la « monnaie communiste » du groupe Économie du réseau salariat
    https://seenthis.net/messages/1029139

    Jézabel Couppey-Soubeyran : « Emettons de la monnaie sans dette pour financer les investissements non rentables de la transition écologique »

    Chronique Le Monde, 28 octobre 2023

    Les sources classiques de financement ne permettent pas d’assurer les nombreuses dépenses nécessaires à l’adaptation de nos sociétés au changement climatique. L’économiste propose, dans sa chronique, d’innover par un nouveau mode de création monétaire.

    Qu’y a-t-il de commun entre la désartificialisation des sols, la dépollution des eaux, la collecte des déchets océaniques, la création de réserves de biodiversité, le rétablissement de petites lignes de chemin de fer, les aides à apporter pour que tous les ménages accèdent à la transition, etc. ? Ce sont autant de postes de dépenses nécessaires à une transition écologique juste, mais dépourvues de retour financier, ce qui les rend impossibles ou presque à financer par des fonds privés. A petite échelle, on trouvera bien des formes innovantes de finance participative ou de mécénat, mobilisant des financeurs privés plus soucieux de l’impact écologique et social de leur argent que de rentabilité financière. Mais, à grande échelle, de telles dépenses exigent beaucoup de fonds publics.

    Etrangement, les estimations disponibles des besoins de financement de la transition font peu de cas de la part de ces dépenses non rentables, et pourtant nécessaires à une transition non tronquée. Or cette part est a priori massive. L’un des rares chiffrages émane du cabinet McKinsey & Company, qui avait estimé dans un rapport de 2021 que la moitié, en moyenne, des 1 000 milliards d’investissements annuels (pendant au moins sept ans) nécessaires en Europe pour atteindre la neutralité carbone « ne présentaient pas de perspectives de rentabilité suffisante pour les investisseurs privés ». Même si ledit rapport visait surtout à obtenir un assouplissement du cadre réglementaire et des aides publiques pour « viabiliser » les investissements privés, il démontre de fait que la transition écologique n’aura pas lieu sans mobiliser une grande part de fonds publics !

    Mais les sources classiques du financement public n’y suffiront pas non plus. La dette exige un retour financier pour être remboursée : l’augmentation de la dette publique, fût-elle possible, ne financera donc pas du non-rentable sans se heurter à un problème de soutenabilité. Quant à l’impôt, son augmentation n’exige pas seulement d’en finir avec la course au moins-disant fiscal, mais de continuer à faire croître l’économie au détriment des limites planétaires. C’est donc vers une forme nouvelle de création monétaire, sans dette, qu’il faut se tourner pour financer l’indispensable non rentable.

    Notre système monétaire et financier repose sur l’institution maîtresse de la monnaie-dette, créée et mise en circulation par les banques lorsqu’elles octroient des crédits (on dit que « les crédits font les dépôts ») sous l’égide de la banque centrale. Or un mode d’émission encastré dans le marché de la dette réserve la création monétaire aux activités financièrement rentables. A sa création par les banques comme dans les échanges dont elle fait l’objet sur les marchés financiers, la monnaie-dette, pilier du capitalisme, va à l’argent pour faire de l’argent. Cela exclut du bénéfice de la création monétaire et de ces échanges tous les investissements socialement ou environnementalement indispensables, mais qui ne s’avèrent pas rentables d’un point de vue financier.

    L’institution doit changer

    Or le mode d’émission de la monnaie n’est pas gravé dans le marbre, l’histoire longue de la monnaie témoigne de sa malléabilité, qui épouse les besoins de la société. Si l’on convient que le projet sociétal ne devrait plus être l’accumulation à tout-va, mais la satisfaction de nos besoins en respectant les limites planétaires et la dignité humaine, alors l’institution monétaire doit changer.

    Pour financer la part non rentable des investissements de transition et, au-delà de la transition, pour rendre possible la réalisation d’objectifs collectifs sous les signes du non-marchand, du social et de l’écologie, un mode complémentaire d’émission monétaire, sans dette, est nécessaire et possible. Techniquement, rien n’empêcherait la banque centrale d’émettre de la monnaie légale sans dette ni achat de titres, simplement en l’inscrivant sur le compte d’une société financière publique.

    Celle-ci la mettrait en circulation non pas en la prêtant mais en l’allouant sous forme de subventions (c’est-à-dire sans contrepartie financière, mais sous condition de réalisations d’objectifs de développement durable) à des projets d’investissements sélectionnés en fonction de leur impact sur l’environnement ou le tissu social et de leur profil de (non-) rentabilité financière. Et ce quel que soit le statut du porteur de projet (entreprise de l’économie sociale et solidaire, PME, associations, ménages, office HLM, collectivités locales, hôpitaux, universités, etc.).

    Prélever et détruire

    L’incidence sur le bilan de la banque centrale serait proche de celle d’une annulation des dettes publiques détenues par l’Eurosystème, comme l’expliquent Nicolas Dufrêne dans La Dette au XXIe siècle. Comment s’en libérer (Odile Jacob, 336 pages, 26,90 euros) et Matthieu Pigasse (actionnaire à titre individuel du Monde) dans La Lumière du chaos (Editions de l’Observatoire, 280 pages, 20 euros). A la différence toutefois d’une opération ponctuelle d’annulation, le financement monétaire sans dette, que ces deux auteurs défendent aussi, serait une solution plus pérenne. La perte en résultant ne serait pas grave pour la banque centrale, pas plus que celle qu’elle accuse déjà actuellement en versant aux banques des intérêts sur leurs réserves, et serait assurément plus légitime, car au service du bien commun.

    Faut-il craindre que cela soit inflationniste ? A la différence de la monnaie-dette qui
    s’autodétruit au moment de son remboursement à l’institution émettrice, la monnaie
    émise sans dette ne s’autodétruirait pas (elle serait permanente). Assurément, il faudrait donc prévoir des instruments permettant, quand cela est nécessaire, de la prélever (avec par exemple des taxes sur les rejets polluants et les prélèvements de ressources minérales, sur les stocks monétaires et les transactions financières) et de la détruire (par des exigences de réserves obligatoires, des restitutions de monnaie à la banque centrale, etc.) pour, précisément, éviter un excès de monnaie disponible.

    Les solutions existent, la volonté politique pas encore !

    Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences en économie à l’université Paris-I et conseillère scientifique à l’Institut Veblen.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/28/jezabel-couppey-soubeyran-emettons-de-la-monnaie-sans-dette-pour-financer-le

    #monnaie

    • L’idée de changer de système monétaire est répétée par l’auteure dans une chronique parue aujourd’hui :

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/06/jezabel-couppey-soubeyran-c-est-par-la-transformation-de-l-etat-et-de-la-mon

      Pourquoi l’effondrement du capitalisme que prédisait Marx n’est-il pas venu ? Parce que des « facteurs antagonistes » (comme les appelle l’auteur du Capital dans le livre III) y font contrepoids en ralentissant la baisse du taux de profit. Réformes du marché du travail et du système de retraites, ubérisation, cryptomonnaies en sont la version contemporaine.

      Mais, avec le recul historique, on mesure que c’est aussi parce que, dans ses crises, le capitalisme a mis la main sur les deux institutions les plus fondamentales de nos sociétés modernes, l’Etat et la monnaie. C’est dans la puissance de transformation de ces deux institutions que le capitalisme puise sa résilience. Il est sorti de sa crise inflationniste des années 1970 et s’est réinventé par la financiarisation, non pas en éloignant l’Etat mais en le mettant à son service, à travers l’installation d’un interventionnisme promarché à l’échelle mondiale, comme l’expliquait Quinn Slobodian dans Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Seuil, 2022), refaçonnant ainsi totalement l’ordre social. C’est ensuite en s’appropriant le pouvoir monétaire de la banque centrale, tout entier tourné vers son sauvetage, que le capitalisme financier est parvenu à s’approfondir à l’issue de la crise financière.

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/06/jezabel-couppey-soubeyran-c-est-par-la-transformation-de-l-etat-et-de-la-mon

      https://justpaste.it/2v4gj

    • De la même auteur, une note plus complète à lire... et sûrement bien plus claire que l’article de Lohoff pour ce qui est de comprendre les mécanismes monétaires actuels.
      (question en filigrane : à quoi peut encore servir une monnaie dans un monde non-marchand ?)

      https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/la_transition_monetaire_note_veblen_mai_2021.pdf

      Réparer l’injustice sociale, accélérer la transition écologique, garantir l’emploi, assurer un minimum vital sont autant de priorités et de besoins auxquels l’ordre marchand ne saura pas répondre . Pour les partisans de cette réforme, la transformation du mode d’émission de la monnaie, en revanche, le pourrait.

      Selon notre analyse, cette transformation en est à son commencement. Elle a débuté avec l’assouplissement quantitatif, l’une des mesures non conventionnelles de la politique monétaire qui consiste en des rachats d’actifs financiers par les banques centrales. À l’heure actuelle, c’est davantage en rachetant des titres financiers qu’en prêtant aux banques que la banque centrale crée sa monnaie. Cette transformation répond avant tout à l’ordre financier et renforce son pouvoir en financiarisant la monnaie. La frontière entre la monnaie et les titres n’a jamais été aussi ténue, car les émetteurs de titres savent à présent qu’en émettant des titres, ils émettent de la quasi-monnaie.

      ... ce point a été vu par Lohoff il me semble
      cf. https://seenthis.net/messages/1034980

  • L’éléphant dans la pièce : la marchandise monétaire et ses mystères, Ernst Lohoff, in Society after monney (2019)

    Traduction automatique mais lisible depuis l’anglais (fichier PDF) :
    https://fichiers.ouvaton.coop/f.php?h=1wH-iht6&d=1

    Article compliqué à lire mais voilà ce que j’en comprends :
    Lohoff souhaite conceptualiser la monnaie actuelle en lien direct avec le stade de développement du capitalisme actuel.
    La partie importante de l’article est donc celle du passage historique de la monnaie basée sur l’or à la monnaie actuelle basée sur les marchandises d’ordre 2 (celles adossées à la production de marchandises dans le futur). Et ce que ça fait en terme de crises à venir - c’est là où je n’ai pas tout compris.
    Dans la conclusion il se positionne donc comme méfiant vis-à-vis des critiques de la monnaie. A voir comme cela se traduit dans les débats qui ont lieu avec lui dans ce livre Society after money mentionné initialement ici :
    https://seenthis.net/messages/1002131

    Le moment global et décisif dans l’économie capitaliste n’est en aucun cas celui où un produit est utilisé ou satisfait un besoin, comme le supposent les sciences économiques dominantes, héritières de l’erreur fondamentale de l’économie politique classique. Il s’agit plutôt exclusivement du moment où la valeur est générée et reproduite. Mais cela signifie que le concept de monnaie suppose une compréhension inversée de la relation entre la monnaie et les marchandises vendues sur les marchés de biens. L’argent n’est pas simplement un moyen dépourvu de signification économique propre. Au contraire, des marchandises distinctes sur le marché, avec leur valeur d’usage concrète, ne représentent rien de plus qu’une étape transitoire dans le mouvement d’autojustification qui constitue la transformation de l’argent en plus d’argent. La production de biens marchands et leur distribution ne sont qu’un sous-produit nécessaire de la circulation du capital, qui utilise l’argent comme point de départ et d’arrivée.

    #critique-de-la-valeur #monnaie #post-monétaire

  • A propos de la famine actuelle en Afghanistan

    Une famine aux causes multiples mais en dernier ressort c’est l’aide alimentaire qui est volontairement diminuée par les pays donataires en raison du régime taliban et du sort réservé aux femmes - on peut douter que la situation des femmes en soit amélioré par de telles mesures. Le programme alimentaire mondial (PAM) a ainsi été contraint de couper totalement les vivres en 2023 à 10 millions de personnes, avec une baisse de 66% des aides en octobre 2023

    (décembre 2023)

    Un porte-parole du gouvernement taliban rejette toute responsabilité : quand la journaliste de la BBC l’interroge, ce principal porte-parole des talibans affirme que l’aide internationale s’est réduite à cause du Covid-19 et de la guerre en Ukraine, mais il nie tout besoin de réforme face à des donateurs qui refusent de donner de l’argent à un pays où les droits des femmes sont bafoués. « Les Afghans ont déjà fait de grands sacrifices dans le passé pour protéger nos valeurs », a-t-il déclaré à la BBC. La journaliste pense que ces paroles « n’apporteront pas de réconfort à beaucoup d’Afghans ». Près de 90 % des Afghans n’ont pas assez à manger, indique la radiotélévision publique britannique. Les deux tiers des habitants du pays ne savent pas de quoi sera fait leur prochain repas. Ou même s’il y en aura : un tiers des enfants en Afghanistan, soit 8 millions d’enfants, commenceront l’année 2024 sur un niveau de faim critique, (...)

    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-mardi-19-decembre-2023-229

    (sept 2023)

    https://fr.wfp.org/stories/we-eat-less-sometimes-not-all-cuts-food-relief-deepen-hunger-afghanistan

    (juil 2023) Famine en Afghanistan : les talibans seuls responsables ? par l’ONG United Against Inhumanity

    Cette situation cruelle est en partie causée par un gouvernement irresponsable et corrompu, par la marginalisation des femmes dans l’espace public et par l’incapacité du pays à gérer ses propres ressources, déjà amoindries. Il faut également souligner qu’avant même le retour des talibans au pouvoir en août 2021, le budget afghan était largement soutenu par des fonds étrangers (venus des pays de la coalition sous l’égide de l’OTAN) ‒ une aide désormais indisponible. On constate en outre une baisse de la coopération, qu’elle soit bilatérale ou par le biais des Nations unies et des ONG : à l’heure actuelle, moins de 15 % des appels de fonds lancés par l’ONU pour 2023 ont été approvisionnés.

    Cette ONG point aussi le rôle du gel de l’argent afghan placé dans des pays occidentaux qui ont envahi l’Afghanistan il y a 22 ans :

    Il existe cependant un troisième facteur dont on parle peu : le gel des réserves souveraines par les États-Unis et leurs alliés, facteur déterminant dans l’effondrement de l’économie et du secteur bancaire du pays. Plus de neuf milliards de dollars placés à l’étranger par la banque centrale afghane (Da Afghanistan Bank) sont bloqués par la Réserve fédérale américaine et dans des banques européennes. Or il ne s’agit pas de l’argent du gouvernement, mais bien de celui des citoyens afghans. Cet argent contribuait à la stabilité de la monnaie nationale et rendait possible le commerce avec d’autres pays, ce qui est de fait aujourd’hui impossible. Un autre des effets de ce gel des avoirs s’illustre par une diminution radicale du nombre de billets de banque en circulation. Lorsqu’ils sont trop détériorés, ils ne peuvent même plus être remplacés.
    (...)
    Ces dernières années, seules quelques voix se sont élevées pour dénoncer cette « guerre économique » et ce qui pourrait s’apparenter à une vengeance cruelle de l’Occident après la perte de la guerre d’Afghanistan. Sept milliards de dollars sont détenus par les États-Unis et le reste par des banques européennes. Ces pays, dont les armées possèdent les technologies les plus avancées au monde, ont vu leurs analystes, espions et soldats perdre la guerre contre des combattants en sandales équipés de simples Kalachnikovs.
    (...)
    Irait-on jusqu’à affirmer que l’extrême radicalisation de l’émirat taliban est également le fait de cet état d’injustice manifeste ? Lorsqu’un chat est acculé et craint pour sa vie, il feule, crache et l’on peine à retrouver le compagnon apprivoisé qu’il était. Que ce lien de cause à effet soit avéré ou non, il n’en reste pas moins que l’injustice est réelle et que la population afghane ‒ ces enfants, hommes et femmes, jeunes ou âgés que nous prétendons défendre depuis plus de vingt ans ‒ en paie le prix.

    https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/2023/08/16/famine-en-afghanistan-les-talibans-seuls-responsables

    (mai 2022)

    La fabrique d’une famine

    Dans ce pays de 650.000 kilomètres carrés, seuls 12% des terres sont considérées comme cultivables (contre 60% en France) et sont très dépendantes de la pluviométrie et d’un complexe système d’irrigation que la réforme agraire avortée de 1978, alors menée par le nouveau régime communiste, déstructurera en partie. Puis, pendant l’occupation soviétique, la destruction d’installations agricoles participa de stratégies, parfois volontaires, destinées à vider de leurs populations des poches de résistance.

    En parallèle se mettent en place deux autres phénomènes qui viennent aggraver encore l’équation de la faim : les mouvements massifs de déplacés forcés fuyant les campagnes pour gagner les habitats miséreux de la périphérie des villes, et une augmentation constante des surfaces agricoles consacrées à la culture du pavot.

    Le développement rapide de l’éphédra ("oman" dans la langue locale), qui permet de produire des méthamphétamines de faible qualité, contribue à renforcer le statut de narcoétat de l’Afghanistan, dans une logique qui relève, de la part des producteurs, d’un processus adaptatif de survie. Les avances financières qui leur sont concédées par les trafiquants ("salaam") pour payer des intrants devenus nécessaires à la production de drogue les piègent dans un modèle économique classique de l’agriculture d’exportation.

    Deux chiffres rendent compte de ces phénomènes depuis l’entrée de la coalition en 2001 et la chute du premier régime taliban : en vingt ans, le pays n’aura pas connu une année durant laquelle le flux de personnes déracinées sera tombé en dessous de 150.000 par an, avec deux pics à plus d’un million en 2001 et 2014 ; dans le même temps, les surfaces consacrées à la culture du pavot ont triplé, stimulées par une meilleure rentabilité financière pour les agriculteurs, et par les besoins d’achat d’armement des talibans.

    La meilleure résistance du pavot au réchauffement climatique, comparé à d’autres productions de l’agriculture vivrière, est venue encore renforcer la progression des surfaces plantées. La situation ne serait pas aussi dramatique si tous ces mécanismes qui précèdent ne s’étaient ajoutés à une progression démographique qui confère à l’Afghanistan le record mondial en la matière, avec un taux annuel de 6%. Depuis 2001, la population du pays est ainsi passée de 18 à 38 millions d’habitants, avec un taux d’urbanisation aujourd’hui estimé à 30%.

    Les talibans sont ainsi aujourd’hui aux commandes d’un pays qui a profondément changé depuis leur première prise de pouvoir en 1996. L’ensemble de ces réalités convergent pour créer les conditions d’une fatale équation alimentaire auquel le nouveau régime de l’émirat islamique est confronté, sans ignorer pour autant la part de responsabilité de ses dirigeants dans une partie des mécanismes décrits. Pour y faire face, les caisses de l’État sont vides et le système de santé est exsangue.

    Entre cynisme et amnésie

    Dans un scandaleux exercice d’amnésie collective, les membres du Conseil de sécurité de l’ONU, comme les autres pays les plus riches parmi ceux qui composent l’Assemblée générale des Nations unies, rechignent à contribuer en urgence à l’appel de fonds de 4,4 milliards de dollars lancé par le sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires humanitaires, Martin Griffiths et relayé par le secrétaire général Antonio Guterres.

    Tous sont oublieux de l’histoire, oublieux des accords de Doha qui avaient volontairement tenu à l’écart des négociations aussi bien le gouvernement afghan d’Achraf Ghani que les alliés de la coalition internationale. Prenant ainsi acte de l’alternance politique annoncée, et faisant aujourd’hui semblant de s’offusquer de l’arrivée au pouvoir des talibans… Oublieux, chemin faisant, du « Grand jeu » dans lequel les uns et les autres ont continué d’inscrire la population civile, dans des enjeux qui la dépassent totalement.

    En décembre 2021, après d’âpres négociations, le Conseil de sécurité a finalement voté une résolution qui, pour un an, permet la mise en œuvre d’une aide humanitaire qui peut se déployer, sous conditions, sans que ne puisse lui être opposé le régime de sanctions qui frappe les nouvelles autorités afghanes. Si la Chine et la Russie ont pesé de tout leur poids pour aboutir à cette décision politique, les deux pays ne se sont pour autant pas engagés sur les aspects des financements de cette résolution 2615, finalement votée à l’unanimité du Conseil de sécurité.

    Ces atermoiements traduisent une nouvelle fois l’impérative nécessité de refonder le modèle de financement de l’aide humanitaire. Tel qu’elle est organisée aujourd’hui, cette aide est insuffisante en volume, et trop dépendante du jeu complexe des relations entre grandes puissances. Mais en attendant, il faut rapidement obtenir ces financements et les mettre à disposition des organisations en mesure de les déployer. En Afghanistan, le sort de 22 millions de personnes en dépend.

    https://www.lejdd.fr/International/famine-en-afghanistan-pourquoi-est-il-necessaire-de-reformer-laide-humanitaire

    #famine #agriculture #aide-alimentaire #Afghanistan #monnaie

  • L’hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin (lundi soir)

    Le passage intéressant montrant comment le lien peut se faire entre extrême-droite et écologie :

    https://youtu.be/FXy2LkFY_eY?t=3131

    – l’extrême-droite peut se définir comme l’opposition à l’universalisme (son ennemi principal)
    – la nouvelle Droite se distancie du christianisme pour revendiquer un néopaganisme
    – le christianisme est la religion anthropocentrique par excellence ("croissez et multipliez-vous, soumettez la terre"). Cette critique de l’anthropocentrisme existant dans l’écologie, c’est là que peut se faire la jonction, entre un universalisme culturel et une unification du monde marchande et matérielle du monde.

    Bon, c’est pas forcément super clair finalement ce lien avec l’écologie. D’autant que, dans le suite, les intervenants s’accordent pour dire qu’un gouvernement RN aurait peu de chance d’être écolo au-delà de discours électoraux.

    Ce qui est intéressant c’est qu’il rappelle le rôle important du travail idéologique de la Nouvelle droite (De Benoist etc) dans l’évolution globale de l’extrême-droite du racisme vers l’ethno-différentialisme, qui signifie que les cultures humaines sont incommensurables entre elles (qui va à l’encontre de l’idée universaliste d’une commune humanité)
    L’extrême-droite inspirée par De Benoist peut donc reprendre à son compte la critique du colonialisme pour défendre une identité blanche, européenne etc, menacée par le métissage, la mondialisation, les migrants, etc.

    #extrême-droite #écologie #écofascisme #ethno-différentialisme

    • A propos de l’ethno-différentialisme :

      C’est son ethno-différentialisme qui conduit A. de Benoist à l’anticapitalisme.
      L’ethno-différentialisme affirme que chaque peuple a un « droit à la différence », c’est-à-dire le droit de vivre comme il l’entend. Ce droit, il l’exerce chez lui, raison pour laquelle ce droit s’accompagne d’une hostilité de principe aux migrations. L’ethno-différentialisme est la version de droite du « multiculturalisme ». Le racisme biologique étant devenu intenable avec l’émergence de la « norme antiraciste »
      déjà évoquée, il s’est transformé en différen-tialisme culturel. Les « Européens » ont bien sûr eux aussi leur « droit à la différence ». Dans un texte paru en 1974 dans Éléments, intitulé Contre tous les racismes, A. de Benoist déclare : « Si l’on est contre la colonisation, alors il faut être pour la décolonisation réciproque, c’est-à-dire contre toutes les formes de colonisation : stratégique, économique, culturelle, artistique, etc. On a le droit d’être pour le Black Power, mais à la condition d’être, en même temps, pour le White Power, le Yellow Power et le Red Power 16. » L’ethno-diffé-rentialisme, c’est la « décolonisation réciproque », autrement dit chacun chez soi. L’idée que les Blancs sont victimes de racisme, et doivent à ce titre être défendus, a fait son chemin depuis. En témoigne l’usage fait par la droite et l’extrême droite du thème du « racisme antiblanc » au cours de la dernière décennie

      Alain de Benoist, du néofascisme à l’extrême droite « respectable », Razmig Keucheyan (2017)
      https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=CRIEU_006_0128&download=1

    • A propos de l’anti-christianisme d’extrême-droite :

      Alain de Benoist n’est pas seulement anticapitaliste, il est aussi antichrétien. Le christianisme est le « bolchevisme de l’Anti-quité », selon son expression, un égalitarisme radical où Dieu confère une égale dignité à tous. Le Christ est un précurseur de Marx, et saint Paul de Lénine. Le christianisme est de surcroît une religion « orientale », puisqu’il est né au Moyen-Orient. Importé en Europe, il a supplanté la véritable religion des Euro-péens : le paganisme. La célébration des paga-nismes antiques est un trait structurant de la Nouvelle Droite. Le courant Terre et peuple de Pierre Vial, cofondateur du GRECE et un temps membre du Front national, est celui qui l’a poussé le plus loin

      ibid

    • L’« enracinement » est un vieux thème d’extrême droite, dont Maurice Barrès a développé une version 29. Il désigne le lien qui unit un peuple et une terre par le biais d’une culture. Le « droit à la différence » de chaque peuple émane notamment de son rapport intime à son territoire, à ses forêts ou ses cours d’eau. Si A. de Benoist critique le capitalisme, c’est parce qu’il produit du « déracinement ». C’est parce que la « société de consommation » planétaire détruit les cultures,

      ibid

      conclusion de l’article

      Comment penser une contre-hégémonie ? Toute la question est de trouver, dans la crise actuelle, des éléments auxquels « accrocher » des propositions alternatives à celles de la droite, des propositions adaptées aux transfor-mations du capitalisme. La bataille des idées ne se gagne pas au niveau des seules idées abs-traitement conçues. Elle se gagne lorsque les idées résolvent au moins en partie la crise du système, tout en paraissant légitimes aux yeux de secteurs significatifs de la population. Et elles ne deviennent légitimes que lorsqu’elles permettent à cette dernière de donner un sens à sa vie quotidienne. La droite occupe le terrain, le temps presse.

  • Les tâches principales d’un mouvement révolutionnaire, selon Luc Boltanski

    Dans cette perspective, les tâches principales d’un mouvement révolutionnaire sont, d’une part, de susciter des événements propres à mettre à l’épreuve la réalité et, ce faisant, à en dévoiler la fragilité. Et, d’autre part, de rendre possible cette mise en commun des expériences individuelles. De lui donner un langage et des lieux d’expression. Cela de façon à tirer parti des situations favorables qui peuvent se présenter, c’est-à-dire des situations où la réalité existante perd de sa robustesse apparente, soit sous l’action d’un mouvement de protestation (par exemple une grève), soit pour des raisons intrinsèques, qui tiennent aux contradictions du capitalisme. Il faut que les acteurs puissent alors trouver des ressources pour mettre en partage celles de leurs expériences qui s’enracinent dans le monde et prendre appui sur elles pour contester ce que l’on peut appeler la réalité de la réalité, et, par là, pour rendre la réalité telle qu’elle est inacceptable et en construire une autre.

    Il demeure néanmoins important, à mon sens, que ces mouvements révolutionnaires, d’un côté contribuent à la mise en place de revendications collectives, mais aussi que, de l’autre, ils n’écrasent jamais sous le poids de la revendication collective la dimension individuelle des expériences qui sont celles des acteurs.

    La seule prise en compte des singularités individuelles s’épuise dans le psychologisme et dans l’aide sociale personnalisée. Mais l’insistance mise uniquement sur la dimension collective des processus dont les acteurs subissent la contrainte enferme un autre risque qui est celui de la « langue de bois ». C’est-à-dire d’un discours tout fait, supposé valable pour toutes les situations, quelles qu’elles soient, au prix d’un écrasement ou d’un déni des conditions et des expériences singulières. Lorsque cela devient le cas – et on l’a vu dans le cas des Partis communistes occidentaux des années 1950-1980 –, les acteurs tendent à déserter les arènes politiques et à douter de langages politiques dans lesquels ils ne reconnaissent plus rien de leur propre expérience, en tant précisément qu’elle est la leur et non celle d’un autre. Se tenir entre la construction de systèmes d’équivalences, qui est absolument nécessaire pour résorber la fragmentation, et le respect des situations singulières, est, à mon sens, l’une des difficultés principales qu’un mouvement révolutionnaire doit savoir affronter. Ne jamais oublier que les gens, quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques.

    https://www.contretemps.eu/pourquoi-ne-se-revolte-t-on-pas-pourquoi-se-revolte-t-on

    #révolution

  • Travailler sur le Covid Long m’a appris à devenir un meilleur journaliste | Ed Yong
    https://cabrioles.substack.com/p/travailler-sur-le-covid-long-ma-appris

    Couvrir le Covid Long m’a conforté dans l’idée que la science n’est pas la force objective et neutre que l’on présente souvent de façon trompeuse. Il s’agit au contraire d’une entreprise humaine, sans cesse bousculée par notre culture, nos valeurs et nos politiques. En tant que maladies épuisant l’énergie et affectant les femmes de manière disproportionnée, le Covid Long et l’EM/SFC sont facilement dépréciés par une société sexiste qui banalise la douleur des femmes et par une société capitaliste qui valorise les personnes en fonction de leur productivité. Ce mépris social entraîne une négligence scientifique, et l’absence de recherche alimente un scepticisme encore plus grand. Je n’ai compris cette dynamique qu’après avoir interrogé des spécialistes des sciences sociales, des spécialistes du handicap et des patient·es elleux-mêmes, dont la voix est souvent absente ou minimisée dans les médias. À l’instar de la pandémie dans son ensemble, le Covid Long n’est pas seulement un problème de santé. Il s’agit d’un problème social, qui doit être compris comme tel.

    · Note de Cabrioles : Si notre travail vous a été utile vous pouvez nous soutenir en suivant ce lien https://ko-fi.com/cabrioles ?. Même les petits dons nous aident. Milles mercis pour votre soutien.

    #Covid_Long

  • Activité pas seulement productive et besoin sans manque (Bruno Astarian)

    http://www.hicsalta-communisation.com/accueil/chapitre-9-quels-sont-les-enjeux#9.2.3.1

    Avec Astarian, on est à l’opposé du programme prolétarien d’affirmation du travail contre la classe capitaliste bourgeoise et la propriété privée permettant d’aller vers le communisme, comme par exemple aujourd’hui avec le Réseau salariat. Pour Astarian et les autres communisateurs, ce programme est obsolète à partir des années 1970 : il n’est plus possible de passer des luttes quotidiennes (revendicatives) du travail contre le capital à des luttes révolutionnaires pour le communisme. Une des explications à cela est la déqualification des prolétaires conjointement à la complexification croissante des moyens de production.

    Je passe sur ces points. Ce qui m’intéresse ici est de constater que les travaux d’Astarian sur la théorie de la valeur aboutissent à des formulations de qu’est le communisme conduisant à remettre en cause, non pas simplement la marchandise, l’échange, la valeur et l’argent, mais également les catégories de production et de besoin que l’on pourrait facilement considérer comme "naturelles" (selon la vision que dans un monde communiste il faudrait toujours produire pour répondre à des besoins).

    Dans son livre L’abolition de la valeur , dans les chapitres précédents et dans la perspective de prendre ses distances avec la critique de la valeur (Postone, Jappe etc) et la notion de "travail abstrait", Astarian a cherché à caractériser le travail producteur de marchandises en aboutissant à deux critères : la recherche de productivité et la normalisation. Une société communiste est donc pour lui une société où ce travail n’a plus lieu, et d’où émergent à la place l’ activité pas seulement productive (APSP) et le besoin sans manque (BSM).

    L’activité pas seulement productive :

    Si on envisage une activité productive qui ne recherche pas la productivité, la première chose qui ressort est un bouleversement complet du rapport au temps. Certes, le temps ne cesse pas d’exister parce qu’on arrête de le compter. Mais son passage inexorable cesse de contraindre l’acte productif dès lors qu’il n’est plus le critère de son évaluation. La société marchande admet ou refuse la participation à la société de telle marchandise, et donc de tel ou tel producteur, en évaluant le temps qu’il a fallu pour la produire et en le comparant à d’autres productions de même type. La contrainte qui en résulte pour le producteur est alors de toujours produire dans le minimum de temps. Le non-respect de cette contrainte l’exclut de la société des producteurs en excluant sa marchandise du marché. La négation de la productivité remplace cette appréciation quantitative temporelle de la légitimité d’une activité productive et de son produit par une évaluation qualitative. Ici, les mots nous font défaut pour définir la nature du rapport que les hommes auront à leur production dans une société sans valeur. « Appréciation » renvoie à « prix », « évaluation » à « valeur ». Ce sont des mots de la société marchande, de la quantité. Ils ne peuvent pas convenir entièrement pour désigner, dans le communisme, la satisfaction qualitative qu’une activité productive engendre, ou non, pour ceux qui y participent et pour ceux qui en utilisent les résultats. Une des raisons pour cela est que l’activité que nous considérons n’est pas seulement productive.

    (...)

    Dans les sociétés de classes, la production des conditions matérielles de la vie et la jouissance de cette vie sont donc des activités séparées par une contradiction. Une société qui serait débarrassée de cette contradiction serait aussi débarrassée de la valeur. Et dès lors que la production par unité de temps n’est plus le critère de la justification sociale d’une production, les « producteurs » ont le temps. En fait, on ne peut plus les définir comme producteurs. A l’opposé du travail, la production qui a le temps peut jouir immédiatement de sa propre activité. Elle peut être rapport à soi. Certes, l’effort lui-même, la fatigue, ne sont pas exclus. Mais pour une activité productive libérée de la contrainte du temps, ce sont des dimensions qui font partie de la jouissance du corps et de l’esprit dès lors qu’on peut s’arrêter, discuter, faire autre chose, modifier, s’adapter aux possibilités ou aux demandes des participants, etc. Autrement dit, cette production n’est pas seulement productive. Il n’existe pas de mot pour cela, et il faut donc proposer un néologisme. Appelons activité-pas-seulement-productive (APSP) cette activité totalisante où les hommes ne renoncent pas à jouir de leurs rapports sous prétexte qu’ils produisent des objets.

    Dans l’activité-pas-seulement-productive, tout est à tout moment à discuter, à remettre en cause, à ajuster aux rapports que les individus concernés développent. A ne considérer que la part productive proprement dite de l’activité-pas-seulement-productive, on peut envisager deux points de vue. Prise du point de vue « production », l’APSP résulte d’une interaction autour du qui participe, du comment la production s’organise, du quand l’activité se met en place. Prise du point de vue des besoins à satisfaire, l’APSP doit décider le quoi (qu’est-ce qu’on produit) et le pour qui. C’est ici qu’intervient la négation de la normalisation.

    Le besoin sans manque

    Rappelons que la normalisation des produits et du travail est une conséquence de la séparation où se trouve le producteur privé et indépendant par rapport aux besoins que sa production doit couvrir. Le dépassement de la normalisation oblige à définir ce que pourrait être l’abolition de séparations qui nous paraissent aujourd’hui complètement normales. Pour ce qui nous concerne ici, la séparation se situe entre le besoin et l’objet qui le satisfait et, a fortiori, l’activité qui produit cet objet. C’est cette séparation qui fait que la marchandise doit se présenter comme valeur d’utilité, normalisée de telle sorte qu’elle couvre un large éventail de besoins particuliers et, en même temps, occulte précisément la particularité dans laquelle les besoins de chacun se manifestent nécessairement. Si, selon notre hypothèse, on pose la propriété positivement abolie, la certitude de trouver satisfaction définit le besoin comme besoin-sans-manque (BSM). Ce besoin tranquille a la possibilité de faire valoir sa particularité, non pas comme caprice individuel (je veux des fraises tout de suite) mais comme discussion, interaction, définition d’un projet qui, dès lors, n’est pas seulement consommation. Il s’agit ainsi de redéfinir la notion de besoin.

    Face à la pression du réalisme, il convient d’interroger les catégories que nous utilisons. Dans le cas présent, il faut envisager sous un jour non économique la question des ressources et des besoins. Et, ici, discuter de la notion même de besoin. Dans le communisme, doit-on continuer à poser les besoins comme une « demande », une variable quasi-naturelle face à laquelle l’activité productive répond comme une « offre » soumise à la nécessité ? La réponse est non. On peut bien sûr partir d’une évidence apparemment naturelle et dire que 6 milliards d’individus ont besoin de 2000 calories par jour et que cela impose une production de x blé + y viande + z lait… Car, dit le bon sens, le communisme ne supprimera pas plus la faim que la pesanteur. La faim nous rappelle à tout moment que nous appartenons à la nature et qu’aucune révolution ne peut abolir les lois de la nature. Certes. Mais, dans sa manifestation actuelle, la faim telle que nous la connaissons nous rappelle aussi que nous sommes séparés par la propriété non seulement de l’objet de sa satisfaction mais aussi de l’activité qui produit cet objet. La faim nous rappelle en même temps que nous appartenons à la nature et que nous en sommes séparés par la propriété. Notre faim, en ce sens, n’est pas que naturelle. Nous ne connaissons la faim, phénomène naturel s’il en fût, que pervertie par la propriété et l’exploitation, que comme souffrance, comme peur du manque, comme soumission au règne de la propriété sur l’objet qui rassasie. Dès lors, qui nous dit que la sensation de faim telle que nous la connaissons est purement naturelle, n’est pas déterminée socialement ? Même le rythme de ses manifestations n’est-il pas dicté par celui de l’exploitation, de la journée de travail ? Inversement, dès lors qu’elle serait tranquille et sûre d’être rassasiée, pourquoi la faim ne serait pas aussi jouissance, comme le désir dans les préalables de l’amour, lesquels participent activement et positivement à la satisfaction du besoin exprimé par le désir ? Le besoin de base (2000 calories) reste le même mais, besoin-sans-manque, il devient partie prenante de l’activité-pas-seulement-productive (la gastronomie ?) qui en même temps le manifeste et le satisfait.

    Le besoin-sans-manque s’invite ainsi dans l’activité-pas-seulement-productive pour s’y manifester comme partie prenante et assurer que l’activité productive reste particulière aux individus qui y sont engagés, et non pas générale et abstraite pour répondre à une demande séparée. Ceci est totalement anti-productif, au sens où beaucoup de temps sera « perdu » pour formuler le besoin dans sa particularité, tant en fonction de la nature de l’objet à produire que des possibilités dont on dispose pour ce faire. De façon générale, le besoin n’est plus envie individuelle. Mais si le besoin-sans-manque participe à l’APSP, ce n’est pas parce que les individus concernés auront intégré dans leur conscience individuelle la nécessité d’extraire du charbon pour couvrir les besoins d’autres productions. C’est parce que l’extraction de charbon se fera de telle sorte que les rapports entre les « mineurs » seront satisfaisants en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il n’y aura aucun sacrifice à produire des biens non consommables immédiatement, des biens pour d’autres. Cela s’applique bien sûr aussi aux biens consommables immédiatement. Les réalistes disent : « il y aura toujours du sale boulot, il faudra bien qu’on le fasse ». Je crois qu’il faut le dire clairement : il n’y aura plus de sale boulot. Les tâches actuellement sales, dégradantes, ennuyeuses, etc. seront soit abandonnées soit transformées. Sinon, on tombe dans les tours de rôle, avec leurs gestionnaires et leur passe-droit – ou alors on envisage que les hommes et femmes communistes sont des militants.

    Il n’y aura donc aucun temps « perdu ». L’interaction constante entre APSP et BSM se concrétise comme activité et jouissance sociale des individus. Parce qu’il n’est pas déterminé par le manque comme impérieux, urgent, le besoin se manifeste concrètement et activement dans l’APSP, qui lui en laisse tout le loisir puisqu’elle n’est pas seulement productive. L’activité prime sur son résultat productif au sens où le besoin fondamental est celui d’exister socialement, de profiter de la société des autres. Le besoin (momentané) de solitude ne contredit pas cela. Marx dit que le travail sera le premier besoin, parce que c’est pour lui l’activité subjective fondamentale (générique) de l’homme. Il faut élargir cette proposition, et dire que l’activité sociale, c’est-à-dire la jouissance d’être libre et conscient, naturel et social, actif et passif, sera le premier besoin. La notion de besoin-sans-manque veut exprimer la possibilité d’un besoin existant comme interaction entre les individus, comme projet conscient.

    La négation de la normalisation suppose donc de ne plus concevoir les besoins naturels (2000 calories) comme une variable exogène. Les besoins ne sont pas une contrainte naturelle qui nous imposerait un certain réalisme. Ils nous apparaissent comme tels dans la société de classes, où en fait ils ne sont pas si naturels puisque c’est le travail et la propriété qui engendrent la séparation du besoin et de son objet, et posent le besoin comme manque. Si l’on pose le travail et la propriété positivement dépassés, il faut aussi envisager un besoin sans manque, qui fait partie, en fin de compte, de la définition de l’activité-pas-seulement-productive.

    Le livre contient un épilogue non publié sur le site, titré "Théorie de la valeur et théorie communiste". Je le mettrai ultérieurement.

    #Astarian #communisation #communisme #post-capitalisme #besoin #production

  • Du déni des réalités monétaires.
    Le plan de transformation de l’économie française du Shift Project (2022)

    J’ai entre les mains le fameux PTFE, plan de transformation de l’économie française, paru en 2002 et rédigé par le Shift Project. Le plan est composé de 15 chapitres rédigés par des personnes différentes - le célèbre Jancovici n’a écrit que l’avant-propos et le mot de la fin - correspondant chacun à un axe d’analyse ou domaine d’activité : énergie, industrie, agriculture/alimentation, fret, mobilité quotidienne, mobilité longue distance, automobile, logement, emploi, administration publique, santé, culture, villes/territoires, finances publiques/épargne.

    A chaque fois, ce sont des scénarios chiffrés de décroissance des consommations physiques qui sont donnés, en même temps que les stratégies énergétiques correspondantes, différentes pour chaque domaine, dans l’objectif d’une baisse de 5%/an des émissions carbone jusqu’en 2050 et de sortie des énergies fossiles.

    On parle d’économie, mais il aurait mieux fallu parler d’organisation matérielle imaginaire, décrite comme s’il s’agissait de gérer rationnellement des choses et des activités, en totale indépendance avec leur valeur monétaire.

    En effet :

    Le PTEF parle de tonnes, de watts, de personnes et de compétences. Mais il parle peu d’argent, et jamais comme d’une donnée d’entrée du problème posé : face à ce problème, l’épargne et la monnaie ne sont des facteurs limitants les plus sérieux.

    (p.29)

    Il n’y avait pas un seul économiste ou spécialiste des questions monétaires dans l’équipe des rédacteurs ?

    C’est évidemment totalement délirant, de penser cela et d’écrire un plan de transformation sans se poser la question des tout premiers obstacles qui se posent, dès qu’on imagine faire des choix rationnels, donc indépendants du fétiche monétaire. C’est en décalage complet avec la réalité de nos sociétés, avant tout et en premier lieu marchandes.

    Il y a cependant le dernier chapitre qui aborde la question du financement (7 pages sur un document de 240 pages). Qu’y trouve-t-on ?

    Une référence à la planification d’après-guerre en France (commissariat général au plan).
    Le constat que collectivités et petites entreprises n’ont pas de marge de manœuvre en matière de financement.
    L’appel à l’Etat pour résoudre ces problèmes de financement, alors que la création monétaire en amont de toutes les activités est décidée par les banques privées.

    Pourtant, il est reconnu que :

    La contrainte de rentabilité reste le principal outil de pilotage des entreprises aujourd’hui, et ce à des niveaux incompatibles avec les réalités physiques des ressources disponibles, et à des échéances bien trop courtes. (...) C’est également le critère de rentabilité - étroitement lié à celui de risque - qui guide la main des banques et organismes financiers qui ont les moyens de financer les entreprises pour leurs investissements.

    (p. 230)

    Et donc ?

    Il s’agit donc de proposer des moyens permettant de faire en sorte que les investissements nécessaires à la transformation de l’économie soient perçus comme suffisamment rentables, et le risque comme suffisamment maîtrisé (compte tenu du rendement)

    Ou encore :

    Il convient donc d’inciter les banques à réaliser des prêts auprès des TPE-PME dans le cadre de la transformation de l’économie.

    Et :

    Pour les grandes entreprises, principalement financées par les marchés, nos travaux ont permis d’identifier spécifiquement un certain nombre d’outils pour canaliser les investissements. La régulation financière pourrait ainsi réorienter massivement l’investissement privé vers la transition écologique, en s’appuyant sur des dispositions françaises existantes d’information sur l’impact climat des entreprises. Une condition nécessaire à une telle orchestration est d’avoir accès à des analyses et à des métriques...

    ... donc d’autres études et analyses en perspectives à faire, tout en continuant à ne pas analyser les effets propres de la monnaie, sur un plan tout à fait logique et concret. Comme on fait correspondre une gestion de volume d’émissions CO2 à diminuer dans tous les secteurs avec une gestion comptable de l’argent de ces mêmes flux, argent qui se doit d’augmenter lui ? Comment peut-on espérer gérer les effets rebonds dans une économie monétaire ?

    #énergie #Jancovici #économie #climat #monnaie

  • « Produire plus et mieux » - Contre Attaque
    https://contre-attaque.net/2023/12/13/produire-plus-et-mieux

    Produire plus, alors que la maraîchage nantais brille par son image industrielle et artificielle, cela signifie laisser ces “entrepreneurs” s’accaparer davantage de surfaces agricoles. On connaît déjà les répercussions d’une telle politique foncière sur le territoire, les paysages et la biodiversité, et ce au détriment de l’agriculture dite diversifiée et biologique (céréale, élevage et maraîchage). En effet, les maraîchers nantais sont capables de mettre sur la table bien plus d’argent pour acquérir des terres sur lesquelles des tensions existent avec leurs “confrères” du monde agricole.
    .../...
    En conclusion, “produire plus et mieux” pour les maraîchers nantais n’est pas synonyme de vertu, car leur conception même du maraîchage se fait au détriment des ressources globales et de la santé de chacun-e. On comprend mieux pourquoi une action avec les Soulèvements de la Terre en juin dernier était nécessaire. Elle aura permis de mettre au grand jour la réalité de ce monde catastrophique en termes d’agriculture, d’usage de ressource (eau et sable), d’atteinte directe à la biodiversité et au paysage. Et les pauvres maraîchers qui se plaignaient des dégradations sont démasqués.

    #agro-industrie #maraîchage #Christelle_Morançais

  • Jean Vioulac, « Une spirale d’auto-destruction », 2022

    https://legrandcontinent.eu/fr/2022/06/25/une-spirale-dauto-destruction

    Pour être invisible et insensible, cette puissance de production se manifeste cependant : dans l’échange de ses produits. L’échange opère en effet la réduction des qualités particulières concrètes de produits différents à une quantité universelle abstraite et homogène, il met entre parenthèses l’utilité des produits, qui définit tel objet par son rapport à tel besoin de tel sujet, au profit d’une valeur qui vaut pour tous, il manifeste ainsi ce que Marx nomme « objectivité-de-valeur » (Wertgegenständlichkeit), précisant dès les premières pages du Capital que, « à l’opposé complet de l’épaisse objectivité sensible des denrées matérielles, il n’entre pas le moindre atome de matière naturelle dans leur objectivité-de-valeur ». (...)

    En tant qu’entité formelle et idéelle, en tant que pure abstraction, la valeur est évanescente et insaisissable, et même fantomatique : elle est, dit Marx, « l’objectivité spectrale » (gespenstige Gegenständlichkeit) de l’objet : elle ne devient tangible et disponible que dans la monnaie, qui matérialise son universalité abstraite dans un petit objet particulier et concret. Si donc la puissance d’abstraction se manifeste dans la valeur, elle s’autonomise dans la monnaie, qui cristallise ainsi l’essence de la communauté dans un objet aussitôt devenu fétiche.

    (...)

    Le marxisme a ainsi le plus souvent réduit le capitalisme à la domination de la bourgeoisie. Il suffit certes d’ouvrir les yeux pour constater que l’économie contemporaine est caractérisée par une exploitation massive et qu’elle instaure des inégalités sociales obscènes au sommet desquelles se reproduit une caste prédatrice irresponsable bénéficiant de tous les privilèges de l’impunité (...) Mais précisément : les rapports sociaux d’exploitation sont aussi anciens que l’Histoire elle-même : ils datent de la Révolution néolithique (...)
    La révolution théorique opérée par Marx découvre ainsi dans la monnaie un concept ontologique fondamental : c’est sur ces bases qu’il convient d’analyser la Révolution industrielle, caractérisée par un renversement total du statut de la monnaie, qui n’est plus moyen de l’échange mais son principe et sa fin. L’originalité de l’économie industrielle est en effet de produire directement pour le marché, c’est-à-dire pour vendre et pour l’argent qui sera retiré de la vente : le processus est initié par une quantité de valeur, cette quantité de valeur est investie, cet investissement n’est qu’un moyen destiné à accroître sa quantité. Quand la valeur est principe et fin du processus, quand elle « se prend comme point de départ en tant que sujet actif (als dem aktiven Subjekt) et se rapporte à elle-même comme valeur s’augmentant elle-même », elle est Capital, et c’est l’acquis décisif du travail de Marx, qui définit le Capital comme « valeur se valorisant elle-même ». La question « Qu’est-ce que le Capital ? » reçoit ainsi une réponse claire : le Capital est « l’autovalorisation de la valeur » (die Selbstverwertung des Werts), processus d’auto-accroissement d’une quantité abstraite, qui à ce titre ne connaît aucune limite et s’élargit constamment en spirale.

    Le marxisme a ainsi le plus souvent réduit le capitalisme à la domination de la bourgeoisie. Il suffit certes d’ouvrir les yeux pour constater que l’économie contemporaine est caractérisée par une exploitation massive et qu’elle instaure des inégalités sociales obscènes au sommet desquelles se reproduit une caste prédatrice irresponsable bénéficiant de tous les privilèges de l’impunité (...) Mais précisément : les rapports sociaux d’exploitation sont aussi anciens que l’Histoire elle-même : ils datent de la Révolution néolithique ; traiter les problèmes de l’exploitation ou des inégalités sociales aujourd’hui, c’est aborder des problèmes qui se posaient tel quels dans la France de Philippe Auguste et la Rome de Tibère, ou dans l’Égypte de Khéops quand la monnaie n’existait même pas, c’est n’aborder ni la question du Capital ni celle de la Révolution industrielle.

    Or si celle-ci est authentiquement révolutionnaire, c’est qu’elle inaugure un nouveau régime ontologique en instituant un nouveau fondement : non pas une classe sociale d’hommes en chair et en os, mais l’entité idéelle et abstraite, formelle et numérique de la valeur.

    (...)

    L’unité du capitalisme, du mathématisme et du machinisme est devenu manifeste à la fin du XXe siècle avec l’avènement de l’informatique par laquelle le code (abstrait) acquiert le pouvoir de piloter des dispositifs (concrets) en même temps qu’il fournit à ces dispositifs leur autonomie de fonctionnement : ce qui a conduit à la mise en place d’une Machinerie planétaire interconnectée et autorégulée entièrement déterminée par le numérique, à laquelle sont délégués sans cesse plus de tâche et de fonctions — de mémoire, de calcul, de surveillance, d’organisation, d’anticipation, de décision —, qui déploie une puissance toujours plus grande d’abstraction, de dématérialisation, de formalisation, d’informatisation et de numérisation, où la monnaie elle-même a rompu avec la matérialité pour devenir numérique, jeu d’écriture informatique qui procure à l’idéalité de la valeur le mode d’être qui lui est adéquat, et qui soumet les sociétés à une régulation algorithmique qui tend à disqualifier la juridiction politique.

    Notre époque est ainsi caractérisée par la domination de l’Universel-Abstrait sur les particularités concrètes, de l’idéalité formelle sur la réalité matérielle, de l’objectivité pure sur les sujets en chair et en os. C’est précisément en quoi il y a authentique Révolution, qui destitue la communauté des sujets de son statut de fondement pour l’assujettir à un système des objets lui-même fondé sur l’idéalité pure autofondée de la valeur : en régime capitaliste, constate Marx, « le rapport du sujet et de l’objet est inversé », le capitalisme se définit par « l’inversion du sujet et de l’objet », et c’est cette inversion qui définit la Révolution industrielle. Le capitalisme n’est plus fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme mais sur l’aliénation de la subjectivité dans l’objectivité, aliénation réelle qui transfère l’essence originairement subjective de l’homme dans le système des objets, et procure à l’objet le statut de sujet : le capitalisme se caractérise, conclut Marx, par « la subjectivisation des choses et la chosification des sujets. »

    Le problème du capitalisme n’est donc pas du tout celui de la domination de la bourgeoisie. Serait-ce le cas qu’il n’y aurait pas lieu de s’alarmer, il n’y aurait là rien de nouveau puisque la société de classes et les rapports sociaux d’exploitation apparaissent avec la Révolution néolithique et ont caractérisé toutes les sociétés historiques depuis lors. De ce point de vue, il y a même du progrès : la domination des bourgeois est largement préférable à celle des curés et des ayatollahs, l’actualité récente le montre tragiquement, elle montre aussi tout le prix qu’il faut accorder aux “libertés bourgeoises” et aux institutions qui nous les garantissent. Le problème du capitalisme est celui de l’avènement de « l’instance de domination » (das Übergreifende) qu’est l’unité numérique autonomisée, devenue seul gouvernail et principe universel de gouvernement : en grec κυϐέρνησις, mot à partir duquel Norbert Wiener a créé à la fin des années 1940 le concept de cybernétique. Il est possible de définir le régime ontologique inauguré par la Révolution industrielle par la cybernétique, compris comme hégémonie totalitaire du numérique, qui rompt avec l’objectivisme — où tout est objet pour un sujet — au profit d’un numérisme — où tout est data pour un calcul — : ainsi l’anthropogenèse caractéristique de la Préhistoire et l’anthropisation caractéristique de l’Histoire sont-elles dépassées par un processus de cybernétisation qui laisse pressentit l’avènement de celui que Henri Lefebvre dans les années 1960 avait nommé le cybernanthrope.

    Un tel événement reste inaccessible au grossier bon sens, inaccessible également aux sciences positives, il ne peut être saisi que par la philosophie. (...)

    (...) En tant qu’il a pour finalité l’abstraction, le capitalisme n’est pas un mode de production : c’est un mode de destruction, dans une spirale dont chaque nouvelle rotation élargit le champ de dévastation. Il ne produit qu’une chose : l’entité abstraite de la valeur, tout le reste est moyen, destiné à être englouti dans la cornue du marché pour en retirer le même sublimé identique ; tout produit concret est voué à l’obsolescence, toute marchandise est déchet en sursis. Dès 1867 Marx caractérisait le capitalisme par un « processus de destruction » (Zerstörungsprozeß), thèse alors inaudible dans un contexte dominé par l’idéologie bourgeoise du progrès qui ne fut jamais qu’une sécularisation de la doctrine théologique de la providence, mais l’Histoire depuis lors n’a fait que confirmer : inauguré par la Première Guerre mondiale, mobilisation totale pour la destruction totale qui a imposé à des millions d’hommes de se sacrifier pour rien et pour rien d’autre que ce rien, le XXe siècle a déchaîné une logique destructrice qui en ce début de XXIe siècle entame sa phase finale : le Global Assessment Report 2022 publié le 26 avril dernier par le Bureau des Nations Unies pour la Réduction des Risques de Catastrophe affirme que « l’humanité est entrée dans une spirale d’auto-destruction » (a spiral of self-destruction).

    (...)

    Mais si la spirale d’autodestruction qui menace aujourd’hui l’humanité n’est autre que le plein déploiement de la spirale d’autovalorisation qui définit le Capital, alors la Révolution destinée à nous en sauver est celle que Marx a voulu préparer. Le capitalisme est authentiquement révolutionnaire en ce qu’il inverse les rapports des sujets et des objets, du concret et de l’abstrait, et destitue la communauté de son statut de fondement pour la soumettre à l’objectivité dont il déchaîne la puissance d’abstraction : d’où la nécessité d’une autre Révolution destinée à destituer le Capital de son statut de sujet pour instituer la communauté humaine en fondement réel. Et conscient de l’être : avec la Révolution néolithique la communauté humaine s’institue en fondement, sans jamais se savoir comme telle puisqu’elle a d’emblée saisi sa propre puissance comme une entité étrangère qu’elle a nommé Dieu et à laquelle elle s’est soumise. Notre époque est alors crise en ce qu’elle nous place face à l’alternative : passer de l’aliénation formelle à l’Un (la religion) à l’aliénation réelle (la cybernétique), ou bien surmonter définitivement toute aliénation pour ouvrir au « vrai royaume de la liberté » (das wahre Reich der Freiheit).

    C’est ainsi que se définit la Révolution communiste, qui n’est autre que la réappropriation par la communauté des sujets de son essence aliénée dans l’objectivité. Elle ne saurait donc se réduire au remplacement de la bourgeoisie par le prolétariat comme classe dominante : le danger est inhérent à un dispositif machinique planétaire dont la logique est celle de la destruction, que ce dispositif soit géré par les uns ou par les autres ne changerait rien à sa destructivité, ce dispositif n’est de toute façon et par principe géré que par des technocrates qui ne sont pas ses maîtres mais ses servants. Marx répète ainsi que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés, pareillement soumis au Capital qui est l’unique « sujet dominant » (übergreifende Subjekt) : l’enjeu de la Révolution n’est pas de libérer le prolétariat de la domination de la bourgoisie, mais de libérer la communauté humaine tout entière de son assujettissement cybernétique à la Machinerie capitaliste et sa spirale de destruction. La bourgeoisie n’occupe aucune position de maîtrise : tout au contraire, selon une formule frappante du Manifeste du parti communiste, elle « ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées », elle est « l’agent veule et sans résistance » du Capital. C’est alors précisément ce qui la distingue du prolétariat. Si bourgeois et prolétaires sont pareillement soumis au Capital, cette soumission prend en effet deux formes opposées : les bourgeois jouissent de leur aliénation, les prolétaires en souffrent, la prolétarisation crée alors une classe lucide sur les dangers du capitalisme qui a toutes les raisons de le renverser, alors que la condition des bourgeois les installe dans la suffisance et le déni, et la volonté de ne rien changer. La différence essentielle entre bourgeois et prolétaires n’est pas celle qui existe entre maîtres et serviteurs, mais celle qu’il y a entre collabos et résistants, deux rapports antagoniques à une même puissance de domination.

    D’où la légitimité et la nécessité des luttes sociales qui résistent pied à pied aux mesures collaborationnistes de ceux qui œuvrent à la croissance et ne sont en cela rien d’autres que les fonctionnaires de la destruction : mais la Résistance n’est pas la Révolution. Les stratégies qui en sont restées au niveau étroit des rapports de classes sans prendre en vue le fonctionnement du dispositif dont ces classes ne sont que des fonctions n’ont jamais déclenché aucune Révolution : elles ont déclenché des guerres civiles et mis en œuvre des politiques d’Épuration, et ce sans rien changer en quoi que ce soit à la logique destructive d’un dispositif industriel dont elles n’ont fait que déchaîner la puissance — caractéristique du bolchevisme dans tous ses avatars, qui tout au long du XXe siècle a fait de la Révolution une force supplétive de la destruction. Tragédie du destin de Marx, et tragédie inévitable : le niveau d’analyse du Capital, comparable à celui du Sophiste, de la Critique de la raison pure et de la Phénoménologie de l’Esprit, le destine à des universitaires, à ceux qu’Antonio Gramsci nommait les « fonctionnaires de la superstructure », qui ne peuvent qu’y opposer une fin de non recevoir, son propos, la critique radicale et le renversement de cette superstructure, le destine à des exploités que leur exploitation a dépossédé des moyens de le lire. Aporie de la philosophie aujourd’hui : l’événement en cours est d’une complexité inouïe, la philosophie est nécessaire pour le penser, mais elle ne peut alors que proposer des analyses âpres, difficiles et complexes, qui, réduites à des idées simples, ne peuvent que conduire à des catastrophes.

    Il faut alors — à l’heure où l’on écrit ces lignes — prendre acte de l’échec de la Révolution. Marx au XIXe siècle avait vu au cœur du capitalisme une spirale de paupérisation et de prolétarisation dont la logique devait produire une masse toujours plus grande de résistants, menant ainsi le système au point de bascule où se produit le « renversement historique » (die geschichtliche Umkehr) qui définit la Révolution : le prolétariat avait ainsi pour mission de se constituer en communauté et de s’instituer en sujet en lieu et place du Capital. Mais le XXe siècle s’est inauguré en juillet 1914 par le renoncement de l’Internationale à imposer la paix par l’union européenne des travailleurs qui les a réduit au rang de matière première d’un processus de destruction caractérisé par la production d’une masse toujours plus grande de cadavres, de mutilés et de traumatisés, il s’est continué avec la société de consommation qui a permis d’éradiquer toute opposition au capitalisme par la production d’une masse toujours plus grande de consommateurs, lesquels, bien loin d’être résistants, se font militants du consumérisme, il s’est poursuivi avec la société du spectacle, production d’une masse toujours plus grande de spectateurs captivés et ainsi maintenus en captivité. Marx fondait son espoir révolutionnaire sur une spirale de désaliénation : c’est l’inverse qui s’est produit ; la puissance d’aliénation que le dispositif déploie par l’intermédiaire de ses écrans est même parvenu à numériser la socialité même et remodèle sous nos yeux des générations sur laquelle les institutions éducatives n’ont plus aucune prise. Bien loin d’être révolutionnaire, l’antagonisme au dispositif capitaliste prend alors aujourd’hui dans les populations exploitées la forme réactionnaire d’un retour à la théologie politique médiévale : refuge dans la fantasmagorie religieuse par quoi l’aliénation réelle à l’Un est catastrophiquement redoublée par l’aliénation formelle, volonté fanatique d’illusion et de soumission qui est pure et simple capitulation. La « spirale d’auto-destruction » tourne à plein régime cependant, il fait chaud et de plus en plus chaud, le désert croît, l’air est irrespirable, les forêts sont en flammes et les vivants agonisent : le point de bascule imminent aujourd’hui n’est pas celui qui enclencherait la Révolution, c’est le tipping point par lequel les climatologues désignent l’emballement irrémédiable du système climatique mondial. Mais il y a bien là auto-destruction, et c’est ce que le concept d’Anthropocène nous impose d’assumer : cette puissance du négatif, c’est la nôtre, à nous, les néguanthropes, la catastrophe en cours n’est pas hétérogène, elle est le déchaînement illimité d’une négativité qui nous définit en notre essence, négativité que l’alchimie de la Révolution aurait eu pour mission de transmuer en liberté. La lucidité conduit ainsi en dernière instance à concevoir l’apparition même de l’homme au sein de la nature comme déferlement anarchique d’une puissance de négation, un accident, un déraillement, une aberration : une catastrophe. Une telle lucidité paraît monstrueuse, impossible, insoutenable, elle fut celle de Paul Valéry, qui dans une conférence intitulée Le Bilan de l’intelligence avait envisagé cette hypothèse dès 1935 : « Toute l’histoire humaine, en tant qu’elle manifeste la pensée, n’aura peut-être été que l’effet d’une sorte de crise, d’une poussée aberrante, comparable à quelqu’une de ces brusques variations qui s’observent dans la nature et qui disparaissent aussi bizarrement qu’elles sont venues. Il y a eu des espèces instables, et des monstruosités de dimensions, de puissances, de complication, qui n’ont pas duré. Qui sait si toute notre culture n’est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable, qu’une ou deux centaines de siècles auront suffit pour épuiser ? »

    #révolution #monnaie

    • Un texte plus court de Vioulac vient de paraître sur lundimatin, abordant la question de la révolution fasciste à la fin (mais ne fait que l’effleurer, dommage)

      https://lundi.am/Revolution-et-Destruction-l-obstacle-fasciste

      Voilà la partie concernant le fascisme :

      Pasolini définit alors le capitalisme comme un totalitarisme, et le consumérisme comme un fascisme.

      Le fascisme se caractérise par la fusion des hommes dans une masse indifférenciée, leur réduction à leurs instincts et à leur pulsionnalité, pour ensuite mobiliser et utiliser cette puissance. Les fascismes militaristes des années 1920-1930 définissaient la masse sur des bases nationales, ethniques ou raciales, la fanatisaient par le culte du chef, et mobilisaient sa puissance dans un cadre militaire. Mais il y a aussi un fascisme consumériste qui consiste à fondre les hommes dans une masse de consommateurs, à les réduire à leurs pulsions d’achat et à leur convoitise, à les fanatiser par le fétichisme des marques, ou d’équipes sportives, puis à mobiliser cette masse par la propagande publicitaire pour écluser la surproduction. Le consommariat est l’armée des fantassins de la consommation.

      Parler de fascisme aujourd’hui, c’est donc d’abord constater que le fascisme domine, sous la forme d’un fascisme bovin, ou porcin (« vivre et penser comme des porcs », disait Gilles Châtelet), celui des troupeaux de consommateurs, de spectateurs, de cybernautes et de touristes, fascisme certes pacifique, mais qui supprime la ressource révolutionnaire qu’était pour Marx la croissance du prolétariat : le consommariat est caractérisé par la servitude volontaire et l’aliénation volontaire, et par la passivité du spectateur connecté H24 au dispositif cybernétique.

      La question serait alors d’identifier des processus révolutionnaires au sein de ces sociétés massifiées. Mais, parmi ceux qui s’opposent à la domination du capitalisme, les mouvements dominants à l’échelle mondiale prennent eux-mêmes aujourd’hui des formes fascisantes, caractérisées par la volonté de refonder les peuples sur des bases nationales ou ethniques, dans le fantasme d’un retour à l’État-nation moderne, voire de les refonder sur des bases religieuses, dans le fantasme d’un retour à la théologie politique médiévale. Le fascisme est ainsi le principal obstacle à la révolution qu’appelle notre temps.

      Le fascisme n’est pas un simple phénomène historique daté. Il est lié à la révolution industrielle, définie par la mobilisation totale des hommes et des peuples au service du dispositif de production, et leur massification, qui les réduit au rang de ressource au même titre que n’importe quel cheptel bovin. Le nazisme a mené à son terme cette biologisation des peuples, constitués en masse organique dont il s’agissait de déchaîner la puissance, mais la généralisation de ce que Foucault a appelé le « bio-pouvoir » montre que cette grégarisation des peuples est un mouvement de fond.

      La révolution capitaliste est inversion, l’humanité n’est plus « maître et possesseur de la nature », elle n’est plus que matière première d’un dispositif qui la naturalise et finalement la réduit au rang de ressource naturelle parmi d’autres. Le concept d’Anthropocène qui s’est imposé depuis une vingtaine d’années est la reconnaissance de ce nouveau statut : l’Anthropocène désigne l’époque en laquelle l’humanité est elle-même devenue une force géologique. La révolution est urgente, mais elle ne relève en rien de ce qui s’est appelé ou prétendu tel dans les siècles passés, parce qu’elle ne relève plus, ou en tout cas plus seulement, d’une politique : il ne s’agit plus d’assumer, à l’échelle des temps historiques, la responsabilité de la vie collective d’un peuple, mais, à l’échelle des temps géologiques, d’assumer le devenir du système-terre, et d’être ainsi « chargé de l’humanité, des animaux même » (Rimbaud).

      Personne ne peut prétendre aujourd’hui savoir exactement comment une telle révolution peut advenir. Il y a néanmoins une certitude : ça urge.

      #révolution #fascisme

  • A quoi ressemblerait un monde où serait ôtée à la production la nécessité d’être vendue ? A propos de Réseau salariat

    Le groupe économie du réseau salariat propose d’abolir les échanges marchands intermédiaires (la production de biens intermédiaires, entrant dans la composition de produits finaux). Dit autrement, il n’y a plus de flux monétaires entre les unités de production. C’est une conséquence logique de la critique de la notion d’investissement (monnaie à avancer en premier pour lancer une production), conduisant à poser le salaire comme précédant la production.

    Une autre justification se veut plus empirique dans le texte Une monnaie communiste (1) :

    Nous comprenons que l’absence de flux monétaires entre les unités de production puisse tout d’abord surprendre, mais nous observons que le capital a malgré lui produit une socialisation de la production que nous jugeons propice au basculement vers notre modèle. En effet, une part considérable de la production s’effectue désormais dans des entreprises de très grandes tailles. Ces entreprises sont organisées en ateliers ou départements de production, lesquels effectuent leurs échanges sans flux monétaires, mais produisent le suivi comptable nécessaire à la gestion de l’ensemble. Notre modèle se présente comme une issue positive à ce mouvement de socialisation. Il nous engage au dépassement de la concurrence économique afin de gérer collectivement et démocratiquement l’ensemble de la production.

    Certes, il y a évidemment dans la production capitaliste contemporaine un degré très élevé de coopération dans l’organisation du travail, par delà des logiques de concurrence. Alors cela conduit à penser que le capitalisme a atteint un tel degré de socialisation qu’il serait mûr pour basculer vers le communisme.

    Ce propos néglige le phénomène très important de la sous-traitance : oui il y a une coordination d’unités de production par les choses, mais cela ne se fait pas toujours en interne loin de là, et dans ce cas cette coordination se règle aussi par le prix.

    Mais il y a plus fondamental encore. Les travaux de Michel Callon (2) me font penser, qu’au contraire, la production, dans son contenu même, une fois libérée des contraintes monétaires n’a plus rien à voir avec la production capitaliste.

    Je ne suis pas du tout convaincu par cette pensée schématique, opposant coopération et concurrence, ou qui isolerait des activités de production pure d’activités marchandes d’achat-vente. Cela conduit à sous-estimer grandement la place de la monnaie dans tout le système : le prix des choses est toujours intégré très en amont des choix de production, mais plus globalement la nécessité de vendre engendre une dysmétrie entre le producteur-vendeur et le consommateur-client.

    Le producteur-vendeur doit résoudre le problème de l’attachement entre le produit-marchandise et le client. Pour cela il a 3 grandes techniques nous dit Callon : introduire une conversation pour intéresser le client (par la publicité par exemple), faire participer quelques clients à la conception (excluant tous les autres), créer de l’addiction (rendre dépendant le client au produit).

    Dès lors, à quoi ressemblerait un monde où serait ôtée à la production la nécessité d’être vendue ?

    (1) https://www.reseau-salariat.info/images/article_une_monnaie_communiste_.pdf
    (2) Voir cette présentation de son livre L’emprise des marché s
    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-2eme-partie/les-acteurs-du-marche-avec-michel-callon-6319927

    #réseau-salariat #post-monétaire #marché #production

  • Une suppression partielle de l’argent. La proposition du groupe thématique « économie » du Réseau salariat

    sources :
    https://www.reseau-salariat.info/images/article_une_monnaie_communiste_.pdf
    https://www.reseau-salariat.info/articles/2022-04-01

    Le titre est un peu provocateur au regard du positionnement de l’association, qui n’est pas abolitionniste à l’égard de la monnaie - ça ferait mauvais genre.

    Mais il est pleinement justifié si l’on regarde le nouveau modèle économique proposé.

    Pour rappel, les courants post-monétaires proposent une économie uniquement basée sur des quantités de choses à produire, incommensurables entre elles, sans gestion du droit de tirage.

    Le réseau salariat propose quelque chose qui est à mi-chemin : l’argent est utilisé comme droit de tirage, mais il est supprimé dans ses autres fonctions.

    Voilà la proposition résumée :
    – Le droit de tirage sur la production est géré par une monnaie, une « monnaie salariale », distribuée inconditionnellement à toutes les personnes majeures (salaire à vie) correspondant à la qualification de la personne (sur une échelle de salaire de 1 à 3).
    – Cette monnaie sert uniquement aux particuliers pour acheter les biens de consommations finaux
    – Les biens de consommation intermédiaires ne sont pas achetés ni vendus. Par exemple, un boulanger n’achète pas sa farine, il la demande au minotier qui lui en fournit sans échange d’argent.
    – Contrairement à l’économie capitaliste, il n’y a plus de monnaie d’investissement, c’est-à-dire créée sous forme de prêts à rembourser.
    – La monnaie est ici créée par la caisse des salaires au moment de verser des salaires. Cette monnaie doit être détruite à l’issue du cycle versement des salaires (création de la monnaie)->achat des biens de consommation->reversement de cette monnaie à la caisse des salaires par les magasins (destruction de la monnaie).
    Pour rappel la monnaie capitaliste est crée au moment des prêts et détruite à leur remboursement.
    – Mais puisqu’il y a une monnaie, il faut bien fixer un prix aux choses achetées par les gens. C’est là qu’on entre dans des complications et des propositions à mon avis hasardeuses dans le but de domestiquer la monnaie.
    Le prix est calculé, pour tel produit, à partir de la somme des temps des travaux contenus dans ce produit, multiplié par un coefficient régulièrement mis à jour, tenant compte par exemple de la quantité de travail des gens qui travaillent dans le secteur non-marchand (secteur où les produits finaux sont distribués gratuitement mais où les producteurs reçoivent un salaire à vie comme tous les autres). Le but de ce coefficient est d’équilibrer la quantité de la monnaie distribuée en salaires avec la somme des prix des biens disponibles à la vente. Les unités de production intermédiaires devront donc faire remonter l’information concernant les quantités de travaux (nombre d’heures) contenues dans leurs produits.

    Dans cette proposition, la suppression de la monnaie dans les consommations intermédiaires est une conséquence logique de la généralisation du salaire à vie à tous les producteurs : la production est déjà payée par le versement des salaires, puisqu’il n’y a pas d’avance d’argent à rembourser par ailleurs.

    Ce serait assez facile de critiquer cette proposition en imaginant tout ce qui pourrait faire capoter cette organisation.

    Elle me paraît toutefois cohérente avec le schéma de pensée du réseau salariat, consistant à généraliser deux institutions existantes (que Friot appelle le « déjà-là » communiste) : le salaire attaché à la qualification de la personne (et non au poste) et la cotisation-subvention permettant la sécurité sociale.

    Le problème est que ces deux institutions butent sur des limites : elles ne sont pas autonomes mais adossées à d’autres institutions beaucoup plus puissantes, dont elles dépendent. En l’occurrence ce sont des sous-circuits monétaires à l’intérieur d’une circulation monétaire globale plus grande, d’une monnaie créée en fonction d’un impératif abstrait d’accroissement de valeur, laissant loin derrière les priorités concernant les besoins ou tout autre critère concret (justice sociale, préservation des ressources, respect des cycles naturels, prise en compte des limites physiques etc). Pour sortir du capitalisme, il faut donc commencer à se projeter dans un monde où la monnaie capitaliste est abandonnée.

    Ça, c’est fait.

    #post-monétaire #réseau-salariat #monnaie

  • Faut-il abolir l’Etat, cet horizon indépassable de nos imaginaires politiques ?

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/24/faut-il-abolir-l-etat-cet-horizon-indepassable-de-nos-imaginaires-politiques

    Enquête. Au carrefour de l’anthropologie, de la philosophie politique et de l’archéologie, plusieurs travaux récents remontent aux origines historiques et conceptuelles de l’institution étatique, dans le but de dépasser l’hégémonie de cet objet aujourd’hui considéré comme la forme immuable du pouvoir.

  • Règlement Reach : la Commission européenne reporte sine die son plan d’interdiction des produits chimiques dangereux

    https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/10/17/la-commission-europeenne-s-apprete-a-renoncer-a-son-plan-d-interdiction-des-

    Faut-il continuer à échouer ad vitam æternam à encadrer la production industrielle après-coup, alors qu’elle est décidée en amont par un petit nombre d’acteurs ?

    Ou bien faut-il plutôt chercher à changer les règles de prise de décision en matière de production ?

    Il ne s’agit pas seulement d’être plus nombreux à décider quoi produire et comment, il faut aussi que la décision de produire ne soit pas adossée à la monnaie capitaliste.
    En effet actuellement ceux qui décident la production sont ceux qui ont accès à la création monétaire (l’investissement permis par le crédit, une avance de monnaie à rembourser plus tard). Ils ont ainsi le pouvoir de faire faire aux autres ce qu’ils ont décidé de produire.

    Mais alors la production toute entière est néanmoins soumise à l’impératif prioritaire de gagner plus d’argent qu’au départ, et c’est pourquoi la production ne répond pas aux besoins, ou bien le fait en générant des nuisances, détruisant les ressources, etc.

    Sans la perspective d’une autre organisation sociale de la production, avec de nouvelles règles, la lutte contre les pollutions n’est-elle pas perdue d’avance ?

    #pollutions #post-monétaire

    • Au total, selon la sévérité des mesures de retrait envisagées, l’étude en question estimait que la traduction économique des bénéfices attendus pour la population européenne se situait entre 11 et 31 milliards d’euros par an à l’échelle de l’UE. Le poids économique de telles mesures pour les secteurs industriels concernés était de l’ordre de dix fois inférieur, compris entre 0,9 et 2,7 milliards d’euros par an.

      ... ça ne marche pas comme ça, justement. Ce genre de chiffrage donne l’illusion que les décisions économiques dans une société marchande pourraient être rationnelles, c’est-à-dire répondant aux besoins de la population.

  • « Le plus dur est de les voir pleurer » : comment les bénévoles des Restos du Coeur apprennent à dire non aux bénéficiaires
    https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/puy-de-dome/clermont-ferrand/le-plus-dur-est-de-les-voir-pleurer-comment-les-benevol

    L’hiver approche. Et à Clermont-Ferrand, comme ailleurs, les Restos du Coeur sont contraints de refuser pour la première fois des bénéficiaires. Une angoisse du quotidien pour les bénévoles qui doivent annoncer la mauvaise nouvelle aux personnes précaires.

    Dans le centre de distribution des Restos du Cœur situé au cœur de Clermont-Ferrand, la queue s’allonge. À l’intérieur, dans la salle d’attente, Rima, ticket numéroté à la main, tape du pied. Elle attend son tour pour pouvoir s’inscrire pour la campagne d’hiver. Elle semble stressée : “J’espère qu’on pourra m’accepter. J’ai entendu dire qu’ils refusaient des gens en ce moment”. Son tour arrive. Catherine, bénévole, l’accueille dans son bureau. Rima dévoile ses comptes : son allocation d’adulte handicapé, le nombre d’enfants, le montant du loyer, ses dépenses en électricité, … Tout y passe. Après calcul, le logiciel est formel : le barème a été dépassé. Catherine murmure, bien embêtée : “Je suis désolée. Ça ne va pas être possible. Au niveau de nos barèmes, vous êtes un peu au-dessus. Je suis désolée. On ne va pas pouvoir vous accorder l’aide alimentaire”. Rima se mure dans le silence. Elle semble dépitée par la nouvelle. La bénévole tente de la rassurer : “Mais, vous aurez quand même droit à d’autres aides des #Restos_du_Coeur. Je vais vous donner une carte hors alimentaire. C’est-à-dire que si vous avez besoin de vêtements ou de services autres que l’alimentaire, vous pourrez toujours en bénéficier”. La femme repart avec son chariot - qu’elle comptait remplir - vide. 

    Une formation pour être prêt à dire “non”

    Pour la première fois, en plus de 30 ans d’existence, l’association d’aide aux plus précaires, créée par Coluche, doit limiter le nombre de bénéficiaires pour la campagne d’hiver 2023.

    une fable apologétique. en fait, depuis les années 90, il faut satisfaire à des « critères sociaux » pour être « bénéficiaire ». c’est ces critères qui sont durcis actuellement en raison de l’augmentation des demandes et faute de ressources.

    #barème (modifié) #pauvres #pauvreté #alimentation