Mais pourquoi donc faut-il sauver le soldat Blanquer ?
Par Christian Lehmann, médecin et écrivain
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Le coût social et psychique du confinement est énorme, nous dit-on. Ces explications pourraient être entendues si le gouvernement et son administration faisaient tout pour éviter d’en arriver là. Mais un an après le démarrage de cette pandémie, nous sommes toujours à la traîne : les tests salivaires ne sont pas autorisés en France, le traçage est réduit à sa plus simple expression, les informations sur l’aérosolisation sont à peine évoquées. Et rien n’est fait dans le secteur scolaire pour sécuriser les établissements : ni autotests ni information claire aux familles ni consignes d’aération cohérente ni protocole adapté. Il a fallu ferrailler pendant des mois pour obtenir de masquer les élèves pour les protéger ainsi que les personnels, mais Jean-Michel Blanquer s’entête à inventer un monde merveilleux dans lequel son protocole sanitaire de Schrödinger, qui empile des mesures floues à mettre en place « dans la mesure du possible », règle le problème. Arc-bouté sur des sociétés savantes de pédiatrie incapables de se dédire, le ministre laisse flamber l’épidémie et feint de croire que ceux qui alertent sont des ayatollahs inhumains inconscients du risque éducatif pour les enfants.
On ne reconfinera pas tout de suite, mais Emmanuel Macron choisira probablement la fin de la semaine, qui correspond, oh quel hasard, au début des vacances scolaires. Manière de continuer à prétendre que les établissements scolaires ne participent en rien à la diffusion de l’épidémie. J’en viens à me demander quelles vidéos compromettantes possède le ministre, et pourquoi il est si important de sauver le Soldat Blanquer et la réalité alternative dans laquelle il semble vivre.
Une semaine après une nouvelle journée de grève des personnels, Ariane Deboise, 47 ans, professeure des écoles à Ivry-sur-Seine et représentante syndicale, a voulu témoigner de ce qui se passe en milieu scolaire :
« C’est écrit noir sur blanc dans le protocole sanitaire : les enfants à l’école primaire ne sont jamais considérés comme cas contacts. Une amie reçoit un mot dans le carnet de liaison de sa fille. " Il nous a été signalé un cas confirmé de Covid-19 au sein de la classe. Votre enfant n’est pas identifié, à ce stade, comme contact à risque." "C’est une blague ?, me demande-t-elle. Ma fille est en moyenne section, ils ne portent pas de masques, ils passent leur temps à léchouiller des trucs et à se léchouiller les uns les autres, malgré tous les efforts de la maîtresse. Comment peut-elle ne pas être cas contact ? C’est une blague ? " »
« Non, ce n’est pas une blague. Le Haut Conseil de Santé publique estime "qu’il n’y a pas lieu de considérer comme contact à risque un enfant de moins de 11 ans ayant eu un contact avec un adulte testé positivement Covid-19 qui porte un masque grand public de catégorie 1 (comme ceux fournis par le ministère de l’Éducation nationale, ndlr), ni un autre enfant de moins de 11 ans testé positivement Covid-19, bien qu’il ne porte pas de masque ». Le HCSP souligne en effet dans cet avis que "les enfants jeunes sont peu à risque de forme grave et peu actifs dans la chaîne de transmission du Sars-CoV-2". Circulez, il n’y a rien à voir. "En conséquence, dans le premier degré […] l’apparition d’un cas confirmé parmi les élèves n’implique pas que les autres élèves de la classe soient identifiés comme contacts à risque."
« Cette mauvaise blague a été réitérée à l’envi dans la plupart des écoles de France, et ce courrier reçu est une déclinaison d’un courrier type proposé par notre hiérarchie. J’explique à mon amie les alertes que nos syndicats lancent depuis des mois maintenant. Mais la priorité c’est de laisser les écoles ouvertes, à n’importe quel prix, alors que parfois la moitié d’une équipe d’encadrants est positive. Les parents se débrouillent comme ils peuvent, en prenant une journée, ou en faisant garder leurs enfants, pour ne pas surcharger les classes qui restent ouvertes, sans aucun justificatif pour s’absenter de leur emploi, puisque l’établissement reste ouvert et prétendument en capacité d’accueillir.
« Découragés »
« L’absence de traçage dans les écoles n’est pas le fait d’une absence de moyens, mais bien d’une décision politique. Dans l’école où je travaille, nous nous étions organisés depuis la rentrée de septembre : les enfants mangeaient à la même table, les animateurs notaient les tablées quand il y avait des modifications, nous faisions respecter la distance en sport, et, en gros, nous aurions pu tracer les contacts des enfants, avec une petite marge d’erreur peut-être, mais disons de manière globalement satisfaisante. Travail important, contraignant pour les enfants comme pour les adultes qui les encadrent. Arrive le premier cas positif… pas de traçage. Le deuxième ? Pas de traçage non plus. Les suivants ? Idem. Nous nous sommes découragés. A quoi bon ? Après tout, peut-être avaient-ils raison, les enfants étaient peut-être très peu contaminants, c’est le discours martelé par les pédiatres après tout, pourquoi être plus royalistes que le roi… Et pourtant nous étions nombreux à être mal à l’aise vis-à-vis des familles. C’est l’étrange méthode Coué de Blanquer : répéter comme un mantra que l’école n’est pas un lieu de contamination, quitte à tordre les chiffres dans tous les sens, et à évacuer ceux qui gênent, ne nous convainquait guère.
« La blague était déjà mauvaise, elle devient sinistre. La présence des variants anglais et sud-africains sur notre territoire et les déclarations d’Alain Fischer, le monsieur Vaccin du gouvernement, sur la nécessité de vacciner les enfants, n’ont rien fait bouger du côté du ministère. Plus de sport en intérieur, certaines règles optionnelles pour la restauration devenues obligatoires, soit. Mais le traçage ? Rien n’a changé. Même pas a minima une information claire envers les familles.
A vomir
« Mon amie a une oreille attentive, alors je raconte. Je raconte les appels affolés lors de nos permanences syndicales, la colère des collègues, le surnom donné à l’un de nos permanents syndicaux, Clusterboy, je lui lis ce message, reçu dans la journée : "Je suis positive depuis jeudi dernier. Ma directrice a appelé l’inspectrice qui lui a dit que j’étais irresponsable. Pourtant je me dévoue corps et âme à mon métier, nous avons une maîtresse absente depuis fin décembre, nous récupérons ses élèves et nous montons parfois à 40 dans ma classe. Un des élèves répartis dans ma classe était positif au Covid. Depuis vendredi, trois enseignantes sont positives ou cas contact. Le directeur du centre de loisir est positif, ainsi que trois animateurs et deux ATSEM. Le maire souhaite fermer l’école, mais l’inspectrice toujours pas. Le mot d’ordre, c’est se taire, ne pas fermer les écoles pour ne pas faire exploser les chiffres. La santé, ils s’en foutent. C’est à vomir. " »
« Je raconte aussi le cas de cette enseignante, qui reçoit un SMS de l’assurance maladie lui demandant de s’isoler, mais qui ne s’isole pas et assure la classe, parce que du point de vue du médecin de l’éducation nationale et de notre inspecteur, le risque de contamination, sur son lieu de travail, n’est pas avéré. Ce n’est pas, me confirme mon inspecteur en audience syndicale, à la caisse nationale d’assurance maladie de déterminer qui est cas contact dans les écoles : nous dépendons de la cellule dédiée à l’inspection académique. Dommage que le virus ne soit pas au courant.
Deux règles
« Et comme nous travaillons avec des personnels municipaux ou des intervenants extérieurs, deux règles, la règle commune et celle de notre administration, se heurtent parfois. Cette administration est, en quelque sorte, juge et partie. Comment lui faire confiance ? En pratique, les enseignants vont se faire tester, même lorsqu’on leur dit qu’ils ne sont pas cas contacts. Ils savent bien que dans la plupart des écoles, nous mangeons ensemble… à distance, certes, mais pas toujours, et pas toujours dans des pièces aérées. De nouvelles consignes sont tombées récemment : elles nous enjoignent à manger en quinconce, à plus de deux mètres d’écart, et en moins de 15 minutes, fenêtres ouvertes – ou, à défaut, dans nos classes. Je ne les remets pas en cause, elles sont sans doute justifiées. Reste à espérer que par la magie de l’effet performatif de la note de service, elles ne permettent pas d’évacuer tout bonnement la question des cas contacts entre enseignants – puisque nous ne sommes pas supposés, par définition, les enfreindre.
« Comme le signale le SNUIPP-FSU, le syndicat majoritaire dans le premier degré, dans un courrier au ministre de la Santé : "A l’heure actuelle, l’éviction et l’isolement des personnels qui ont été en contact avec un cas positif reposent sur les instructions des autorités locales de l’éducation qui ont aussi à charge d’assurer la continuité du service. Cela peut se traduire parfois par des refus de placement à l’isolement, ce qui est en totale contradiction avec la stratégie nationale relative à la rupture des chaînes de contamination… Les règles de cas contacts au sein de l’Éducation nationale doivent être les mêmes que dans le reste de la société. "
« Alors oui, tracer les enfants, cela signifierait fermer la classe pour une semaine dans une école maternelle. Personne ne le souhaite. Mieux tracer les cas contacts entre adultes, en prenant en compte la réalité de la vie des personnels, par une autorité de santé indépendante, ferait fermer des classes. Beaucoup, sans doute, et cela pèserait sur l’ensemble de la société. Mais à Noël, dans ma chambre, en tête à tête avec ma part de bûche et le résultat positif de mon test, face à la pile de livres dont, positive asymptomatique, j’allais profiter pendant une semaine de paresse forcée, je me suis demandée jusqu’où ce virus invisible, qui avait transité par moi à mon insu, sans doute depuis l’école, avait diffusé parmi ces gens que je vois tous les jours dans le quartier, qui il allait heurter de plein fouet, et quels deuils il allait peut-être engendrer. »
Christian Lehmann médecin et écrivain