• De l’inégale géonumérisation du Monde - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/12/31/de-linegale-geonumerisation-du-monde-2

    Ainsi, une forme de géonumérisation généralisée du Monde[1] se met progressivement en place. Ce terme permet de souligner l’importance de porter un regard, non sur un domaine particulier (la cartographie, la statistique, la topographie, etc.) ou un métier spécifique (les photo-interprètes, les arpenteurs-géomètres, les géomaticiens, etc.), mais sur des processus diffus et multiples qui se sont accélérés depuis une trentaine d’années autour de la transcription sous forme de données numériques de la plupart des objets, êtres, phénomènes, dispositifs, activités, images, œuvres de fiction, etc., localisables sur la surface terrestre. Or, cette géonumérisation du Monde est opérée par des systèmes opaques qui s’apparentent, de plus en plus, à de véritables boîtes noires algorithmiques.
    Ouvrir les boîtes noires algorithmiques

    Les systèmes géonumériques que nous utilisons au quotidien – des cartes en ligne comme Google Maps aux services de géolocalisation pour commander un taxi – sont personnalisés en fonction de nos centres d’intérêt (ou plutôt de la façon dont l’algorithme nous a profilé) et configurés en fonction des objectifs de leurs commanditaires. Ils sont donc avant tout des opérateurs de tri, de filtre, de combinaison, de fusion, d’appariement, d’intersection, d’extraction, d’union, de conversion, de re-projection… et in fine seulement de représentations cartographiques des données dont ils disposent. Soit autant d’opérations qui relèvent de choix techniques et politiques dont les intentionnalités comme la performativité méritent d’être analysées.

    Noyé sous un déluge de données numériques, comme le titrait, dès 2010, The Economist, le spectacle cartographique qui nous est donné à voir tous les jours n’a donc rien d’une évidence. Il mérite qu’on en analyse ses coulisses et secrets de fabrication. La métaphore naturalisante du déluge ravive d’ailleurs, une fois encore, les croyances positivistes autour des données dont Bruno Latour a pourtant clairement explicité dès 1987 qu’elles n’étaient pas données, mais fabriquées et que, par la même, on devrait plutôt les appeler des obtenues[2]. Rien d’inédit, donc, à souligner aujourd’hui l’impérieuse nécessité d’une dénaturalisation des données, fussent-elles embarquées dans des algorithmes qui les traitent et les redistribuent à la volée. Sauf que ces derniers se révèlent particulièrement opaques et qu’il est devenu complexe d’identifier où sont désormais les blancs des cartes et quels sont les effets potentiels de ces mises en invisibilité des lacunes cartographiques contemporaines.

    #Cartes #Cartographie #Algorithmes #Géonumérisation

  • Chat GPT ou le perroquet grammairien - AOC media
    Par Pierre-Yves Modicom – Linguiste
    https://aoc.media/analyse/2023/11/13/chat-gpt-ou-le-perroquet-grammairien
    Rediffusion d’un article du 14 novembre 2023.

    L’irruption des IA conversationnelles dans la sphère publique a conféré une pertinence supplémentaire aux débats sur le langage humain et sur ce qu’on appelle parler. Notamment, les IA redonnent naissance à un débat ancien sur la grammaire générative et sur l’innéisme des facultés langagières. Mais les grands modèles de langage et les IA neuronales nous offrent peut-être l’occasion d’étendre le domaine de la réflexion sur l’architecture des systèmes possibles de cognition, de communication et d’interaction, et considérant aussi la façon dont les animaux communiquent.

    La capacité de ChatGPT à produire des textes en réponse à n’importe quelle requête a immédiatement attiré l’attention plus ou moins inquiète d’un grand nombre de personnes, les unes animées par une force de curiosité ou de fascination, et les autres, par un intérêt professionnel.

    L’intérêt professionnel scientifique que les spécialistes du langage humain peuvent trouver aux Large Language Models ne date pas d’hier : à bien des égards, des outils de traduction automatique comme DeepL posaient déjà des questions fondamentales en des termes assez proches. Mais l’irruption des IA conversationnelles dans la sphère publique a conféré une pertinence supplémentaire aux débats sur ce que les Large Language Models sont susceptibles de nous dire sur le langage humain et sur ce qu’on appelle parler.

    L’outil de traduction DeepL (ou les versions récentes de Google Translate) ainsi que les grands modèles de langage reposent sur des techniques d’« apprentissage profond » issues de l’approche « neuronale » de l’Intelligence Artificielle : on travaille ici sur des modèles d’IA qui organisent des entités d’information minimales en les connectant par réseaux ; ces réseaux de connexion sont entraînés sur des jeux de données considérables, permettant aux liaisons « neuronales » de se renforcer en proportion des probabilités de connexion observées dans le jeu de données réelles – c’est ce rôle crucial de l’entraînement sur un grand jeu de données qui vaut aux grands modèles de langage le sobriquet de « perroquets stochastiques ». Ces mécanismes probabilistes sont ce qui permet aussi à l’IA de gagner en fiabilité et en précision au fil de l’usage. Ce modèle est qualifié de « neuronal » car initialement inspiré du fonctionnement des réseaux synaptiques. Dans le cas de données langagières, à partir d’une requête elle-même formulée en langue naturelle, cette technique permet aux agents conversationnels ou aux traducteurs neuronaux de produire très rapidement des textes généralement idiomatiques, qui pour des humains attesteraient d’un bon apprentissage de la langue.

    IA neuronales et acquisition du langage humain
    Au-delà de l’analogie « neuronale », ce mécanisme d’entraînement et les résultats qu’il produit reproduisent les théories de l’acquisition du langage fondées sur l’interaction avec le milieu. Selon ces modèles, généralement qualifiés de comportementalistes ou behavioristes car étroitement associés aux théories psychologiques du même nom, l’enfant acquiert le langage par l’exposition aux stimuli linguistiques environnants et par l’interaction (d’abord tâtonnante, puis assurée) avec les autres. Progressivement, la prononciation s’aligne sur la norme majoritaire dans l’environnement individuel de la personne apprenante ; le vocabulaire s’élargit en fonction des stimuli ; l’enfant s’approprie des structures grammaticales de plus en plus contextes ; et en milieu bilingue, les enfants apprennent peu à peu à discriminer les deux ou plusieurs systèmes auxquels ils sont exposés. Cette conception essentiellement probabiliste de l’acquisition va assez spontanément de pair avec des théories grammaticales prenant comme point de départ l’existence de patrons (« constructions ») dont la combinatoire constitue le système. Dans une telle perspective, il n’est pas pertinent qu’un outil comme ChatGPT ne soit pas capable de référer, ou plus exactement qu’il renvoie d’office à un monde possible stochastiquement moyen qui ne coïncide pas forcément avec le monde réel. Cela ne change rien au fait que ChatGPT, DeepL ou autres maîtrisent le langage et que leur production dans une langue puisse être qualifiée de langage : ChatGPT parle.

    Mais ce point de vue repose en réalité sur un certain nombre de prémisses en théorie de l’acquisition, et fait intervenir un clivage lancinant au sein des sciences du langage. L’actualité de ces dernières années et surtout de ces derniers mois autour des IA neuronales et génératives redonne à ce clivage une acuité particulière, ainsi qu’une pertinence nouvelle pour l’appréhension de ces outils qui transforment notre rapport au texte et au discours. La polémique, comme souvent (trop souvent ?) quand il est question de théorie du langage et des langues, se cristallise – en partie abusivement – autour de la figure de Noam Chomsky et de la famille de pensée linguistique très hétérogène qui se revendique de son œuvre, généralement qualifiée de « grammaire générative » même si le pluriel (les grammaires génératives) serait plus approprié.

    IA générative contre grammaire générative
    Chomsky est à la fois l’enfant du structuralisme dans sa variante états-unienne et celui de la philosophie logique rationaliste d’inspiration allemande et autrichienne implantée sur les campus américains après 1933. Chomsky est attaché à une conception forte de la logique mathématisée, perçue comme un outil d’appréhension des lois universelles de la pensée humaine, que la science du langage doit contribuer à éclairer. Ce parti-pris que Chomsky qualifiera lui-même de « cartésien » le conduit à fonder sa linguistique sur quelques postulats psychologiques et philosophiques, dont le plus important est l’innéisme, avec son corollaire, l’universalisme. Selon Chomsky et les courants de la psychologie cognitive influencée par lui, la faculté de langage s’appuie sur un substrat génétique commun à toute l’espèce humaine, qui s’exprime à la fois par un « instinct de langage » mais aussi par l’existence d’invariants grammaticaux, identifiables (via un certain niveau d’abstraction) dans toutes les langues du monde.

    La nature de ces universaux fluctue énormément selon quelle période et quelle école du « générativisme » on étudie, et ce double postulat radicalement innéiste et universaliste reste très disputé aujourd’hui. Ces controverses mettent notamment en jeu des conceptions très différentes de l’acquisition du langage et des langues. Le moment fondateur de la théorie chomskyste de l’acquisition dans son lien avec la définition même de la faculté de langage est un violent compte-rendu critique de Verbal Behavior, un ouvrage de synthèse des théories comportementalistes en acquisition du langage signé par le psychologue B.F. Skinner. Dans ce compte-rendu publié en 1959, Chomsky élabore des arguments qui restent structurants jusqu’à aujourd’hui et qui définissent le clivage entre l’innéisme radical et des théories fondées sur l’acquisition progressive du langage par exposition à des stimuli environnementaux. C’est ce clivage qui préside aux polémiques entre linguistes et psycholinguistes confrontés aux Large Language Models.

    On comprend dès lors que Noam Chomsky et deux collègues issus de la tradition générativiste, Ian Roberts, professeur de linguistique à Cambridge, et Jeffrey Watumull, chercheur en intelligence artificielle, soient intervenus dans le New York Times dès le 8 mars 2023 pour exposer un point de vue extrêmement critique intitulée « La fausse promesse de ChatGPT » https://www.nytimes.com/2023/03/08/opinion/noam-chomsky-chatgpt-ai.html . En laissant ici de côté les arguments éthiques utilisés dans leur tribune, on retiendra surtout l’affirmation selon laquelle la production de ChatGPT en langue naturelle ne pourrait pas être qualifiée de « langage » ; ChatGPT, selon eux, ne parle pas, car ChatGPT ne peut pas avoir acquis la faculté de langage. La raison en est simple : si les Grands Modèles de Langage reposent intégralement sur un modèle behaviouriste de l’acquisition, dès lors que ce modèle, selon eux, est réfuté depuis soixante ans, alors ce que font les Grands Modèles de Langage ne peut être qualifié de « langage ».

    Chomsky, trop têtu pour qu’on lui parle ?
    Le point de vue de Chomsky, Roberts et Watumull a été instantanément tourné en ridicule du fait d’un choix d’exemple particulièrement malheureux : les trois auteurs avançaient en effet que certaines constructions syntaxiques complexes, impliquant (dans le cadre générativiste, du moins) un certain nombre d’opérations sur plusieurs niveaux, ne peuvent être acquises sur la base de l’exposition à des stimuli environnementaux, car la fréquence relativement faible de ces phénomènes échouerait à contrebalancer des analogies formelles superficielles avec d’autres tournures au sens radicalement différent. Dans la tribune au New York Times, l’exemple pris est l’anglais John is too stubborn to talk to, « John est trop entêté pour qu’on lui parle », mais en anglais on a littéralement « trop têtu pour parler à » ; la préposition isolée (ou « échouée ») en position finale est le signe qu’un constituant a été supprimé et doit être reconstitué aux vues de la structure syntaxique d’ensemble. Ici, « John est trop têtu pour qu’on parle à [John] » : le complément supprimé en anglais l’a été parce qu’il est identique au sujet de la phrase.

    Ce type d’opérations impliquant la reconstruction d’un complément d’objet supprimé car identique au sujet du verbe principal revient dans la plupart des articles de polémique de Chomsky contre la psychologie behaviouriste et contre Skinner dans les années 1950 et 1960. On retrouve même l’exemple exact de 2023 dans un texte du début des années 1980. C’est en réalité un exemple-type au service de l’argument selon lequel l’existence d’opérations minimales universelles prévues par les mécanismes cérébraux humains est nécessaire pour l’acquisition complète du langage. Il a presque valeur de shibboleth permettant de séparer les innéistes et les comportementalistes. Il est donc logique que Chomsky, Roberts et Watumull avancent un tel exemple pour énoncer que le modèle probabiliste de l’IA neuronale est voué à échouer à acquérir complètement le langage.

    On l’aura deviné : il suffit de demander à ChatGPT de paraphraser cette phrase pour obtenir un résultat suggérant que l’agent conversationnel a parfaitement « compris » le stimulus. DeepL, quand on lui demande de traduire cette phrase en français, donne deux solutions : « John est trop têtu pour qu’on lui parle » en solution préférée et « John est trop têtu pour parler avec lui » en solution de remplacement. Hors contexte, donc sans qu’on sache qui est « lui », cette seconde solution n’est guère satisfaisante. La première, en revanche, fait totalement l’affaire.

    Le détour par DeepL nous montre toutefois la limite de ce petit test qui a pourtant réfuté Chomsky, Roberts et Watumull : comprendre, ici, ne veut rien dire d’autre que « fournir une paraphrase équivalente », dans la même langue (dans le cas de l’objection qui a immédiatement été faite aux trois auteurs) ou dans une autre (avec DeepL), le problème étant que les deux équivalents fournis par DeepL ne sont justement pas équivalents entre eux, puisque l’un est non-ambigu référentiellement et correct, tandis que l’autre est potentiellement ambigu référentiellement, selon comment on comprend « lui ». Or l’argument de Chomsky, Roberts et Watumull est justement celui de l’opacité du complément d’objet… Les trois auteurs ont bien sûr été pris à défaut ; reste que le test employé, précisément parce qu’il est typiquement behaviouriste (observer extérieurement l’adéquation d’une réaction à un stimulus), laisse ouverte une question de taille et pourtant peu présente dans les discussions entre linguistes : y a-t-il une sémantique des énoncés produits par ChatGPT, et si oui, laquelle ? Chomsky et ses co-auteurs ne disent pas que ChatGPT « comprend ou « ne comprend pas » le stimulus, mais qu’il en « prédit le sens » (bien ou mal). La question de la référence, présente dans la discussion philosophique sur ChatGPT mais peu mise en avant dans le débat linguistique, n’est pas si loin.

    Syntaxe et sémantique de ChatGPT
    ChatGPT a une syntaxe et une sémantique : sa syntaxe est homologue aux modèles proposés pour le langage naturel invoquant des patrons formels quantitativement observables. Dans ce champ des « grammaires de construction », le recours aux données quantitatives est aujourd’hui standard, en particulier en utilisant les ressources fournies par les « grand corpus » de plusieurs dizaines de millions voire milliards de mots (quinze milliards de mots pour le corpus TenTen francophone, cinquante-deux milliards pour son équivalent anglophone). D’un certain point de vue, ChatGPT ne fait que répéter la démarche des modèles constructionalistes les plus radicaux, qui partent de co-occurrences statistiques dans les grands corpus pour isoler des patrons, et il la reproduit en sens inverse, en produisant des données à partir de ces patrons.

    Corrélativement, ChatGPT a aussi une sémantique, puisque ces théories de la syntaxe sont majoritairement adossées à des modèles sémantiques dits « des cadres » (frame semantics), dont l’un des inspirateurs n’est autre que Marvin Minsky, pionnier de l’intelligence artificielle s’il en est : la circulation entre linguistique et intelligence artificielle s’inscrit donc sur le temps long et n’est pas unilatérale. Là encore, la question est plutôt celle de la référence : la sémantique en question est très largement notionnelle et ne permet de construire un énoncé susceptible d’être vrai ou faux qu’en l’actualisant par des opérations de repérage (ne serait-ce que temporel) impliquant de saturer grammaticalement ou contextuellement un certain nombre de variables « déictiques », c’est-à-dire qui ne se chargent de sens que mises en relation à un moi-ici-maintenant dans le discours.

    On touche ici à un problème transversal aux clivages dessinés précédemment : les modèles « constructionnalistes » sont plus enclins à ménager des places à la variation contextuelle, mais sous la forme de variables situationnelles dont l’intégration à la description ne fait pas consensus ; les grammaires génératives ont très longtemps évacué ces questions hors de leur sphère d’intérêt, mais les considérations pragmatiques y fleurissent depuis une vingtaine d’années, au prix d’une convocation croissante du moi-ici-maintenant dans l’analyse grammaticale, du moins dans certains courants. De ce fait, l’inscription ou non des enjeux référentiels et déictiques dans la définition même du langage comme faculté humaine représente un clivage en grande partie indépendant de celui qui prévaut en matière de théorie de l’acquisition.

    À l’école du perroquet
    La bonne question, en tout cas la plus féconde pour la comparaison entre les productions langagières humaines et les productions des grands modèles de langage, n’est sans doute pas de savoir si « ChatGPT parle » ni si les performances de l’IA neuronale valident ou invalident en bloc tel ou tel cadre théorique. Une piste plus intéressante, du point de vue de l’étude de la cognition et du langage humains, consiste à comparer ces productions sur plusieurs niveaux : les mécanismes d’acquisition ; les régularités sémantiques dans leur diversité, sans les réduire aux questions de référence et faisant par exemple intervenir la conceptualisation métaphorique des entités et situations désignées ; la capacité à naviguer entre les registres et les variétés d’une même langue, qui fait partie intégrante de la maîtrise d’un système ; l’adaptation à des ontologies spécifiques ou à des contraintes communicatives circonstancielles… La formule du « perroquet stochastique », prise au pied de la lettre, indique un modèle de ce que peut être une comparaison scientifique du langage des IA et du langage humain.

    Il existe en effet depuis plusieurs décennies maintenant une linguistique, une psycholinguistique et une pragmatique de la communication animale, qui inclut des recherches comparant l’humain et l’animal. Les progrès de l’étude de la communication animale ont permis d’affiner la compréhension de la faculté de langage, des modules qui la composent, de ses prérequis cognitifs et physiologiques. Ces travaux ne nous disent pas si « les animaux parlent », pas plus qu’ils ne nous disent si la communication des corbeaux est plus proche de celle des humains que celle des perroquets. En revanche ils nous disent comment diverses caractéristiques éthologiques, génétiques et cognitives sont distribuées entre espèces et comment leur agencement produit des modes de communication spécifiques. Ces travaux nous renseignent, en nous offrant un terrain d’expérimentation inédit, sur ce qui fait toujours système et sur ce qui peut être disjoint dans la faculté de langage. Loin des « fausses promesses », les grands modèles de langage et les IA neuronales nous offrent peut-être l’occasion d’étendre le domaine de la réflexion sur l’architecture des systèmes possibles de cognition, de communication et d’interaction.

    Cet article a été publié pour la première fois le 4 novembre 2023 dans le quotidien AOC.

    Pierre-Yves Modicom
    Linguiste, Professeur à l’Université Lyon 3 Jean Moulin

  • Le monde a oublié le camp de la paix israélien et palestinien - AOC media
    Par Naomi Sternberg – Historienne
    https://aoc.media/analyse/2023/12/20/le-monde-a-oublie-le-camp-de-la-paix-israelien-et-palestinien

    De nombreux mouvements, groupes, réseaux, instituts de recherche en faveur de la paix cherchent depuis longtemps à mettre un terme au conflit israélo-palestinien et conduire vers une réconciliation. Une meilleure compréhension de ce large éventail d’initiatives permet un autre récit des complexités actuelles en Israël et en Palestine, et montre qu’il existe de véritables partenaires pour la paix de part et d’autre de la Ligne verte.

    « Il n’y a pas de chemin pour la paix – la paix est le chemin. »
    Vivian Silver, militante pacifiste israélienne assassinée par des terroristes du Hamas à son domicile du kibboutz Be’eri le 7 octobre.

    La guerre entre Israël et le Hamas, conséquence de l’horrible massacre et des enlèvements du 7 octobre en Israël, puis des bombardements et de la mort de civils à Gaza qui ont suivi, fait l’objet de nombreux récits dans les médias du monde entier.

    Malheureusement, le paradigme « nous et eux » prospère dans les médias étrangers, où le discours des analystes politiques et militaires est prédominant. Dans ce contexte, le camp de la paix et la société civile israéliens et palestiniens sont confrontés à divers défis, les militants de la paix n’étant souvent pas entendus voire réduits au silence au sein de leur propre société comme de la communauté internationale et des médias.

    Cet article vise à donner un aperçu des diverses initiatives de paix et de réconciliation en Israël et en Palestine et à examiner les défis auxquels sont confrontés les militants de la paix en temps de guerre. Nous partons du principe qu’une meilleure compréhension du camp de la paix israélo-palestinien peut ouvrir la voie à la reconnaissance et au soutien de ces organisations et initiatives, en exposant un autre aspect et un autre récit des complexités actuelles en Israël et en Palestine.

    Si les initiatives de paix ont toujours fait partie du paysage sociopolitique, leur forme, leur intensité, leur importance dans le débat public et leur impact ont beaucoup varié au fil des ans. Divers mouvements, réseaux, groupes et alliances ont vu le jour pour entretenir les relations israélo-palestiniennes, dans le but de mettre un terme au conflit et de faire cesser l’hostilité, la violence et les injustices qu’il entraîne.

    Ce large éventail d’initiatives est désigné par l’appellation sommaire de « camp de la paix israélo-palestinien ». Alors même que celui-ci est constitué de partenariats israélo-palestiniens, il est plus juste de considérer les camps de la paix israélien et palestinien comme deux entités distinctes ayant leurs propres stratégies et leurs propres défis. Il existe une asymétrie considérable entre les sociétés civiles palestinienne et israélienne. En outre, la société civile palestinienne est « sans État », dotée d’une structure étatique incomplètement formée et d’institutions différentes de celles d’Israël.

    Le camp de la paix israélien
    Le camp de la paix israélien est un groupe peu structuré qui peut être divisé en trois sous-groupes. Le premier comprend les organisations engagées dans la construction « top-down » de la paix, et qui tentent de trouver une solution politique au conflit israélo-palestinien ou de suggérer des politiques pour parvenir à une résolution durable.

    La Geneva Initiative a ainsi mené un important effort de réflexion avec les Palestiniens, qui a abouti à un plan de paix global. L’Initiative de Genève comprend deux organisations : l’Initiative israélienne de Genève et l’Initiative palestinienne de Genève, également connue sous le nom de Palestinian Peace Coalition. Le Council for Peace and Security et les Commanders for Israel’s Security, deux organisations israéliennes composées d’anciens officiers de l’armée, du Shin Bet et de membres de la police, représentent également cette première tendance. La Paix Maintenant est un exemple intéressant parce qu’elle s’inscrit dans cette tendance, quoique pas entièrement. L’un des objectifs de La Paix Maintenant est de mobiliser les masses et de trouver des solutions politiques au conflit, grâce à des interventions concrètes (par exemple l’Observatoire des colonies) et des rapports. A Land for All, dans ce même sous-groupe, est une organisation israélo-palestinienne plus progressiste, qui appelle à une révision de la traditionnelle solution à deux États et propose une confédération basée sur le modèle de l’Union européenne.

    Certains instituts de recherche et groupes de réflexion peuvent aussi être considérés comme faisant partie de cet ensemble, tels que Molad, Mitvim, aChord, Van Leer, The Forum for Regional Thinking, qui produit des rapports, des analyses politiques et des recommandations à l’intention des responsables israéliens et d’un large public. D’autres initiatives de ce type voient le jour en ce moment, compte tenu de la nécessité de définir une vision politique de la situation sur le terrain, comme The Day After the War Forum, composé de chercheurs et d’universitaires qui publient des analyses et des recommandations politiques.

    Le deuxième sous-ensemble comprend ceux qui participent à la réconciliation selon un mouvement « bottom-up » et s’engagent dans un dialogue avec les Palestiniens qui partagent la théorie du changement interpersonnel, apprennent de leurs récits mutuels et promeuvent des actions conjointes. Les deux principales organisations représentant cette tendance sont The Parents Circle-Families Forum et Combatants for Peace, toutes deux composées d’Israéliens et de Palestiniens.

    Le Parents Circle-Families Forum rassemble des personnes qui ont perdu un parent au premier degré (un enfant, un parent) dans le conflit israélo-palestinien. Ils se réunissent pour montrer aux deux publics que la réconciliation est possible, pour faire pression sur le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne afin qu’ils s’engagent dans des négociations qui garantissent les droits fondamentaux, la création de deux États pour deux peuples et la signature d’un traité de paix.

    Combatants for Peace a été fondée conjointement en 2006 par d’anciens soldats des forces de défense israéliennes et des Palestiniens qui étaient auparavant engagés dans la lutte violente pour la libération de la Palestine. Cette organisation, qui pratique la protestation non violente, cherche à éduquer à la réconciliation et à la lutte non violente et à exercer une pression politique sur les deux gouvernements pour qu’ils mettent un terme au cycle de la violence et à l’occupation, et qu’ils reprennent un dialogue constructif. Parmi les autres organisations de ce type, citons Women Wage Peace, Darkenu, Ir Amim et Standing Together.

    Les organisations qui œuvrent en faveur d’une société égalitaire en Israël, où 20 % des citoyens sont des Palestiniens, relèvent également de ce même sous-groupe. Citons Abraham Initiatives, Have You Seen the Horizon Lately, Sikkuy-Aufoq, Yad-Le-Yad, parmi bien d’autres encore. Ces organisations plaident actuellement en faveur d’une désescalade en Israël, notamment en raison de la persécution politique à laquelle sont confrontés les citoyens palestiniens.

    Des études indiquent que le sentiment d’appartenance à Israël de la part des citoyens palestiniens d’Israël a atteint des sommets sans précédent. Les leaders de la société arabe en Israël condamnent fermement les massacres perpétrés par le Hamas, soulignant que de tels actes ne reflètent pas les opinions de la société palestinienne ou de l’islam. Toutefois, le fait d’exprimer sa sympathie pour les souffrances endurées par les habitants de Gaza, dont certains sont des membres de la famille de Palestiniens qui sont citoyens israéliens, est souvent interprété à tort comme un soutien au Hamas. Depuis le 7 octobre, des citoyens palestiniens d’Israël ont fait l’objet de licenciements ou de suspensions injustifiés, parfois sans investigation appropriée.

    Le troisième sous-ensemble est animé par des ONG de défense des droits de l’homme dont l’activisme est porteur d’un message de paix implicite. Il rassemble divers professionnels (avocats, médecins, rabbins) qui aident les Palestiniens dont les droits fondamentaux sont violés. B’tselem, Yesh Din, Zulat, Breaking the Silence, Rabbis for Human Rights, Looking the Occupation in the Eyes, Gisha, etc., en constituent quelques exemples. Ces organisations sont rejointes par des militants de la gauche radicale qui manifestent en Israël en faveur d’un cessez-le-feu, d’un échange de prisonniers et de la fin de l’occupation israélienne.

    Certains survivants du massacre du 7 octobre ou des personnes dont des proches ont été assassinés ou kidnappés se joignent à ces appels. Alors même qu’elle est bien établie, cette tendance est la moins acceptée en Israël ; elle aborde des questions sensibles et est accusée de ternir l’image du pays, ce que même les Israéliens les plus modérés ne tolèrent pas. Les ONG de ce courant ont été fortement délégitimées par la droite, qui leur a ainsi fait une publicité (négative) considérable.

    Il est essentiel de replacer les défis actuels du camp de la paix israélien dans le cadre plus large des problématiques auxquels il est confronté depuis des années. Depuis l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin en novembre 1995, cinq semaines seulement après la signature de l’accord intérimaire avec l’OLP connu sous le nom d’accords d’Oslo II, la capacité de la société israélienne à gérer les désaccords politiques concernant le conflit de manière non violente, à la fois physiquement et verbalement, a de toute évidence décliné.

    Ce déclin s’explique par de nombreuses raisons liées au désespoir, à la peur et à la haine, conséquences connues des conflits prolongés et violents. Ajoutons que la radicalisation au sein des sociétés israélienne et palestinienne constitue un défi partagé avec les pays occidentaux, et révèle d’inquiétantes tendances mondiales que cet article n’a pas l’espace d’approfondir.

    Au cours des deux dernières décennies, la délégitimation des promoteurs de la paix dans la société israélienne a pu s’apparenter à une diabolisation. Ce processus, mené par les politiciens de droite au pouvoir et la société civile de droite en Israël, s’est produit par le biais de campagnes médiatiques agressives, d’attaques et dénonciations en ligne, de lois menaçant la légitimité et le financement des organisations et des activistes pacifistes et anti-occupation.

    Les séquences de violence entre Israéliens et Palestiniens intensifient l’animosité d’une partie du public israélien à l’égard des organisations de défense de la paix et des droits de l’homme, qui les considère comme une menace pour le pays en ces temps difficiles. Ce fut le cas avec la « campagne des taupes » après l’opération israélienne de 2014, « Bordure protectrice », à Gaza, visant à fédérer les soutiens au projet de loi sur les « agents étrangers », lequel avait pour objectif d’interdire aux ministères et à Tsahal de coopérer avec des fonds étrangers.

    Les ONG recevant de tels fonds ont été qualifiées de « taupes » et menacées de dissolution, et les militants pacifistes de traîtres et de terroristes. Des tentatives d’adoption de projets de loi similaires constituent une menace permanente pour le camp de la paix israélien. Les médias mainstream ont longtemps négligé la gestion du conflit israélo-palestinien, partant du principe qu’il est intrinsèquement insoluble. De nombreux journalistes se concentrent uniquement sur les événements en Cisjordanie et à Gaza, utilisant une terminologie militaire qui empêche l’Israélien moyen d’éprouver de l’empathie pour les Palestiniens. Paradoxalement, le public israélien est moins exposé aux souffrances de Gaza que les pays européens, étant donné la mobilisation des médias en temps de guerre.

    Ces exemples sont essentiels pour comprendre l’état d’esprit d’une grande partie de la société israélienne à l’égard du camp de la paix qui, dans le meilleur des cas, est perçu comme naïf et hors de propos et, dans le pire des cas, comme un traître. Lors des grandes manifestations organisées en Israël l’année dernière contre la réforme judiciaire présentée par le gouvernement le plus à droite de l’histoire de l’État d’Israël, la société civile s’est épanouie et est devenue un exemple de protestation pour le monde entier. Pourtant, les voix qui, au sein de la protestation démocratique, cherchaient à souligner le lien entre la crise de la démocratie et la poursuite de l’occupation du peuple palestinien ont été réduites au silence et ont même fait l’objet de violences verbales et physiques.

    Mais il est remarquable que, malgré les menaces et les violences subies par les organisations et les individus qui s’efforcent de favoriser un discours public en Israël sur la fin du conflit et de l’occupation, des centaines d’organisations israéliennes persévèrent et travaillent à faire entendre une voix en faveur du partage des terres, l’octroi de droits aux Palestiniens et la défense de l’égalité entre tous les citoyens d’Israël.

    Le seul exemple de la « campagne des taupes » en 2015 nous apprend que les cycles de violence entre Israël et Gaza constituent un terrain fertile pour la délégitimation des promoteurs de la paix en Israël. En temps de guerre, le patriotisme est monopolisé par le narratif du type « en ce moment, il n’y a ni droite, ni gauche, nous gagnerons ensemble ». La brutalité des actes commis par le Hamas le 7 octobre complique les efforts déployés pour résister à la punition collective des Palestiniens de Gaza. Et les résultats des sondages indiquant un soutien croissant au Hamas en Cisjordanie intensifient l’hostilité israélienne à l’égard de tous les Palestiniens. Par conséquent, le camp de la paix israélien compte sur les ex-membres des forces de sécurité, qui font souvent office d’experts, pour promouvoir une solution politique selon une perspective sécuritaire, les arguments moraux bénéficiant d’une adhésion limitée dans le contexte d’une guerre perçue comme existentielle.

    Le camp de la paix palestinien
    Avant de se pencher sur du camp de la paix palestinien, il est d’abord essentiel de noter que les Palestiniens et les Israéliens vivent le conflit de manière différente, ce qui conditionne par conséquent leur définition de la « paix ». Les experts et les praticiens de la paix et de la résolution des conflits font souvent la distinction entre la paix « négative » (l’absence de guerre ou de violence armée) et la paix « positive » (l’existence de la liberté, de l’équité, de la satisfaction des besoins fondamentaux)[1].

    Les Israéliens ont tendance à insister sur la nécessité d’une « paix avec sécurité » (paix négative), tandis que les militants palestiniens appellent à une « paix avec justice » (paix positive), dans la mesure où ils vivent le conflit en termes de besoin d’autodétermination (liberté) et de difficultés socio-économiques et politiques liées au fait de vivre sous l’occupation militaire israélienne. En raison des conditions sociopolitiques très différentes dans lesquelles vivent les Israéliens et les Palestiniens et des points de vue divergents sur la lutte palestinienne pour l’autodétermination, les Palestiniens et les Israéliens ont eu tendance à définir différemment les efforts de paix et de résolution des conflits.

    La société civile palestinienne engagée dans l’activisme visant à mettre fin à l’occupation israélienne comprend une variété d’acteurs tels que des dizaines d’organisations de défense des droits de l’homme, des organisations de jeunesse, des organisations locales, des associations caritatives, des groupes de femmes, des associations religieuses et tribales, des institutions éducatives et des ONG professionnelles.

    Cependant, pour le camp de la paix palestinien, les accords d’Oslo ont été un tournant vers une aggravation de la situation. Pour de nombreux Palestiniens, ces accords n’étaient pas une victoire pour la paix, mais plutôt une légitimation de l’occupation israélienne. Nombre d’entre eux ayant assimilé le processus de « paix » d’Oslo à une détérioration sociale, économique et politique, le mot « paix » en a alors été compromis. De fait, cela a conduit à éviter d’utiliser ce mot concernant les organisations et activités palestiniennes, quand il le serait dans d’autres contextes.

    Le processus de paix d’Oslo, qui a permis la création de l’Autorité nationale palestinienne et le début de la construction de l’État avec l’aide de pays donateurs, a ouvert un espace favorable au développement des ONG et des institutions civiques dans les territoires occupés et en Israël. Toutefois, la création de cet espace s’est également accompagnée d’un éloignement de ces organisations vis-à-vis de la société et de leur base.

    Plutôt que de parler de « paix », certains Palestiniens mettent ainsi l’accent sur les aspects de leur histoire liés à la résistance non violente contre l’occupation israélienne et au rejet des armes dans leur quête de liberté. Cette résistance se manifeste sous diverses formes, comme essayer de construire une économie durable face à l’occupation militaire, de conserver sa dignité malgré les humiliations aux points de contrôle.

    Dans le contexte palestinien, le travail en faveur de la paix et de la résolution des conflits implique des efforts non violents qui comprennent principalement des actions de sensibilisation, la défense des droits de l’homme, le dialogue et la familiariation avec les préoccupations des Palestiniens en matière de justice. Dans ce cadre, les Palestiniens recherchent la paix en cherchant la justice ; la paix selon eux passe par la fin de l’occupation israélienne. Pour beaucoup d’entre eux, cela signifie qu’ils évitent de coopérer avec les Israéliens qui ne s’expriment pas ouvertement contre l’occupation, car ils considèrent que de telles relations – entre l’occupant et l’occupé – sont intrinsèquement inégales et contraires à la construction de la paix.

    Il s’agit là d’une tendance majeure de la société civile palestinienne également connue sous le nom d’anti-normalisation. Ici, la « normalisation » (Tatbi’a, en arabe) a été définie comme « le processus d’établissement de relations ouvertes et réciproques avec Israël dans tous les domaines, y compris les domaines politique, économique, social, culturel, éducatif, juridique et sécuritaire ». Cependant, tous les Palestiniens n’ont pas la même position à l’égard de la normalisation, voire dans leur volonté d’utiliser ce mot. Cette stratégie, répandue dans différents secteurs de la société palestinienne, complique les appels publics à des solutions politiques, même pour ceux qui soutiennent la solution à deux États.

    L’impopularité de l’Autorité palestinienne corrompue, et dirigée par Abou Mazen, associée à la poursuite de l’occupation israélienne et au désespoir généralisé des jeunes Palestiniens, contribue à renforcer le soutien à la lutte armée. Malgré ces difficultés, certaines organisations palestiniennes mènent des activités que l’on peut qualifier d’activisme en faveur de la paix.

    Zimam, par exemple, est un mouvement de jeunesse pionnier qui remet en question le statu quo. Adoptant une approche nationale de la résolution des conflits, celui-ci travaille avec de jeunes leaders prometteurs pour construire une société davantage démocratique, active et pluraliste. Ses programmes responsabilisent les jeunes, visent une transformation de l’opinion publique en favorisant la compréhension mutuelle et les attitudes démocratiques. Youth Against Settlements est un autre exemple de mouvement populaire palestinien visant à mettre fin à l’occupation par des méthodes non violentes. Ils s’engagent dans un travail communautaire contre l’expansion des colonies israéliennes en Cisjordanie.

    L’association ADWAR encourage le dialogue, principalement sur les questions liées aux femmes et aux filles palestiniennes. ALLMEP (Alliance for Middle East Peace) est une coalition de plus de 160 organisations – et de centaines de milliers d’activistes – qui construisent la coopération, la justice, l’égalité, un espace social commun, la compréhension mutuelle et la paix au sein de leurs communautés. Women of The Sun est un mouvement de femmes pour la paix relativement récent, qui collabore avec l’organisation israélienne Women Wage Peace.

    Des instituts de recherche tels que le Palestinian Center for Policy and Survey Research, Jerusalem Center for Women, The Palestinian House for Professional Solutions, Al-Damour Center for Community Development, The Peace and Democracy Forum, et d’autres encore, constituent une importante source d’informations pour les responsables et la communauté internationale.

    Les défis actuels
    Les défis auxquels sont confrontées les sociétés israélienne et palestinienne sont fondamentalement différents, tout comme le sont les défis des camps de la paix de chaque côté. Dans les deux sociétés, tant que les combats se poursuivent, il n’y a pas de légitimité globale à appeler à une solution politique, même si entre le Jourdain et la mer il existe une majorité qui reconnaît que la force militaire ou la violence ne peuvent à elles seules apporter de résultats bénéfiques, et que des mesures politiques impliquant la communauté internationale – et le monde arabe en particulier – sont nécessaires pour l’avenir d’Israël et de la Palestine.

    Aujourd’hui, le dialogue entre Israéliens et Palestiniens est quasiment inexistant, et bien que de nombreux militants pacifistes des deux camps restent en contact par le biais des réseaux sociaux, il est à craindre qu’au lendemain de la guerre le camp de la paix – des deux côtés – ne souffre encore plus de délégitimation, persécution et diabolisation. La crise idéologique actuelle place de nombreux militants dans des dilemmes difficiles et la confusion ; beaucoup d’entre eux font état de sentiments de désespoir. Cependant, ils ne restent pas passifs face à la situation, et comprennent l’opportunité que représente cette guerre malheureuse eu égard à un changement fondamental de l’attitude du public et de la communauté internationale face au conflit israélo-palestinien.

    Dans le camp de la paix israélien, sont menées des actions visant à la désescalade, des campagnes appelant à une solution politique et au retour de tous les otages israéliens, à un dialogue approfondi avec la communauté internationale, à un réexamen des solutions politiques et des accords avec d’autres pays de la région. Le camp de la paix palestinien s’empresse également en faveur d’un dialogue approfondi avec la communauté internationale, de la résistance non violente face à la violence croissante des colons en Cisjordanie, de l’appel à l’aide humanitaire pour les habitants de Gaza et la fin du massacre de civils.

    Seules quelques organisations israéliennes se joignent à l’appel en faveur de la fin de la guerre, tandis que l’opinion publique israélienne est largement favorable à ce que des mesures soient prises pour mettre fin à la domination du Hamas dans la bande de Gaza. Le camp de la paix palestinien quant à lui ne condamne pas clairement le Hamas et son pouvoir à Gaza, bien que la grande majorité d’entre eux soient identifiée comme des partisans de l’Autorité palestinienne et bénéficie de son soutien dans le dialogue israélo-palestinien.

    Il est clair qu’une telle action contre le Hamas sera perçue comme une attaque contre la tentative palestinienne de remettre en cause la légitimité internationale accordée aux bombardements israéliens et à la crise humanitaire à Gaza. Le camp de la paix israélien cherche avidement à faire entendre au public israélien les voix palestiniennes contre le Hamas, mais elles sont trop peu nombreuses et il n’est pas évident de savoir dans quelle mesure elles représentent les tendances profondes de la société palestinienne.

    On peut supposer que dans les semaines à venir, la colère du public israélien face à l’échec du 7 octobre éclatera et déferlera dans les rues, et que la société civile israélienne sera mise à l’épreuve non seulement en essayant de renverser le gouvernement Netanyahou, mais aussi en exigeant une autre gestion du conflit et une résolution par des moyens non militaires. Dans le même temps, le camp de la paix palestinien a également besoin d’une direction courageuse et active pour parvenir à une solution politique fondée sur la solution à deux États.

    Soutenir les militants et les organisations pacifistes israéliens et palestiniens est essentiel pour encourager l’établissement de la paix à partir d’une base populaire, c’est un complément décisif à tout processus diplomatique « top-down » réussi.

    Le processus d’Oslo a montré que sans l’engagement de la société civile et le soutien public, il est moins probable que les accords soient effectivement mis en œuvre par des politiciens à la recherche de gains à court terme. Simultanément, un leadership fort est essentiel pour prendre des décisions difficiles et guider la population sur la voie de la réconciliation. Les activistes, dont il est question ici, ont montré qu’il existe de véritables partenaires pour la paix de part et d’autre de la Ligne verte. Le chemin n’est pas facile, mais il est possible.

    Traduit de l’anglais par Cécile Moscovitz

     Naomi Sternberg
    Historienne, directrice de la section Conflits et Genre de l’initiative de Genève

  • Une relecture de #Antonio_Gramsci pour lutter contre la subversion de l’idéologie capitaliste à l’encontre de nos sociétés.

    Qu’est-ce que la notion d’hégémonie pour Antonio Gramsci ? - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/11/30/quest-ce-que-la-notion-dhegemonie-pour-antonio-gramsci

    La constitution de l’hégémonie bourgeoise

    L’enquête historique de Gramsci sur la constitution de l’hégémonie bourgeoise est une des spécificités de sa réflexion sur l’hégémonie. Bien des évolutions dans les usages et les significations qu’il imprime à la notion dans les Cahiers viennent de sa réflexion sur la façon dont la constitution d’une nouvelle conception du monde propre à la bourgeoisie est devenue dominante avant les révolutions modernes et a été l’une des principales conditions de possibilité de la Révolution française. Cette réflexion lui vient notamment de la lecture d’un ouvrage, Aux origines de l’esprit bourgeois en France, qu’il lit dès sa parution en 1927 chez Gallimard, alors qu’il est emprisonné à Milan dans l’attente de son procès – il n’a pas encore le droit d’écrire mais il lit abondamment et commence à élaborer un programme d’études. Comme en témoignent plusieurs lettres, il est très admiratif de ce livre de Bernard Groethuysen, philosophe et historien allemand installé en France, et il entend développer quelque chose de semblable pour l’Italie, sous la forme de ce qu’il appelle par ailleurs une histoire des intellectuels. Gramsci en vient ainsi à donner un sens plus large à l’hégémonie : elle est désormais ce qui fait société, ce qui conduit à la diffusion et au partage de valeurs qui, bien qu’émanant d’une classe précise, tendent à une forme d’universalité. Elle est en ce sens le propre de la société civile plutôt que de la société politique, selon la division qu’il établit à partir de 1931 entre les deux parties de l’État « dans sa signification intégrale » (« État = société civile + société politique, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition »). Partis, journaux, clubs, écoles, églises etc. sont autant d’appareils d’hégémonie indispensables au fonctionnement de l’État.

    - Lénine et l’hégémonie du prolétariat
    - Direction et domination
    - Guerre de position et hégémonie
    - La constitution de l’hégémonie bourgeoise
    - Hégémonie et démocratie

    https://justpaste.it/8hg4s

    #hégémonie #guerre_de_position #communisme #révolutions_prolétariennes

  • Le Hamas et le kibboutz - AOC media par Sylvaine Bulle
    https://aoc.media/analyse/2023/10/10/le-hamas-et-le-kibboutz

    J’avoue n’avoir jamais fréquenté de kibboutz, et je veux bien croire qu’une partie des personnes assassinées étaient de gauche, anarchistes, écologistes, démocrates, etc. mais cette lecture qui semble totalement effacer la dimension nationaliste et coloniale du kibboutz dans l’histoire israélienne (dont je suis loin d’être un expert) me parait assez hallucinante. Le dit mouvement démocrate, de son côté, vient de se rallier massivement au gouvernement et à la guerre totale contre Gaza, malgré il est vrai, des critiques sévères des dysfonctionnements militaires ayant permis à l’offensive d’atteindre un bilan aussi brutal.

    En mémoire des centaines de kibboutzik,
    assassiné-s, enlevé-es dans les kibboutzim de Be’eri et de Kfar Aza les 7 et 8 octobre 2023.
     

    Le kibboutz de Be’eri est un des plus anciens d’Israël. Au minimum cent de ses résidents y ont été assassinés vendredi et samedi 7 et 8 octobre 2023 par des membres du Hamas, ayant transpercé avec facilité la barrière de sécurité a peine distante de 5 kilomètres.

    D’autres ont été pris-es comme otages. Parmi ces victimes se trouvent en très grande majorité des activistes, pacifistes, anarchistes, écologistes, opposants à l’occupation des Territoires Palestiniens, et tout simplement des militants engagés dans la critique interne de l’État d’Israël et de sa pente illibérale. À quelques kilomètres de Be’eri, aujourd’hui dévasté, se tenait la rave-party de la paix. Elle comptait plus de mille jeunes (dont deux cent cinquante ont moins ont été assassinés), qui s’étaient rassemblés dans le cadre d’une manifestation libertaire et hippie, elle-même représentative d’une frange importante de la jeunesse israélienne et sorte d’illustration des zones d’autonomie temporaire[1]. Ce sont donc des voix de la démocratie qui ont été éteintes par la seule volonté du Hamas ou de ses troupes, ayant surgi au milieu d’espaces géographiquement proches de Gaza, mais généralement hors d’atteinte.

    Nous croyions cela impossible, mais c’est pourtant bien une symétrie qu’il faut opérer par l’analysé : entre d’un côté, les formes de vie libertaires, ou portées par des communautés alternatives, et de l’autre une armée politique et désormais militaire, agissant par cruauté.

    • Aoc c’est le ridicule de la gauche du centre, avec parfois des papiers.

      mais non, @arno, leur kif c’est de préparer une théocratie (l’une contre l’autre, en miroir, quitte à s’arranger, des deux côtés, avec le Veau d’or) dans laquelle ni les raveurs ni les pédés ni bien sûr les juifs n’auront leur place et où les femmes auront la leur, à condition de n’en pas bouger, et de fabriquer et élever des petits mecs et des génitrices. leur kif c’est d’exhiber des viols des meurtres de vieilles et d’enfants et des exactions en balançant des vidéos gore.

      si tu piges pas @arno pas que le massacre de civils - gauchistes ou pas- c’est pour le moins un souci, si tu ne le pige que lorsque c’est le résultat d’opérations armées d’Israël - soutien du Hamas ou pas - je ne peux que te plaindre vu le campisme, non pas « naïf » mais odieux dont tu sembles incapable de te départir.

      #administration_de_la_sauvagerie

    • Qu’est-ce qui te laisse croire que je défends le meurtre de civils quand c’est commis par le Hamas, ou que j’ignore que ce sont des ultra-réactionnaires ? Tu me fatigues avec tes imputations.

      Je me méfie du campisme, mais par contre ce que je vois systématiquement, à chaque conflit qui démarre, ce sont les articles écrits spécifiquement à destination de « la gauche » occidentale, pour expliquer que tel camp est ultra-réactionnaire (ce qui est vrai), alors que l’autre serait ultra-progressiste. Ce qui est généralement faux. On l’a à chaque fois, et pour le coup ça c’est un campisme proche du ridicule.

      Sinon, cette phrase :

      leur kif c’est d’exhiber des viols des meurtres de vieilles et d’enfants et des exactions en balançant des vidéos gore

      Tu fais référence à quoi ? J’ai vu passer la menace de tuer un otage à chaque bombardement, et oui tout le monde considère que ce serait un nouveau niveau dans l’horreur, mais je n’ai pas vu qu’ils l’avaient fait. Je n’ai pas vu qu’ils diffusaient des vidéos de viol « de vieilles et d’enfants », ni même de viols tout court.

    • ce qui me le « laisse croire » c’est cette manière de le minimiser, de ne pas en parler.
      je n’ai pas regardé beaucoup d’images de la propagande du Hamas, juste suffisamment pour savoir que je n’ai aucun rapport avec cette fierté d’einsatzgruppen que je vomis. ces amoureux de la mort, celle de leurs « martyrs » comme de celleux qu’ils immolent.
      voilà le réalisme dont je me prévaut pour ma part.

      edit il était question, avant tout, de meurtres de civils en fuite par centaines, traqués dans leurs refuges

      https://www.liberation.fr/checknews/de-nombreuses-videos-attestent-de-crimes-de-guerre-perpetres-par-le-hamas

      Parmi les premières images qui ont circulé samedi, une vidéo montrait le corps inerte d’une femme presque nue, gisant désarticulée à l’arrière d’un pick-up, tandis qu’un groupe de ravisseurs étaient assis autour d’elle. Deux hommes lui crachent dessus. Grâce à ses tatouages et ses dreadlocks, cette citoyenne de nationalités israélienne et allemande, a été identifiée comme l’une des participantes du festival de musique électronique où le Hamas a semé la mort.

      Ces images ont renforcé les craintes de viols qu’ont pu ou que pourraient subir les victimes de ces attaques. Le magazine conservateur américain The Tablet, spécialisé dans la culture juive, fait mention de viols de femmes à côté des cadavres de leurs amis, lors de la tuerie du festival. L’article a été très largement partagé sur les réseaux sociaux. Il ne repose sur le témoignage que d’un seul survivant.

      c’est plutôt lorsque l’on a le temps que le guerre s’accompagne de viols (pas souvenir de cas rapporté à propos de Tsahal, ils doivent être trop pressés).

      pour ce qui est du réalisme évoqué. deux écueils. sacraliser la vie. faire de la suppression d’une de ses manifestations un simple signe. ça ne vaut évidemment pas qu’en Palestine, où il semble que cela ne vaille plus rien, voire que cela devienne une manière de « marquer des points »

    • Mais ça fait des années qu’on est tous, ici, inquiets des risque des radicalisation du Hamas. Qui est certes ultra-réactionnaire dès ses origines, mais qui avait aussi une certaine rationalité politique, et qui était loin d’être Daesh.

      Et personne n’ignore que c’est un vrai risque, avec l’aggravation de la situation en Palestine et la volonté politique évidente (israélienne et internationale) de faire disparaître totalement le sort des palestiniens.

      Il y a ce matin une vidéo avec Dominique Vidal sur le Média, avec un autre spécialiste de la Palestine, qui conviennent que si le Hamas descend au niveau de Daesh, ça va être un coup terrible pour les Palestiniens eux-mêmes, et provoquer l’effondrement de la solidarité internationale (y compris arabe).

      Mais dans le même temps, il faut aussi se méfier des manipulations et des surinterprétations. Parce que c’est la guerre, et qu’on va être rapidement noyés dans des flots d’analyses justifiant les « victimes collatérales » (alors que, dans la doctrine israélienne, elles ne sont pas collatérales).

      En 2006, on a été en France submergés par un flot continu de pures fabrications qui ne servaient qu’à une chose : justifier le massacre des Libanais sous les bombes israéliennes. Et une partie non négligeable de ces fabrications étaient spécifiquement destinées aux gauches occidentales. Et les échanges avec mes amis progressistes libanais étaient à peu près à l’opposé de qu’on racontait aux « progressistes » occidentaux sur les interwebz.

      (Je ne sais pas si tu as compris que je suis marié à une Libanaise et que nos enfants portent des prénoms que l’on retrouve dans des chansons de Fayrouz et d’Asmahane. Je te dis ça pour que tu comprennes que ni sur le Liban, ni sur la Syrie, ni sur la Palestine, je ne « minimise » : je suis de plus en plus désespéré de la situation, et je pense que les belles indignations occidentales n’apporteront jamais que du malheur dans la région.)

    • à Haaretz et ailleurs on a du souligner l’ignominie de la terreur et des persécutions exercées à l’encontre des palestiniens des territoires occupés par des colons israéliens appuyés par Tsahal en utilisant le terme pogroms.
      c’est finalement le Hamas qui le 7 octobre aura, avec ces centaines de civils tués, le plus fidèlement approché le pogrom authentique.
      ils le doivent davantage à ces colons qu’à l’Iran.

    • c’est finalement le Hamas qui le 7 octobre aura, avec ces centaines de civils tués, le plus fidèlement approché le pogrom authentique.

      Mais encore une fois : objectivement, non. Le déséquilibre du nombre de morts est énorme. Ça a été rappelé ici par exemple :
      https://seenthis.net/messages/1020205

      Tu as peut-être raté cette interview de Simone Bitton :
      https://seenthis.net/messages/1020403

      Jamais la Palestine n’a eu cet honneur, alors que je peux vous rappeler une bonne dizaine d’épisodes avec plus de 500 morts palestiniens en deux jours. Des grand-mères et des enfants palestiniens massacrés, il y en a eu ! Les grand-mères israéliennes ne sont pas les premières, et croyez que mon cœur saigne pour elles !

      Sur la volonté délibérée de cibler les civils et les infrastructures civiles, là aussi c’est documenté :
      https://seenthis.net/messages/1020473

      La propagande absolument sidérante qui parvient à faire passer au niveau international les 300 morts et les 20 000 estropiés de la Marche du retour qui n’a donc ciblé que des manifestants palestiniens (bon sang : 2018-2019 et j’ai l’impression que c’est déjà totalement oublié) :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Marche_du_retour

    • cela remonte à loin le désespoir, disons (tout légitimisme déférent pour l’OLP mis à part), depuis 1982. là où il y a des religieux, je préfère le « multiconfessionnel » avec des minoritaires, ici, des chrétiens, sur des postions avancées parce que minoritaires, experts de la minorité ! c’est ce qu’Israël a détruit en son sein (Scholem ? un marginal) comme à Sabra et Chatila

      je garde l’idée que la « solidarité arabe » a toujours été instrumentalisée par les états concernés. le nationalisme auquel était inévitablement (?) arrimé la diaspora palestinienne a évité beaucoup de souci à ces états durant les années 70.

      (ayant vécu de longues et belles années avec une femme d’origine libanaise, j’ai bien noté, @arno, ta/votre proximité avec le Liban)

      je suis pas indigné par le Hamas, je trouve ça répugnant. vomitif mis à part, ça laisse démuni. au point qu’façon trotskiste standard j’me dis qu’y faudrait que la révolution (palestinienne) change de direction. eh ! zut. j’ai 0 qualif de ce côté. fatigue.

    • non, j’ai pas raté Bitton, ni ce que tu mets en avant de la doctrine israélienne de la guerre asymétrique (en oubliant leurs consédération sur le fait que cela ne peut qu’être limité dans le temps sous peine de se retourner contre eux : indignation contre les crimes de guerre, discours humanitaires, etc). je sais pas combien de crédit temps le Hamas leur à donné cette fois. on va le découvrir.

      mais les pogroms, c’est pas affaire quantitative, je t’assure ! l’ambiance compte beaucoup ! par exemple ça compte beaucoup d’interrompre, de faire effraction dans la vie quotidienne, ordinaire (c’est pas des manifs qui sont visées dans un pogrom), ça compte beaucoup d’aller chercher des civils dans les caves, les chiottes, pas juste dans « l’espace public », c’est un marqueur tout spécial de domination.

    • à part ça il n’y a aucune « radicalisation » du Hamas. il n’iront jamais au fond ni à la racine de rien, de rien d’autre que leur nationalisme fondamentaliste religieux. le fond, ils l’ont touché d’emblée. je vois pas sur quoi ils pourraient rebondir (mention spéciale à l’inutilité du FPLP et tutti quanti).

  • Le nomadisme, un « exode urbain » invisibilisé ? - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/10/05/le-nomadisme-un-exode-urbain-invisibilise

    Et si le fameux « exode urbain », surestimé depuis le Covid et les confinements, ne concernait pas d’abord et avant tout les cadres en télétravail (dont le style de vie reste ancré en ville) et les ménages disposant des ressources pour assurer leur « transition rurale » mais bien plutôt d’autres catégories de populations, dont le nouveau nomadisme est largement passé sous les radars des médias ?

    https://justpaste.it/bvma6

  • Une révolte politique, fruit de la répression du militantisme dans les quartiers populaires
    https://aoc.media/analyse/2023/07/06/une-revolte-politique-fruit-de-la-repression-du-militantisme-dans-les-quartie

    Si la révolte qui a éclaté après la mort de Nahel s’avère très politique, c’est qu’elle se comprend comme une réponse à des décennies de marginalisation sociale de quartiers qui se sont peu à peu autonomisés, à mesure qu’ils étaient délaissés par les partis politiques. Or, la myriade d’organisations diverses qui les avait pris en charge a été très fragilisée ces dernières années, voire ouvertement attaquée par les pouvoirs publics.

    Les causes de l’embrasement qu’a connu la France la semaine dernière sont éminemment politiques. D’abord, car la mort de Nahel est indirectement le produit de la loi de 2017 qui a facilité le recours à la légitime défense et s’est traduite par une augmentation significative du nombre de tirs et de morts dans les interactions avec la police.

    Politique encore, en ce que la révolte est une réponse à des décennies de marginalisation sociale de ces quartiers. Contrairement à ce qu’avance une vulgate peu informée, malgré ses milliards la Politique de la ville n’est qu’une maigre compensation au fait que la République consacre moins de moyens à ces territoires qu’aux autres, que ce soit en termes d’éducation, de transports et plus généralement d’accès au service public. Des députés de droite et de la République en Marche l’avaient d’ailleurs reconnu en 2018 dans le cadre d’un rapport parlementaire sur la Seine-Saint-Denis[1].

    Les gouvernements successifs ont ainsi fait le choix répété de donner moins à ceux qui ont déjà moins. La colère cible dès lors d’abord les symboles d’un État qui a failli : commissariats, mairies, écoles. Dans le cadre de mes recherches, j’ai souligné la fréquence de la mention des élus, de l’État ou de « la France » quand les personnes identifient les causes des discriminations qu’elles subissent[2]. Le personnel politique est souvent jugé responsable des injustices : par inaction, en renvoyant les inégalités vécues à la responsabilité des habitants eux-mêmes ou en contribuant à la stigmatisation de ces territoires par leurs discours. Les habitants de ces quartiers ont bien conscience de la dimension politique de leurs problèmes.

    L’autonomie politique des quartiers populaires

    Mais pourquoi certains d’entre eux l’expriment-ils de façon si violente et auto-destructrice ? De fait, les élections sont rarement perçues comme un moyen d’améliorer son sort, fruit de décennies de promesses non tenues, notamment à gauche. Cette démobilisation électorale est renforcée par la distance sociale vis-à-vis d’élus auxquels on peine à s’identifier et dont on a le sentiment qu’ils ne peuvent comprendre ce que l’on vit. Au-delà, la gauche, qui continue de recueillir les suffrages de ceux qui votent, n’a historiquement entretenu qu’un rapport paternaliste ou clientéliste à ces quartiers, si bien que leurs habitants voient rarement les partis comme un moyen d’améliorer leur condition[3].

    Cette marginalisation par le système partisan explique que depuis les années 1980 les quartiers aient vu fleurir une myriade d’organisations autonomes visant à représenter leurs intérêts : le Mouvement Immigration Banlieue, le Forum social des quartiers populaires, le Front uni des immigrations et des Quartiers populaires, la Coordination pas sans nous, Comité Adama, le Front de mères, sans parler des dizaines de petites associations qui œuvrent localement dans ces quartiers… Ces acteurs ont permis d’offrir une voix aux habitants de ces quartiers, de défendre leurs intérêts quand personne ou si peu ne le faisait.

    Des corps intermédiaires fragilisés

    Or, ces corps intermédiaires sont aujourd’hui extrêmement fragilisés. Ils manquent de moyens financiers et ont été durement affectés par la suppression des emplois aidés en 2017. Plus encore, les modalités de financement des associations contribuent souvent à leur auto-censure et in fine leur dépolitisation, l’expression de critiques à l’égard des financeurs pouvant se traduire par des sanctions délétères. Le travail nécessaire d’éducation populaire pour structurer les colères n’est dès lors plus toujours opéré. Ces acteurs militants sont en outre souvent vus d’un mauvais œil par les pouvoirs publics : trop à l’image des habitants de ces quartiers, on les qualifie de « communautaristes », de « séparatistes », « d’islamistes »…

    Certaines associations, comme récemment Femmes sans frontières à Creil, ont ainsi perdu leurs financements, sans autre explication possible que la présence en leur sein de femmes portant un voile[4]. Les centres sociaux, dont on redécouvre aujourd’hui le rôle essentiel, ont aussi été attaqués. À Tourcoing, une MJC a dû fermer ces derniers mois après la perte de tous ses financements, sans autre justification que la présence pourtant légale de salariées portant un foulard en son sein. La Fédération nationale des centres sociaux a également été la cible de critiques acerbes de la ministre de la Vie associative, suite à une rencontre sur la lutte contre les discriminations avec des jeunes à Poitiers, qui avait semblé trop peu républicaine à son goût. Un rappel à l’ordre qui peut contribuer à la dépolitisation du travail social.

    Dans un autre domaine, celui du logement, central pour les résidents des banlieues, des associations ont aussi été ouvertement attaquées, accusées de communautarisme et exclues du système de représentation des locataires[5]. À Grenoble, l’Alliance citoyenne a fait l’objet d’une plainte par un bailleur du fait de son recours à la désobéissance civile. Récemment, à Roubaix, la mobilisation d’un collectif d’habitants contre un projet de rénovation urbaine qui leur impose de quitter leurs logements contre leur gré a été disqualifiée, se voyant reprochée d’être impulsée par des « dealers » et des « délinquants ». Quelques années plus tôt, la Table de quartier du Pile avait aussi perdu financements et local, suite au travail d’organisation de la colère d’habitants qui ne souhaitaient pas non plus quitter leur quartier[6]. Non seulement les fonds de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) ne sont pas employés à stimuler la participation dans ces quartiers, mais la rénovation urbaine se fait le plus souvent contre elle. La dispersion des habitants induite par la rénovation urbaine brise les réseaux de solidarité informelle qui constituent à la fois un filet de sécurité sociale et le ferment de l’action collective dans ces territoires. Le choix de se concentrer sur la rénovation du bâti plutôt que sur le social depuis la création de l’ANRU en 2004 se paie aujourd’hui très cher.

    Des militants attaqués

    Ces exemples contrastent avec l’usage pour le moins erratique des fonds publics dans le cadre de la lutte contre le séparatisme orchestré par le Fonds Marianne, ayant servi à financer des associations à l’activité pour le moins discrète. Au-delà des questions financières, certaines organisations ont fait face à une répression plus frontale. Faut-il rappeler le traitement institutionnel qu’a connu le Comité Adama ces dernières années ? Plaintes en diffamation contre Assa Traoré, emprisonnement pour Bagui Traoré, attaques du président de la République les accusant de séparatisme… En juin 2020, ils n’avaient pourtant fait qu’organiser des manifestations pacifiques suite à la mort de George Floyd. Ces protestations d’ampleur contre les violences policières n’ont débouché sur aucune réforme des pratiques institutionnelles. Comment s’étonner dès lors que quand les voies traditionnelles d’expression de la colère sont bouchées celle-ci ne s’exprime autrement ?

    La loi « Séparatisme » est venue parachever ce processus en 2021, en institutionnalisant la défiance à l’égard des associations, via le Contrat d’engagement républicain et la facilitation des dissolutions. Avant cela, la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France – quand bien même le Conseil d’État avait reconnu qu’il n’était pas impliqué dans l’assassinat de Samuel Paty – a fait disparaitre une organisation structurée qui travaillait sur l’une des discriminations les plus durement ressentie dans ces territoires. Elle a été suivie par la dissolution du Collectif contre le racisme et l’islamophobie. Si les prises de position de ces acteurs parfois virulents ont pu heurter, elles incarnaient à leur manière, tout en permettant de la structurer, la colère qui habite les minorités françaises.

    Au-delà de la politisation ordinaire, quels débouchés politiques ?

    Ces quelques cas, loin d’être exhaustifs, font système. Plus que d’un rendez-vous manqué, ils témoignent de la répression institutionnelle des militants des quartiers. Celles et ceux qui seraient les mieux à même d’offrir un débouché pacifique et politique aux colères nées de discriminations et d’inégalités endémiques sont souvent perçus comme des ennemis de la nation[7]. Si le pouvoir actuel a radicalisé la gestion autoritaire des quartiers populaires, elle le dépasse et le précède, comme en témoigne la répétition des émeutes ces dernières décennies. Si l’on veut éviter que les mêmes révoltes ne se reproduisent dans cinq ou dix ans il faut s’attaquer aux racines politiques du mal. Réformer la police, permettre une éducation et des services publics de qualité, mais aussi transformer les pratiques démocratiques en changeant de regard et de rapport aux militants de ces quartiers qui réclament l’égalité.

    Les conséquences politiques pour le moins incertaines du soulèvement actuel imposent cependant d’aller au-delà du constat nécessaire de la politisation de l’émeute. Rappeler la politisation ordinaire des habitants des quartiers ne suffira pas, comme la crainte des violences n’a pas suffi à créer un rapport de force capable de faire bouger les lignes. Si la séquence actuelle rappelle le potentiel politique des quartiers populaires, l’organisation de la colère demeure un chantier ouvert.

    Julien Talpin

    Politiste, Chargé de recherche au CNRS

    L’interdiction de la marche de La VéritéPourAdama prévue samedi en est un nouvel exemple.

  • YouTube : de la libre expression à l’acceptation des fausses informations - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/06/20/youtube-de-la-libre-expression-a-lacceptation-des-fausses-informations

    Par l’auteur et l’autrice du livre « La Machine YouTube »

    YouTube a récemment modifié ses règles de modération des fausses informations électorales, laissant désormais libre cours aux vidéos qui reprennent des accusations infondées de fraude ou de trucage. Si la plateforme le justifie au nom du Premier amendement, c’est surtout du côté de son modèle économique qu’il faut aller chercher les véritables raisons d’un revirement qui réactive la crise épistémique de l’espace public états-unien.

    Les vidéos remettant en cause les résultats de la dernière élection présidentielle aux États-Unis, bannies de la plateforme depuis la proclamation officielle des chiffres du scrutin en décembre 2020, sont désormais accessibles : « we will stop removing content that advances false claims that widespread fraud, errors, or glitches occurred in the 2020 and other past US Presidential elections »[1]. Ainsi, peu importe que ces vidéos reprennent des accusations infondées de fraude ou de trucage, pour cette élection comme pour les précédentes, il s’agit pour la firme californienne de ne pas restreindre l’expression politique (« curtailing political speech »[2]).

    C’est donc indirectement sous la bannière du Premier Amendement de la Constitution que YouTube se place pour justifier un tel revirement. La plateforme s’inscrit à cet égard dans une tendance observable également chez ses concurrentes au cours de ces derniers mois, comme l’illustre de façon emblématique la réouverture du compte officiel de Donald Trump sur Twitter (novembre 2022), précédant la levée des restrictions sur sa chaîne YouTube (mars 2023).

    « Broadcast yourself », slogan des origines

    La première vidéo postée sur YouTube, en avril 2005, est l’œuvre de l’un des trois fondateurs de l’entreprise. Jawed Karim semble alors mettre lui-même en pratique le slogan « Broadcast Yourself » puisque, en l’occurrence, il rend librement accessibles les images de sa visite d’un zoo. En apparence très banale, cette vidéo inaugure un style de prise de vue et un esthétique amateur qui, adoptés par une myriade de vidéastes plus anonymes, deviendront la marque de fabrique de YouTube.

    Ces vidéos face cam – c’est ainsi que sera qualifié le genre icônique afférent –, ne relèveront toutefois pas de l’auto-diffusion au sens strict du terme. La diffusion (broadcast) n’est pas assurée par soi-même (self) mais par l’entremise de la plateforme. C’est elle qui, hébergeant les productions des vidéastes, les met dans le même temps à disposition des internautes. Le slogan masque donc cette intermédiation de YouTube, qui n’a pourtant rien de neutre. Elle conduit, par la mise au point des algorithmes de classement et de recommandation, à favoriser la « découvrabilité » de certaines vidéos. Plus encore, une telle intermédiation a pour finalité de tirer profit de cette activité.

    Dès lors YouTube réactive la crise épistémique de l’espace public états-unien, dont les racines remontent aux émissions d’ « agitateurs de droite extrême »[17] à la radio (Rush Limbaugh) et à la télévision (Tucker Carlson sur Fox News), mais qui s’est particulièrement manifestée en ligne lors de la présidentielle de 2016 au point d’annihiler les référents communs nécessaires au débat démocratique.

    Parce que les plateformes numériques occupent une place croissante dans l’espace public contemporain, leur capacité à organiser un débat de qualité est essentielle : « Some shared means of defining what facts or beliefs are off the wall and what are plausibly open to reasoned debate is necessary to maintain a democracy. »[18]. La trajectoire de YouTube peut laisser penser qu’une telle préoccupation démocratique passe le plus souvent après des considérations de nature économique, en dehors de circonstances très particulières. Or, un encadrement plus pérenne de ses contenus paraît légitime car la plateforme de vidéos prend une part croissante à la vie publique et procède à une modération de contenus de moins en moins éloignée des choix éditoriaux effectués par les médias traditionnels[19]. De la même manière que l’on exige par exemple, en France et depuis des années, une « maîtrise de leur antenne » par les médias audiovisuels[20], une régulation plus structurelle des plateformes numériques semble primordiale.

    Yvette Assilaméhou-Kunz
    PSYCHOLOGUE SOCIALE, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES EN PSYCHOLOGIE SOCIALE, IRMÉCCEN, UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE

    Franck Rebillard
    CHERCHEUR EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION, PROFESSEUR EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION À L’UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE ET CHERCHEUR/CO-FONDATEUR AU SEIN DE L’INSTITUT DE RECHERCHE MÉDIAS, CULTURES, COMMUNICATION ET NUMÉRIQUE (IRMÉCCEN)

    #YouTube #Liberté_expression #Economie_numerique

  • Le Code de la rue, bien plus qu’une histoire de mobilité urbaine - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/06/14/le-code-de-la-rue-bien-plus-quune-histoire-de-mobilite-urbaine

    Loin d’être seulement un plaidoyer pour le ralentissement, l’idée d’un Code de la rue marque un changement de philosophie crucial dans la gestion de la voie publique : les caractéristiques sociales se retrouvent au cœur du projet urbain, où l’on donne la priorité aux plus faibles et à la connexion non polluante au sein d’un espace public repensé comme tel.

    (avec une magnifique publicité en prime :)))
    #urbanisme #espace_public #circulation #citoyenneté

  • Parier sur le retrait : action militante et argent magique - Michel Feher
    https://aoc.media/analyse/2023/04/11/parier-sur-le-retrait-action-militante-et-argent-magique

    Afin d’obtenir gain de cause, les opposants à la réforme des retraites invoquent à la fois le coût social du report de l’âge légal à 64 ans et le déni de démocratie auquel s’apparente l’usage de l’article 49-3 pour faire passer une loi aussi impopulaire. Si pertinents soient-ils, ces arguments se heurtent aux institutions de la Ve République, qui autorisent le gouvernement à les ignorer, et au sens des priorités d’Emmanuel Macron, persuadé que sa mission première est de ne pas faire courir de risque financier à son pays. Pour s’éviter une défaite cruelle, les adversaires du chef de l’État seraient peut-être bien inspirés de le prendre au mot.

    Les raisons qui, de son propre aveu, ont conduit Emmanuel Macron à utiliser l’article 49-3 pour faire passer sa réforme des retraites éclairent la conception qu’il se fait de sa propre responsabilité. Il s’agissait, a-t-il expliqué, de prévenir « le risque financier » en rassurant les investisseurs dont dépend la réputation internationale de la France. Celle-ci ne serait donc pas tant une démocratie représentative qu’une créditocratie élective – soit un régime politique qui recourt au suffrage populaire pour sélectionner son principal représentant mais qui, une fois l’élu aux affaires, lui donne pour principale mission de se rendre appréciable aux yeux des instances dont l’État est l’obligé. Parmi les acteurs dont il importe de recevoir l’agrément figurent les détenteurs de la dette publique et les institutions européennes mandatées pour surveiller la politique budgétaire des pays membres, mais aussi les agences de notation et les gestionnaires d’actifs qui jouent un rôle majeur dans l’allocation mondiale du capital.

    De nombreux commentateurs ont bien relevé que, pour justifier sa détermination, le président de la République avait invoqué le jugement des milieux financiers. Cependant, ils en ont généralement conclu que dans sa décision, le souci de faire des économies avait prévalu sur la crainte de heurter ses compatriotes. Or, même à admettre que les risques qui pèsent sur le système des retraites appellent une réforme de son mode de financement, les experts s’accordent à constater que les concessions obtenues par les députés et sénateurs Républicains n’autorisent guère à escompter une résorption significative du déficit. Autrement dit, l’argument de la rigueur comptable est difficilement recevable.

    Est-ce à dire qu’Emmanuel Macron s’est trompé dans ses calculs d’impact ? Évidemment non. En fin connaisseur du monde de la finance, le chef de l’État sait bien que la cote des gouvernants ne dépend pas de leur aptitude à produire des comptes en équilibre. Bien plus que des témoignages de sérieux budgétaire, ce sont des marques d’allégeance qu’attendent les pourvoyeurs de crédit. Les dirigeants politiques selon leurs vœux ne sont pas ceux qui épargnent pour s’acquitter de leurs dettes mais leurs collègues dont la vertu première est de savoir à qui ils doivent prioritairement inspirer de la confiance. En l’occurrence, c’est bien le respect des préséances entre créanciers et mandants que la loi récemment passée sans vote avait vocation à manifester : car même si la réforme s’avère inefficace sur le plan économique, la colère qu’elle suscite dans la population atteste qu’elle est l’œuvre d’un homme disposé à sacrifier sa propre popularité au maintien de l’attractivité financière de son pays.

    Si les affinités d’Emmanuel Macron avec les mondes de la finance et des grandes entreprises expliquent pourquoi la créditocratie élective convient à son tempérament, force est d’admettre que l’avènement de ce régime précède largement son arrivée au pouvoir et que sa persistance procède d’un rapport de forces défavorable à la démocratie représentative. Car à la différence des électeurs, qui ne délèguent la souveraineté populaire qu’une fois tous les cinq ans, les dispensateurs de crédit opinent à chaque instant. Aussi n’est-il pas illogique qu’un candidat à la présidence s’applique à recueillir les suffrages des premiers le temps d’une campagne et qu’en cas de succès, il passe son mandat à conjurer les inquiétudes des seconds. Loin de reconnaître un reniement de ses promesses, il pourra arguer que son devoir est moins de complaire à ses concitoyens que de préserver la nation qu’il dirige d’un humiliant discrédit.

    Sans doute objectera-t-on que le souci de se faire réélire est de nature à tempérer la subordination des vœux de l’électorat aux préférences des investisseurs. Reste que dans le cas présent, le président de la République ne peut plus se représenter. Quant à la carrière politique des députés qui l’ont soutenu, c’est peu dire qu’elle ne le préoccupe guère. Même s’il arrivait, comme il l’envisage sans doute, que les prochaines élections, présidentielle et législatives, débouchent sur la formation d’ une alliance à l’italienne – soit un attelage dominé par le Rassemblement national (RN) et normalisé par la présence de Républicains – Emmanuel Macron en conclurait seulement qu’il a été le dernier rempart progressiste contre le populisme.

    Vaine indignation

    Confrontées aux priorités du chef de l’État, les forces politiques et syndicales mobilisées par la réforme des retraites parlent à bon droit de déni de démocratie. Un régime démocratique, rappellent-elles, ne se résume pas au processus électoral : même sans enfreindre la loi, un gouvernement ne peut ignorer la désapprobation qu’une majorité de la population exprime à la fois dans les enquêtes d’opinion, au sein des corps intermédiaires et par un mouvement social alliant manifestations massives et grèves reconductibles. Le Président devrait en outre se souvenir que la moitié des électeurs qui se sont prononcés pour lui au second tour de la présidentielle ne l’ont choisi que pour faire barrage à l’autoritarisme de sa rivale.

    L’indignation que soulèvent les pratiques du camp présidentiel est certes justifiée par l’esprit de la démocratie représentative. Elle se heurte toutefois à la lettre de la Constitution de la Ve République, dont l’architecture n’offre aucune résistance à l’exercice d’une créditocratie élective. Un tel constat recèle assurément une part d’ironie : Charles de Gaulle n’aimait-il pas affirmer que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille » ? Il n’en demeure pas moins qu’à l’âge du capitalisme financiarisé et mondialisé, le présidentialisme à la française permet au locataire de l’Élysée d’ignorer la défiance de la société pour se consacrer à l’entretien de sa notabilité sur les marchés. Mieux encore, et surtout lorsqu’un président effectue son second mandat, il lui est loisible de gager la hausse de son crédit sur la rudesse des épreuves qu’il ose imposer au plus grand nombre.

    Hormis un avis défavorable du Conseil constitutionnel ou l’organisation d’un referendum d’initiative partagée – éventualités que la plupart des observateurs jugent improbables – il n’y a rien, sur le plan des institutions, qui contraigne Emmanuel Macron à retirer son projet. Aussi longtemps qu’il estimera coûteux de revenir aux urnes, il ne sera pas davantage tenu de dissoudre l’Assemblée nationale. Est-ce à dire que seul un processus révolutionnaire, passant par la généralisation des grèves et le durcissement des blocages et manifestations, pourrait venir à bout de l’obstination présidentielle ? Encore faudrait-il qu’une masse critique d’opposants souhaite s’engager dans cette voie. Car même si l’inattendu peut toujours se produire, le désir d’en découdre jusqu’à la capitulation de l’adversaire est loin d’être unanimement partagé : les syndicalistes dits réformistes parlent de médiation et demeurent concentrés sur la seule question du travail, tandis que les électeurs du RN, qui composent une portion importante des réfractaires au report de l’âge légal de la retraite, rêvent généralement peu à un « grand soir », ou alors d’une tout autre nature, et encore moins à un printemps des droits.

    Du côté de Marine Le Pen, on le sait, l’enjeu est de prendre date : hostile à la réforme mais absente du mouvement qui réclame son retrait, elle table sur l’échec de la gauche et des syndicats pour se présenter comme le seul recours crédible lors des prochaines échéances électorales. Parce qu’un tel calcul n’est pas déraisonnable – comme le soulignent notamment les sociologues Bruno Palier et Paulus Wagner[1] – il apparaît que les partis qui composent la NUPES et les organisations constitutives de l’intersyndicale ne peuvent s’autoriser une défaite, même massivement déplorée. Le tropisme mélancolique de la gauche, qui aime tant puiser l’espoir de lendemains victorieux dans le souvenir de ses glorieux échecs, ne semble pas être de mise une fois admis que l’arrivée au pouvoir d’une union des droites est l’enjeu de la séquence en cours.

    Risque financier

    Se pose alors la question de savoir si le thème de la démocratie confisquée est le plus propice, non à la légitimité ou à la popularité, mais bien au succès de la mobilisation. Dans la mesure où les privilèges que la Ve République octroie à l’exécutif ôtent toute force contraignante à la souveraineté populaire – sauf sous la forme d’une insurrection que nombre de démocrates convaincus se gardent encore de contempler – ne serait-il pas plus judicieux d’assumer que le régime actuel est bien une créditocratie élective et, partant, de s’interroger sur les moyens d’user de ses mécanismes pour remporter la victoire ?

    Les reproches adressés à Emmanuel Macron portent trop souvent sur sa manière, suffisante et solitaire, d’exercer le pouvoir. C’est oublier que, loin de relever du caprice d’un potentat, les décisions qu’il prend sont principalement motivées par le souci de satisfaire, ou mieux encore de précéder, les attentes des arbitres de la compétitivité internationale. Or, on l’a signalé, ceux-ci ne fondent pas leurs verdicts sur des calculs de coûts et de bénéfices mais sur des évaluations de risques et de promesses. En l’occurrence, ce qui les préoccupe n’est donc pas tant de savoir si le recul de l’âge de la retraite contribuera à réduire la dépense publique que d’estimer l’incidence d’une telle réforme sur la disposition des Français à poursuivre dans la même direction. Et à cet égard, force est de constater que le scepticisme prévaut.

    Du Financial Times à l’agence de notation Moody’s, en passant par Bloomberg et le Wall Street Journal, les plus sûrs interprètes de l’humeur des marchés s’accordent à trouver la France bien moins attractive depuis qu’Emmanuel Macron a décidé de faire passer sa réforme sans la soumettre au vote de l’Assemblée nationale[2]. Selon eux, le choix d’ajouter le contournement des parlementaires au mépris des organisations syndicales est contraire à la règle d’or dont dépend la poursuite des politiques « réformatrices », à savoir l’entretien de la résignation citoyenne. Pis encore, lorsque l’exécutif surenchérit en gageant le retournement de l’opinion sur les violences induites par la répression policière, les oracles des craintes et des espoirs de l’investisseur ne se sentent plus seulement déçus par la maladresse du président français mais également offusqués d’être impliqués dans son hybris : ne suggère-t-il pas que les charges des brigades motorisées et le déferlement des grenades de désencerclement sont la conséquence de sa détermination à protéger le pays du « risque financier » ?

    Jusqu’ici, la perte de crédit du chef de l’État ne suffit pas à le faire reculer : malgré les critiques dont l’accablent les porte-parole de ses donneurs d’ordres, il continue d’espérer qu’en faisant naître un sentiment d’impuissance dans la foule, son intransigeance et la brutalité des forces de l’ordre finiront par redorer son blason auprès d’eux. Pour le contraindre à suspendre l’application de la loi, il est donc crucial de ruiner ses espérances. Autrement dit, la valorisation du titre attaché à son nom constitue un enjeu aussi important pour ses adversaires que pour Emmanuel Macron lui-même.

    Le mouvement social, objecteront les militants, ne se fait pas à la corbeille. Il ne s’agit pourtant pas de délaisser la rue, les chantiers et les entrepôts pour observer les variations de cours de l’« action » présidentielle sur les écrans : parier sur le retrait de la réforme des retraites consiste plutôt à sélectionner et à calibrer les instruments de lutte en fonction de leur effet escompté sur le capital réputationnel du chef de l’État.

    Sans doute doit-on reconnaître le caractère spéculatif d’un tel exercice. Êtres structurellement nerveux et dotés d’une sensibilité aigüe aux ambivalences, les investisseurs raisonnent sans beaucoup d’égard pour le principe de non-contradiction. Ainsi peuvent-ils juger que l’intensification des heurts et la multiplication des blocages compromettent gravement la fiabilité d’Emmanuel Macron et, en même temps (pour ainsi dire), supputer qu’elles augurent d’une prochaine lassitude du public dont le prolongement conduirait à réévaluer l’intransigeance du président. De manière similaire, la fin de non-recevoir que le gouvernement oppose à la désignation de médiateurs peut leur apparaître comme un nouveau signe d’incompétence et, en même temps, comme un piège habilement tendu aux modérés de l’intersyndicale – qui n’auront d’autres options que celles de renoncer au prestige de la modération ou de se résoudre à l’échec du mouvement.

    Sujettes aux fluctuations, les conjectures des fournisseurs de crédit ne peuvent pas moins être prises pour cibles par des actions militantes – d’autant que peser sur leur cours s’avère aussi hasardeux pour les promoteurs de la réforme des retraites que pour ses détracteurs. Les uns comme les autres s’efforcent en effet d’infléchir les spéculations sur la localisation du « risque financier » : réside-t-il dans le retrait du texte, comme l’a affirmé le chef de l’État pour justifier l’utilisation de l’article 49-3, ou au contraire dans son maintien, parce que l’entêtement dont Emmanuel Macron est le nom menace la pérennité de l’agenda qu’il prétend faire avancer ?

    Le contraire de la résignation

    Afin d’accentuer les doutes et l’agacement que le héraut de la startup nation suscite déjà chez ses évaluateurs, il importe alors d’associer son action à ce qui les inquiète le plus. Or, s’il est vrai que l’excellence créditocratique est accordée aux dirigeants qui entretiennent la tranquillité résignée de leurs concitoyens, la décote sera nécessairement le lot de leurs confrères qui, en dépit de leurs bonnes intentions, ébranlent le fatalisme qu’ils ont pour mission de préserver.

    Reste toutefois à s’interroger sur ce que les investisseurs conçoivent comme le contraire de la résignation. Car, on a l’évoqué, tant la colère que la volonté de dialogue leur inspirent moins une franche répugnance que des sentiments mêlés : la première est certes capable d’enfler jusqu’à paralyser un pays mais également de produire des heurts qui divisent l’opinion et hâtent le retour à l’ordre ; de son côté, la seconde est susceptible de priver les gouvernants du ministère de la raison mais aussi d’être accueillie par des atermoiements et des diversions qui favorisent la dilution graduelle du conflit. Par conséquent, il est à craindre que ni le durcissement du mouvement ni les offres de conciliation de l’intersyndicale n’usent la patience des marchés au point de précipiter la dépréciation d’Emmanuel Macron : dans les deux cas, le chef de l’État ne recueillera assurément aucun bénéfice réputationnel de sa réforme mais le temps lui sera laissé de poursuivre son mandat sans avoir à la retirer.

    Constituer le maintien de la loi en risque financier insupportable suppose alors d’identifier le véritable antonyme de la résignation. Car si les instances dont Emmanuel Macron est l’obligé ne le sanctionnent pas plus durement, c’est bien qu’elles estiment que les réactions à son intransigeance ne sont pas encore de nature à secouer durablement le joug de l’« à quoi bon ? ». Que faudrait-il pour qu’elles s’inquiètent davantage – au point d’appeler le chef de l’État à revoir rapidement sa copie ? Comme Margaret Thatcher l’expliquait déjà à sa manière, il n’y a de meilleur garant du statu quo que la difficulté d’envisager une alternative. Aussi suggérera-t-on que, du point de vue des investisseurs, rien n’est plus impardonnable qu’une réforme dont le principal effet ne serait pas tant de susciter l’hostilité, ou au contraire de ranimer l’esprit de concertation, que de stimuler l’imagination de ses adversaires.

    Nombreux sans doute sont les mouvements sociaux qui, à l’inévitabilité proclamée d’une mesure régressive, opposent la possibilité de faire advenir un autre monde. Rétifs à l’absence d’alternative qu’il leur est demandé de cautionner, leurs militants relèvent le défi en imaginant de nouvelles manières de vivre, de travailler et de partager les richesses. Reste que, pour cette raison même, leur inspiration les mène volontiers au plus loin des politiques qu’ils combattent. Or, dans le cas présent, c’est au contraire à proximité de la loi sur les retraites que des perspectives inédites s’ouvrent à ses contempteurs.

    L’avenir d’un déni

    Au cours des quatre dernières décennies, les mêmes rengaines n’ont cessé d’accompagner les trains de réformes : « les caisses sont vides », « nous vivons au-dessus de nos moyens », « ne laissons pas nos petits-enfants crouler sous nos dettes », « sauvons le système social auquel nous sommes si attachés », sans oublier la formule dont dépend peut-être l’issue de la séquence en cours : « il n’y a pas d’argent magique ». Car nul ne peut l’ignorer, non seulement l’argent magique existe bel et bien mais, depuis quinze ans, il ne cesse d’assurer la sauvegarde du capitalisme financiarisé. De la chute de la maison Lehman Brothers aux récentes défaillances de la Silicon Valley Bank et du Crédit Suisse, en passant par les vertiges de la zone euro et la pandémie de Covid 19, ce sont à chaque fois des tombereaux de liquidités surgies du néant qui ont mis fin à ce que par antiphrase on appelle encore des crises.

    Après chaque tour de magie, les autorités politiques ne manquent certes pas d’annoncer qu’il s’agissait du dernier. Mieux encore, elles veillent à effacer le souvenir d’une manne déversée sans contrepartie à ses bénéficiaires en faisant payer à d’autres ce qu’elles présentent comme la facture de l’opération. Ainsi les cures d’austérité budgétaires qui ont successivement prolongé la Grande récession de 2009 et dévasté les économies d’Europe du Sud après 2011 devaient-elles signifier que le renflouement des banques avait un prix. De même, aujourd’hui, les éléments de langage fournis par le gouvernement associent l’urgence de réformer le financement des retraites à la nécessité de compenser les années de « quoi qu’il en coûte ».

    À la longue, toutefois, le déni génère la nervosité des préposés à sa réitération : marteler que l’argent magique n’existe pas attire nécessairement l’attention sur ses manifestations récurrentes. Mais encore faudrait-il tirer parti de ce que les apologistes de la réforme des retraites révèlent à leur corps défendant. Car à défaut de croire en leur propre force de conviction, les émissaires du pouvoir espèrent encore s’en remettre à l’habitus de la gauche et des syndicats, sinon pour emporter l’adhésion du public, du moins pour préserver leur réputation de pourfendeurs d’illusions.

    Accoutumées à la déploration des coûts, du travail ou de la protection sociale, les forces d’opposition à la précarisation du salariat et à l’austérité budgétaire récusent les procès en gabegie mais sans en contester les prémisses : tantôt, elles relativisent la gravité des déficits, tantôt elles proposent d’autres modes de recouvrement – augmentation des cotisations patronales ou pression fiscale sur les plus fortunés – et tantôt elles font valoir qu’une mobilisation d’ampleur s’avérera plus coûteuse que le retrait de la mesure injuste qui l’occasionne. Les gardiens de l’orthodoxie, qui sont rompus à cette contre-argumentation, peuvent alors rétorquer que la négligence d’aujourd’hui pénalisera les générations futures, que la fuite des investisseurs affectera l’emploi et la pérennité du système de solidarité, et que la mise à l’arrêt du pays nuira surtout aux plus modestes. Bref, quelle que soit l’intensité de leurs différends, les amateurs de réformes comptent sur leurs adversaires pour conforter l’idée que tout se paie.

    Tout autre serait une controverse qui ne porterait pas sur la répartition des coûts mais plutôt sur l’allocation de la gratuité qu’autorise l’existence de l’argent magique. À qui, des banques dites systémiques ou de la caisse des retraites, devrait revenir le privilège du renflouement sans frais, dont les banques centrales et les services du Trésor détiennent le secret ? Même si l’on admet qu’un ministère de la magie responsable doit prétexter l’éclatement d’une crise pour répandre ses largesses, comment ne pas reconnaître que l’état supposément critique du système de pensions par répartition fait figure de cas d’école ? Si d’aventure le débat public s’ouvrait à de telles questions, il y a fort à parier que les investisseurs ne pardonneraient pas à Emmanuel Macron d’y avoir contribué.

    Reste que pour provoquer les spéculations baissières, il n’est pas suffisant de lever le déni de l’argent magique ni même de revendiquer sa redistribution : élever le projet gouvernemental au rang de risque systémique requiert en outre de réorienter l’action militante autour de cette revendication. Est-ce envisageable ? A priori, sans doute les répertoires d’actions du mouvement syndical empruntent plus volontiers à la logique des coûts et des bénéfices qu’à celle des risques et des promesses : de la négociation collective aux sabotages en passant par la grève, les manifestations et les blocages de sites, l’objectif poursuivi est toujours de contraindre le patronat et le pouvoir politique à revoir leurs calculs d’optimisation – soit encore, de leur faire comprendre qu’en raison de la mobilisation des travailleurs, la mise en œuvre de leurs projets socialement régressifs sera pour eux plus onéreuse que bénéfique.

    Cependant, si l’enjeu du moment n’est pas tant de facturer son impudence au chef de l’État que de le discréditer aux yeux des milieux financiers, il s’agira moins de minorer les bénéfices escomptés de sa réforme que de lui imputer l’éveil d’une promesse d’argent magique pour le bien commun. Les investisseurs, qui sont habitués à absorber les coûts de la colère, ne sauraient tolérer le risque d’une discussion sur le partage du droit au renflouement gracieux.

    Bien que peu outillé pour pénétrer sur le terrain de la spéculation, le mouvement social n’est pourtant pas entièrement démuni. En témoignent les opérations « Robins des Bois » menées par des gaziers et électriciens de la CGT, qui tantôt fournissent de l’énergie gratuitement, aux hôpitaux ou aux quartiers populaires, et tantôt coupent le courant aux partisans de la réforme des retraites. Jusqu’ici, sans doute, ces actions spectaculaires mais ponctuelles, ont eu pour seule fonction de resserrer les liens de solidarité entre les militants syndicaux et le public – soit de montrer que si les grèves et les blocages compliquent inévitablement la vie quotidienne des gens, dans la mesure de leurs moyens, les organisations de défense des travailleurs oeuvrent au bien-être de la population.

    Pour faire pivoter la mobilisation de la question du coût social de la réforme des retraites à celle du risque financier auquel Emmanuel Macron expose ses interlocuteurs privilégiés, il faudrait alors que des initiatives comme celles des « Robins des Bois » passent du statut de supplément d’âme à celui de fer de lance, ou mieux encore de paradigme, de la résistance au projet gouvernemental. Autrement dit, il faudrait qu’elles servent à agiter le spectre d’une manne – issue pour ainsi dire de la cuisse de Jupiter – qui, non contente de se déverser sur les bilans des banques trop grandes pour défaillir, viendrait abonder les caisses d’assurances sociales et les budgets des services publics.

    Est-il encore temps de modifier le logiciel de la lutte ? Peut-être devrait-on plutôt inverser la question : n’est-il pas urgent de saisir que faute de ranimer l’imagination spéculative[3], la colère sociale se mue bientôt en ressentiment ? Car le 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel rendra ses deux avis – sur la constitutionnalité de la loi et sur la recevabilité du referendum d’initiative partagée. Si, comme on peut s’y attendre, l’institution déçoit les espoirs des opposants à la réforme des retraites, leur mouvement aura bien du mal à survivre. Que la majorité présidentielle ne s’en relève pas davantage ne réjouira que les fourriers de la future union des droites.

    #retraites

  • Azote aux Pays-Bas : une crise sentinelle - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/04/04/azote-aux-pays-bas-une-crise-sentinelle

    Alors que Le Monde publie une série d’articles sur les méfaits de l’agriculture industrielle et sa défense par des moyens violents, cet article sur les Pays-Bas est très original et intéressant. Face à une pollution devenue inacceptable au regard des normes européennes, le gouvernement a été obligé de prendre une loi qui met en oeuvre une réduction massive de la production animale intensive dans ce pays - suscitant en retour une réaction politique forte de la part des agriculteurs, qui font face à des injonctions à un changement de modèle d’exploitation ou des expropriations.

    Qui plus est, cette transformation est due à l’action d’un collectif écologiste qui a su viser au bon endroit au bon moment. Rendons-nous compte : elle ne découle ni d’un sabotage armé ni d’une révolution mais d’une simple action en justice qui suffit à opérer la bascule économique, écologique et politique d’un pays entier – voire davantage : « “La principale différence par rapport aux mesures précédentes est une réduction du nombre de têtes de bétail”, a déclaré le Dr Helen Harwatt[…]. En 2019, elle a dirigé un groupe de scientifiques appelant à prendre des mesures pour assurer le déclin du bétail. “Nous avons tendance à ne voir que des approches technologiques pour réduire l’azote du côté de la production ou à réduire les rejets dans l’environnement, plutôt que de réduire la production agricole elle-même. Tous les regards seront tournés vers les Pays-Bas pour tirer les leçons de cette transition.”[4] »

    La crise néerlandaise de l’azote constitue bien un laboratoire mondial de la fermeture/du renoncement qui appelle d’autres réformes à sa suite. Une telle transformation aurait pu être jugée impossible en vertu de son ampleur : jamais le capitalisme ne laisserait faire ; jamais l’industrie n’abandonnerait ses profits ; en outre, le droit n’est-il pas l’instrument du pouvoir ? Évidemment, tout ceci n’est pas faux mais ces réflexes offusquent de réels leviers stratégiques.

  • Présidentielle au Nigeria : que le plus riche gagne ! - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/02/22/presidentielle-au-nigeria-que-le-plus-riche-gagne

    Par Sophie Bouillon. Le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, élira dans quelques jours son prochain président dans l’un scrutin des plus incertains et volatiles de son histoire. Une bataille sans merci se joue entre trois candidats principaux, dans un contexte de grave crise sécuritaire, d’une économie à genoux, d’âpres divisions ethniques et religieuses, mais surtout de corruption massive et endémique… qui redessine intégralement les « règles » de la démocratie.

    #Afrique #Nigeria #Démocratie #Corruption #Elections

  • La guerre russo-ukrainienne, un conflit nationaliste - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/02/23/la-guerre-russo-ukrainienne-un-conflit-nationaliste

    Il y a un an débutait « l’opération spéciale militaire » lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine. À cette guerre, qui a pris de court la communauté internationale, on prédisait un dénouement imminent, et la plupart du temps au profit de Moscou. Elle s’est pourtant inscrite dans la durée, tout en s’enfermant dans une logique d’escalade. Beaucoup d’analyses pertinentes ont été produites sur cette guerre mais un aspect demeure à ce jour sous-estimé : sa dimension identitaire, relevant de dynamiques nationalistes de part et d’autre.

    La guerre entre la Russie et l’Ukraine fournit un exemple de conflit nationaliste entre deux États[1], à condition qu’on utilise le terme « nationalisme » comme une catégorie d’analyse, libre a priori de tout jugement de valeur.

    La première façon d’appréhender le concept de nationalisme est de le rapporter au principe moderne de légitimité politique selon lequel les peuples n’ont pas à être gouvernés par des étrangers, mais par les membres d’un même groupe ethnique ou national. Dans ce sillage, le nationalisme peut être défini comme « une forme de politique », axée sur les rapports de pouvoir dans un État et porté par des acteurs qui cherchent à exercer, ou exercent, le pouvoir étatique au nom de la nation. Celle-ci est susceptible d’avoir, et d’entretenir, une identité singulière permettant de la distinguer des autres nations. Les intérêts et les valeurs de la nation, sa souveraineté au premier chef, sont proclamés comme étant supérieurs à toute autre considération d’ordre individuel ou corporatiste[2].

    Cette approche a le mérite d’accentuer le caractère éminemment politique du nationalisme et met en lumière sa dimension parfaitement rationnelle : le nationalisme résulte d’une volonté des acteurs de conquérir, de conserver et d’exercer le pouvoir, et ce malgré l’apparente irrationalité des revendications nationalistes, qui en appellent aux émotions collectives.

    Si l’on retient cette définition du nationalisme « par la politique », il ne serait pas injustifié d’affirmer, statistiques en main, qu’il fut, et reste, un moteur clef de la guerre au cours des deux derniers siècles[3]. Les guerres interétatiques et les conflits civils ont en effet accompagné la généralisation de l’idée selon laquelle les peuples ont le droit de se gouverner eux-mêmes, sans pour autant aboutir à ce que la nation au sens plein du terme – communauté jouissant d’une souveraineté complète, d’un régime démocratique et d’une unité morale et culturelle – devienne une donnée universelle[4].

    Aujourd’hui, la guerre russo-ukrainienne confirme un rapport étroit entre guerre et nationalisme.

    Les principes de l’identité nationale, de l’intégrité territoriale et de l’autonomie politique dont disposent, ou sont censées disposer, les nations indépendantes sont au cœur même de la guerre en cours. L’Ukraine se bat pour sa survie et sa future existence. Elle rejette à la fois la domination étrangère et réclame, face à l’intervention armée de la Russie, le droit de s’autogouverner, à savoir de définir de manière souveraine les normes d’organisation politique à l’intérieur, d’entretenir une culture nationale distincte et de fixer librement les rapports avec les autres États.

    La Russie, elle, refuse ce droit aux Ukrainiens et remet en cause l’existence de l’Ukraine en tant qu’État souverain et nation à part entière. La vision de l’Ukraine promue par les autorités russes la dépeint comme un État en déliquescence, étant tombé aux mains d’un centre d’influence étranger : « l’Occident collectif ».

    Le motif de la souveraineté menacée est revendiqué, avec plus ou moins de crédibilité, par les deux États en guerre. Lorsque l’Ukraine, attaquée, fait face à un véritable et imminent danger de mort, l’État russe invoque à son tour une menace existentielle, provenant de l’ouest, à son indépendance ainsi qu’à sa place sur la scène internationale[5].

    Deux nationalismes aux caractères très différents
    Deux formes de nationalisme s’affrontent dans cette guerre, laquelle contribue encore à les alimenter. D’un côté, l’agression militaire de la Russie s’appuie sur un nationalisme revanchard combinant la revendication de l’unité nationale des Ukrainiens et des Russes avec un sentiment de nostalgie de grandeur impérialo-nationale. Ce nationalisme est protéiforme.

    La présidence russe fait appel à une nation multiethnique et composite, élevée au rang de civilisation. Cela invoque l’existence d’une communauté qui dépasserait les frontières internationalement reconnues de l’État et dessine les contours d’une Russie « historique ».

    Provenant d’une synthèse singulière de cultures et de traditions – européenne et asiatique, slave et turcique, orthodoxe et musulmane –, elle se fonde toutefois sur la dominante culturelle russe, tel un ciment[6]. Le maintien d’un vaste État territorial au nord de l’Eurasie est considéré comme une mission historique du peuple russe et des populations alliées. Le territoire et le peuple ukrainiens en feraient « naturellement » partie, étant donné que Kiev constitue un lieu symbolique pour cette civilisation depuis ses origines et que les Petits-Russes, devenus Ukrainiens, furent intégrés dans les projets impériaux portés par la couronne des Romanov puis le Parti communiste.

    Aujourd’hui, Vladimir Poutine puise à la fois dans les imaginaires tsariste et soviétique de l’unité russo-ukrainienne, de manière contradictoire : tandis que le premier affirme que Russes et Ukrainiens ne forment qu’un « seul et même peuple », le second reconnait leurs individualités respectives, conscrites toutefois dans une relation « fraternelle ». Si le discours officiel russe dépeint les Ukrainiens loyaux à leur État et au gouvernement de Volodymyr Zelensky comme des ennemis, la population civile ukrainienne n’en ait pas moins envisagée comme autant de membres (potentiels) de la communauté nationale-civilisationnelle russe.

    Toujours est-il que le motif invoqué par le régime de Poutine – la protection des populations russophones qui seraient sur le point d’être « ukrainisées », assimilées dans la culture dominante du pays voisin – emprunte au langage du nationalisme ethnique. Celui-ci est, centré sur la notion de parenté, attestée par une langue, une culture commune ou des origines partagées. Poussée à l’extrême, la logique ethnonationaliste n’accepte ni la diplomatie ni les négociations de paix, la « seule option étant la guerre, coûte que coûte[7] ». Sans adhérer à cette idéologie, le régime de Vladimir Poutine s’en sert pour justifier son bellicisme par la « russophobie » de l’État ukrainien et des Occidentaux, tout en réprimant les ethnonationalistes d’opposition à l’intérieur de la Russie[8].

    En somme, il s’agit d’un nationalisme territorial et de conquête, qui s’inspire d’une proximité culturelle et historique des deux populations slaves. Ce qui fait de la Russie un « État en cours de nationalisation, agressif et lésé[9] », plutôt qu’un empire néo-soviétique.

    De l’autre côté, les autorités ukrainiennes font appel à l’imaginaire de la nation en armes, appelée à défendre la patrie fragilisée contre un ennemi despotique et un occupant puissant : le « Goliath » russe, selon les propos de Volodymyr Zelensky à la Conférence de Munich sur la sécurité de février 2023[10]. Ceci est un nationalisme civique qui, en temps de guerre, mobilise la communauté des citoyens au nom de la valeur suprême de la nation souveraine et par-delà les divisions internes. Les diverses fractions de la classe politique ukrainienne, traditionnellement morcelée, ont mis leurs différends de côté pour mettre en œuvre une union sacrée. L’invasion russe, débutée il y a un an, a façonné une grande cohésion au sein de la société ukrainienne, avec de très nombreux Ukrainiens, ukrainophones, russophones ou bilingues, exprimant leur soutien entier au gouvernement en place, s’engageant volontairement dans les forces armées ou participant massivement à l’action humanitaire.

    Ce nationalisme reste exigeant voire restrictif, avec la proclamation d’une mobilisation générale, mais s’appuie sur une conscience politique du citoyen et son dévouement pour la collectivité. Le contraste est saisissant avec les détenus recrutés à travers la Russie par une société militaire privée, Wagner, puis envoyés au front, en violation parfaite de la législation russe.

    L’imaginaire de la nation en armes, consacré autrefois en France par la Marseillaise et la bataille de Valmy, est véhiculé dans l’Ukraine d’aujourd’hui en même temps qu’un récit opposant la démocratie ukrainienne aux renaissants totalitarisme, impérialisme ou colonialisme russes, dont les valeurs seraient à l’opposé extrême des principes de la liberté, de la démocratie et des droits humains portés par l’Ukraine. D’autant plus qu’elle est imaginée comme un rempart de la civilisation européenne, ou du monde occidental, face à la « barbarie » russe, dans la ligne d’une représentation pérenne de la Russie et des Russes dans le débat européen à l’époque moderne[11].

    Certes, les avancées démocratiques en Ukraine demeurent fort limitées, tout particulièrement en matière d’État de droit et de lutte contre la corruption, tandis que la centralisation du pouvoir autour du Conseil de défense et de sécurité nationale, formé par le président, constitue une tendance dangereuse. Il n’empêche que le système politique ukrainien est éminemment plus ouvert et plus concurrentiel que le système russe[12].

    La décision des vingt-sept chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne d’accorder, en juin 2022, à l’Ukraine le statut de pays candidat à l’adhésion est hautement symbolique. Non seulement elle intervient en contexte de guerre ouverte, mais elle honore aussi, ne serait-ce qu’indirectement, une certaine forme de nationalisme : civique, pro-européen, en armes. Du jamais-vu en Union européenne, qui se veut une terre de paix par excellence et dont le mythe fondateur, entretenu par ses instances dirigeantes, la dépeint comme la réponse décisive aux destructions de la guerre, provoquée et exacerbée par les nationalismes de la première moitié du XXe siècle[13]. À rebours de la célèbre formule de François Mitterrand, « le nationalisme, c’est la guerre ! », on (re)découvre en Europe que tous les nationalismes ne se valent pas, d’autant plus en temps de guerre.

    La guerre comme une force « nationalisatrice »

    Si les modèles de nationalisme portés par les gouvernements russe et ukrainien sont différents voire opposés, les effets que la guerre produit sur les populations sont similaires au sein des États belligérants. À l’époque moderne, la guerre est un contexte mobilisateur affectant la population d’un territoire concerné. Elle contribue ainsi à galvaniser les expériences nationalistes précédemment accumulées, qui prennent alors des formes (plus) violentes et militarisées[14].

    La première victime d’une guerre n’est pas tant la vérité que la mesure : le débat se simplifie à outrance, le dialogue cesse et la rhétorique se radicalise. Depuis le lancement de l’invasion de l’Ukraine, le gouvernement russe justifie son bellicisme par un besoin de « dénazifier » l’Ukraine et s’efforce de présenter le président Volodymyr Zelensky comme une réincarnation d’Hitler. Les autorités ukrainiennes comparent en retour l’invasion de leur pays par les armées russes à celle de l’Europe par l’Allemagne nazie, tout en approuvant l’usage du néologisme « rachisme » (contraction de « Russie » et de « fascisme »).

    En dépit de ces parallèles ayant envahi les discussions aussi bien politiques qu’académiques, le régime de Vladimir Poutine reste typologiquement plus proche d’une dictature personnaliste et conservatrice que d’un régime fasciste, au sens analytique (et non polémique) du terme. Le fascisme suppose une mobilisation totale des citoyens, ainsi qu’une idéologie révolutionnaire appelant une régénération nationale par la violence. Or, les deux font toujours défaut au régime poutinien et à la société russe, qui ne semble pas être disposée à faire les sacrifices exigés par la guerre[15].

    Un autre exemple : les radicaux russes galvanisés – dont le « parti de la guerre » au sein des élites représenté notamment par l’ancien président Dmitri Medvedev –, continuent d’appeler à anéantir l’État ukrainien en procédant à la mobilisation de toutes les ressources (militaires, humaines, économiques), quitte à faire usage des armes nucléaires[16]. Il est à noter que, contrairement aux médias d’opposition et à ceux qui ont manifesté contre la guerre et la mobilisation, aucun faiseur d’opinion pro-guerre n’a été censuré en vertu de la loi interdisant toute critique de l’armée russe[17].

    En Ukraine comme en Occident, des voix se lèvent en faveur d’une « décolonisation » de la Fédération de Russie, désignée comme étant le « dernier empire colonial », notamment par le biais d’un soutien politique et économique aux nationalismes des minorités ethniques[18] de Russie. Ces déclarations se multiplient et sont même reprises par des représentants de l’État ukrainien, comme le secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale Oleksiy Danilov[19]. Cette rhétorique radicale ne tient à l’évidence pas compte des risques très élevés en matière de déstabilisation géopolitique et de déchainement de la violence qui suivraient l’éclatement d’un État multiethnique disposant du plus grand arsenal nucléaire au monde[20].

    En octobre 2022, le Parlement ukrainien a reconnu le gouvernement tchétchène exilé d’Akhmed Zakaev, déclaré la Tchétchénie comme étant un « territoire temporairement occupé par la Russie » et condamné le « génocide contre les Tchétchènes » perpétré par le pouvoir russe dans les années 1990. Des députés du parti présidentiel ukrainien Serviteur du peuple militent également pour la reconnaissance de l’indépendance des autres républiques ethniques faisant partie de la Fédération russe[21].

    Comme par effet de miroir, Vladimir Poutine mobilise le discours anticolonialiste, largement inspiré du passé soviétique, en en faisant une arme rhétorique tournée contre « l’hégémonie » américaine/occidentale et un outil d’influence visant les pays d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie[22].

    Aujourd’hui, les autorités russes comme ukrainiennes ont systématiquement recours à la « politique de la cinquième colonne[23] », consistant à identifier et marginaliser les « traîtres à la nation » ou « les agents de l’étranger », supposément engagés dans des activités destructrices dans l’intérêt de l’Occident ou de Moscou, respectivement. Si cette tendance remonte à 2014, elle a atteint son apogée au lendemain de l’invasion à grande échelle. Dès mars 2022, Vladimir Poutine invoquait une nécessaire « purification » de la société russe, et ce sur fond de muselage des voix opposées à la guerre. Parallèlement, Volodymyr Zelensky a interdit en Ukraine onze partis politiques d’opposition accusés d’être « pro-russes », dont Plateforme d’opposition – Pour la vie, et retiré la nationalité ukrainienne à des personnalités politiques, des oligarques et des prêtres rattachés au Patriarcat de Moscou.

    Des expressions populaires du nationalisme sous-tendent le récit de la bataille du Bien contre le Mal mobilisé par les dirigeants. On peut citer à cet égard des pratiques discursives opérant une déshumanisation réciproque du groupe ennemi entier. Là aussi, ces logiques de bestialisation ont été forgées dès 2014, l’annexion de la Crimée et le début des hostilités dans le Donbass marquant un point de rupture, avant de revenir en force dès 2022. Sur les réseaux sociaux, des Russes et des Ukrainiens ne cessent ainsi de se maudir les uns les autres, les premiers se faisant traiter « d’orques » (orki) et de « cochono-chiens » (svinosobaki), les seconds « d’ukraino-nazis » (oukronatsisty). Inutile de dire que cette déshumanisation rend toutes formes de violences de guerre moins illégitimes, voire pleinement assumées.

    Enfin, les deux États se lancent des accusations de terrorisme et de génocide. Elles se sont également multipliées depuis le lancement de « l’opération militaire spéciale » par Moscou. Force est donc de constater que la « nationalisation » du conflit s’est opérée, et est susceptible de s’intensifier davantage.

    L’émancipation de l’Ukraine et la séparation effective des sociétés
    La disparition de l’URSS, il y a plus de trente ans, a signé la fin d’un projet politique commun à travers l’indépendance de deux sociétés apparentées et historiquement imbriquées, la Russie et l’Ukraine[24].

    Les pays ont depuis suivi des trajectoires différentes, notamment sur le plan politique : l’Ukraine a, après tout, connu deux révolutions, ce qui permet de parler d’une culture citoyenne bien particulière. Mais l’inertie mentale, qui fait encore florès à Moscou, a longtemps empêché Vladimir Poutine et son entourage, de même que de larges couches de la société russe, de prendre au sérieux la souveraineté ukrainienne, ainsi que ses attributs essentiels tels que les frontières. L’invasion russe de l’Ukraine a démontré que c’était une illusion, qui a déjà coûté plusieurs dizaines de milliers de vies.

    La décision de lancer une guerre a mis en exergue la misère de l’expertise russe sur l’Ukraine. De multiples signes pointaient pourtant dans la même direction : après l’accession à l’indépendance, l’objectif ultime pour l’Ukraine « était d’affirmer son identité nationale distincte et sa souveraineté, ce qui signifie, en termes pratiques, d’obtenir la reconnaissance de sa séparation de la Russie[25] ». Cette dynamique a notamment abouti à l’élaboration d’un nouveau récit historique n’étant pas centré sur la Russie ; depuis l’Euromaïdan, ce récit a été renforcé par une politique de « décommunisation ».

    S’y ajoutent le déclassement progressif de la langue russe et la création d’une Église orthodoxe unie, en décembre 2018, qui échappe désormais au contrôle de Moscou. Tous ces éléments, et bien d’autres, ont contribué à l’émancipation de l’Ukraine de la domination russe, processus ayant exercé une influence décisive sur la politique identitaire en Russie. En bref, « la construction de la nation en Ukraine oblige à reconstruire la nation russe[26] ».

    Le nationalisme russe est réactionnaire dans la mesure où il relève d’une réaction violente à la construction d’un État-nation ukrainien pleinement indépendant ; construction qui peut, à certains égards, être mise en perspective avec les décolonisations du siècle dernier, dont la plupart se sont faites dans la violence. Cette approche permet d’expliquer le « délai de retard » de vingt-deux à trente ans qui se sont écoulés depuis la chute de l’Union soviétique avant que la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’éclate, en 2014 puis en 2022. Le temps qu’il fallût pour que le projet national ukrainien prenne forme.

    En s’efforçant de déjouer la transformation de l’Ukraine en une « anti-Russie », le Kremlin a fait preuve de prophétie autoréalisatrice. Du jour au lendemain, arrêter de parler russe, cette « langue de l’occupant », et ne pas la transmettre aux enfants est devenu un geste patriotique pour bon nombre d’Ukrainiens.

    Tandis que l’État russe s’efforce de « russifier » les territoires ukrainiens occupés, l’apprentissage de la langue et de la cultures russes n’a guère d’avenir dans une Ukraine souveraine. L’adhésion citoyenne au récit antisoviétique et antirusse y sera également renforcée.

    Les conséquences de cette guerre risquent de se faire ressentir pendant des générations, comme le montre l’exemple des guerres de Yougoslavie. Elles peuvent aussi conduire à de nouvelles explosions de la violence, à l’instar du conflit non résolu dans le Haut-Karabakh, tout en aggravant les conditions socio-économiques de nombreuses populations. De même, la guerre russo-ukrainienne est susceptible d’accroître, jusqu’à l’excès, la présence du facteur (para)militaire dans la vie sociale et politique des deux pays[27], et de nourrir des sentiments d’antagonisme, d’humiliation et de revanche.

    Quelle qu’en soit son issue, la guerre en Ukraine entérinera une séparation non seulement des États mais aussi des sociétés, qui resteront profondément affectées par cette expérience de violence collective. Celle qui alimentera sans doute de nouvelles passions nationalistes.

    Jules Sergei Fediunin
    Politiste, post-doctorant au CESPRA à l’EHESS

    • Encore une de ces analyses ineptes dont les puissances occidentales ont besoin pour occulter leur politique impérialiste...

      Non qu’elles aient tort de décrire l’emballage idéologique (nationaliste) dont Poutine et les siens emballent eux-mêmes leurs intérêts, mais elles font de l’idéologie un moteur de l’histoire au mépris de la réalité sociale et des rapports sociaux qui la configurent.

      Au fond, elles ne permettent de ne rien comprendre et conforteront les journaliste de la presse bourgeoise occidentale qui n’ont toujours pas dépassé l’argument crétin selon lequel « bah, c’est Poutine qui a déclenché la guerre, non ? ».

      Pas étonnant que AOC soit fada des de l’idéalisme bien perché de Bruno Latour : ils ne peuvent rien faire d’autre que de l’analyse de discours en circuit fermé.

  • Une étude fine et détaillée des controverses autour de la statuaire associée à l’esclavagisme, au travers de l’exemple de la ville suisse de Neuchâtel. Analyses et vocabulaires un peu complexes pour des A1 mais l’essentiel demeure accessible.

    La statue, l’esclavagiste et le contre-monument contestés
    https://aoc.media/analyse/2023/02/07/la-statue-lesclavagiste-et-le-contre-monument-contestes

    La statue, l’esclavagiste et le contre-monument contestés

    Par Bertrand Tillier, Historien

    Fin décembre 2022, à Neuchâtel, une récente installation d’art contemporain, conçue comme réponse à la statue de l’esclavagiste David de Pury contestée en 2020 par des militants se revendiquant de « Black Lives Matter », a été à son tour maculée de peinture. Ce dispositif didactique et conceptuel déployé dans l’espace public, qui compte parmi les premiers adoptés en Europe pour réparer symboliquement les mémoires citoyennes blessées, est un contre-monument ironique, temporaire et anti-monumental (...).

    Lire la suite sur le site d’ AOC après vous être inscrits et identifiés.

    #esclavage #mémoire #réparations #statuaire

  • Pourquoi comptent-ils les manifestants et comment ? | Bruno Andreotti et Camille Noûs
    https://aoc.media/analyse/2023/02/06/pourquoi-comptent-ils-les-manifestants-et-comment

    La manifestation contre la réforme Macron du 7 février sera-t-elle jugée à la seule aune du nombre de participants ? La bataille des chiffres fait rage, d’autant que les méthodes de comptage utilisées ne sont pas toujours les plus fiables. Le cabinet Occurrence, dénombrant 55 000 manifestants à Paris le 31 janvier quand même la police en annonçait 87 00 (et la CGT 500 000), avait suscité critiques et moqueries. La méthode employée n’est pas seulement inadaptée à ce type de rassemblements : elle sert une ritualisation fétichiste du chiffre qui n’a rien de scientifique. Source : AOC media

  • Le « refus du travail » : une idée reçue qui fait diversion - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/01/08/le-refus-du-travail-une-idee-recue-qui-fait-diversion

    Dans ses vœux télévisés aux français, le président de la République a célébré le travail, laissant implicitement entendre qu’il y avait pénurie de main d’œuvre ou que nous ferions face à une « grande démission ». Il s’agit pourtant de mythes qui donnent à voir l’idéologie dominante associant « valeur travail », mérite et responsabilité individuelle. Car, de façon structurelle, ce qui conduit massivement au chômage, et de façon répétée ou prolongée, c’est le « précariat ».

    https://justpaste.it/8dj8s

    #travail #salariat #précariat

  • Musée d’art et d’histoire de #Neuchâtel
    –-> Recherches passé colonial

    Dans un souci d’intégrer les acquis de la recherche et de stimuler la réflexion face aux enjeux contemporains liés au #passé_colonial de la Suisse, le #MahN entend mettre à disposition du public des sources et des indications bibliographiques sur l’implication de Neuchâtelois dans la #traite_négrière et l’#esclavage.

    https://www.mahn.ch/fr/expositions/recherches-passe-colonial-1

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    #Séminaire UNINE sur la statue de #David_de_Pury, 7 décembre 2020

    https://www.youtube.com/watch?v=JhSZz3pbIHU


    #de_Pury #monument #mémoire #statue


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    #mémoire de bachelor :
    Déboulonner David de Pury. Une analyse des revendications et des résistances autour du retrait d’un #monument sur la #Place_Pury

    https://www.mahn.ch/fileadmin/mahn/EXPOSITIONS/EXPOSITIONS_ACTUELLES/Recherches_passe_colonial/TEXTES/MemoireMasterUNiNEDaviddePury2021.pdf

    #Suisse #histoire #histoire_coloniale #décolonial

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    ajouté à la métaliste sur le #colonialisme_suisse :
    https://seenthis.net/messages/868109

    • En tête-à-tête avec David de Pury

      Inaugurées hier à Neuchâtel, des œuvres d’art contemporain sont censées porter ombrage à David de Pury. La Ville a choisi cette option plutôt que celle du déboulonnage.

      On dirait à première vue un nain de jardin coulé dans du béton par le collectif chaux-de-fonnier Plonk & Replonk. Mais à y regarder de plus près, c’est bien l’ancien bienfaiteur de Neuchâtel David de Pury, dont la fortune a été érigée au XVIIIe siècle grâce au commerce triangulaire, qui a été légèrement renversé de son piédestal. Du moins symboliquement.

      L’artiste genevois et afro-descendant #Mathias_Pfund a en effet irrévérencieusement bétonné un modèle miniature de cette statue, qu’il a ensuite renversée à 180 degrés pour les besoins d’un art critique et éclairant sur le passé. Choisie par le jury, son œuvre présentée hier à Neuchâtel est cependant nettement moins imposante que l’originale. Elle va pourtant tenter bientôt de dialoguer avec l’auguste statue qui trône sur la place du même nom depuis 1855. Baptisée A scratch on the nose (Une éraflure sur le nez), sa sculpture a été vernie hier par les autorités municipales sur le Péristyle de l’Hôtel de Ville dans le cadre de la semaine d’actions contre le racisme à Neuchâtel. Là aussi tout un symbole.

      Contenter les pétitionnaires

      Par ce type d’actions, l’exécutif veut entretenir son tête-à-tête avec David de Pury en livrant des contrepoids qu’il juge pertinents pour que l’histoire encombrante de la ville continue d’être questionnée. Un geste aussi à l’adresse d’une partie des pétitionnaires qui, au cours de l’été 2020, ont demandé que l’on déboulonne la statue du commerçant dans le sillage d’autres opérations de ce genre menées à travers le monde. Mais au lieu de céder au tabula rasa, la Ville de Neuchâtel a finalement choisi l’option des #marques_mémorielles.

      L’œuvre conçue par Mathias Pfund a été choisie par un jury cornaqué par Pap Ndiaye, lui-même à la tête du Palais de la Porte-Dorée à Paris, qui comprend le Musée d’histoire de l’immigration version française. Il a été secondé dans ses choix par Martin Jakob du Centre d’art de Neuchâtel (CAN), Faysal Mah du Collectif pour la mémoire, Noémie Michel, maître-assistante en science politique à l’université de Genève, Alina Mnatsakanian, coprésidente de Visarte Neuchâtel, et la photographe Namsa Leuba. Trois membres de l’art officiel ont également eu leur mot à dire : l’urbaniste municipal, Fabien Coquillat, le codirecteur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel Grégoire Mayor et la conservatrice du département des arts plastiques au Musée d’art et d’histoire, Antonia Nessi.
      Coups de boutoir nécessaires

      Membre du mouvement Solidarités Neuchâtel, François Chédel voit dans cette mise en perspective « un premier pas ainsi qu’une solution pour l’heure satisfaisante ». Du moins en phase avec les réflexions qui entourent le sort de cette statue depuis près de deux ans. Une chose est sûre, l’exécutif n’entend ni rebaptiser la place ni déplacer l’icône du négociant.

      En revanche, l’espace sera revue de fond en comble. Ce qui devrait permettre sans doute aux œuvres sélectionnées, quatre au total, dont celle de Mathias Pfund et celle de l’artiste neuchâtelois #Nathan_Solioz (Ignis fatuus) qui fera appel cet hiver aux âmes des esclaves, de perdurer. « La durée de leur exposition devant la statue est étroitement liée à la question du réaménagement de la place Pury. On peut donc parler de plusieurs années d’exposition, sans être plus précis pour l’instant », ont indiqué au Courrier les autorités municipales.

      Pour François Chédel, les noms qui parsèment l’espace public continuent cependant de nous interroger, à Neuchâtel aussi, sur « nos réalités patriarcales, colonialistes, voire racistes ». Il relève aussi que les actions didactiques menées par la Ville n’auraient sans doute pas été possibles « sans les changements radicaux » exigés voici maintenant près de deux ans par son mouvement ainsi que par d’autres dans la foulée des manifestations Black Lives Matter. Il faut « questionner notre histoire et sa résonance dans l’espace public au travers de nouveaux #récits », a résumé pour sa part récemment le Service cantonal de la cohésion multiculturelle en présentant la Semaine contre le racisme.

      https://lecourrier.ch/2022/03/21/en-tete-a-tete-avec-david-de-pury

    • Place Pury : un hommage raté ?

      Suite à l’inauguration de l’œuvre autour de la statue de Pury, des voix dénoncent une « imposture » et pointent du doigt un hommage aux victimes de l’esclavage « au rabais ».

      La semaine dernière, Neuchâtel inaugurait une oeuvre Great in the Concrete (notre édition du 28 octobre) et une plaque explicative autour de la statue de David de Pury, un négociant qui avait fait fortune avec l’esclavage et légué sa fortune à la ville. Le monument a été au cœur de houleux débats lors du mouvement « Black Lives Matter ». Une pétition demandait en 2020 son retrait (notre édition du 26 juillet 2020).

      Suite à cette polémique, la Ville a lancé une série de mesures pour faire la lumière sur son passé colonial, dont la plaque et l’œuvre.

      Si ces deux initiatives sont présentées par les autorités comme un « #acte_de_mémoire » et un « #hommage » envers les personnes exploitées par le riche baron, le secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-Noirs (CRAN), Kayana Mutombo, se dit très déçu. Il y voit même une #humiliation.

      « Le résultat de ce processus est tout simplement une #imposture », dénonce le politologue. Il déplore les #dimensions de #Great_in_the_Concrete. Il s’agit d’une version #miniature de la statue du bienfaiteur renversée, tête écrasée dans le sol. Le politologue n’était pourtant pas en faveur d’un déboulonnement.

      « J’ai participé aux rencontres initiales, nous avions proposé la création d’un monument bis qui établisse un dialogue entre le monument et les descendants des victimes de l’esclavage. Le résultat est au final une discussion entre de Pury et de Pury. Les voix des victimes et de leurs descendant·es n’y sont pas intégrées. »

      Nommer les victimes de l’esclavage

      Cet ancien chargé du Programme de lutte contre le racisme et la discrimination à l’UNESCO estime que la mémoire des victimes est ainsi minimisée. « Nous avions souligné l’importance de la #proportionnalité entre la statue originale et la nouvelle dans le cadre d’un devoir de mémoire. On rend hommage aux descendant·es aujourd’hui, comme on récompensait les esclaves avec une miche de pain ! »

      Il regrette également que les mots « Noir·es et Afrique » ne figurent pas sur la plaque explicative. « Il faut avoir étudié l’histoire pour comprendre les termes de #commerce_triangulaire et #colonisation. Ne pas nommer les #victimes est l’une des stratégies du racisme anti-Noir·es », déplore Kanyana Mutombo.

      Le collectif pour la mémoire à l’origine de la pétition est plus nuancé. Il estime que « ces mesures ne sont pas suffisantes ni satisfaisantes mais guident sur la voie à emprunter ». Il avance que la Ville de Neuchâtel a pris au sérieux sa demande constituant un groupe de réflexion et en produisant un contenu pédagogique, à défaut d’enlever la statue. Il regrette cependant que le Secrétaire général du CRAN n’ait pas été inclus dans la suite de la réflexion.

      Des moyens dérisoires ?

      D’autres voix déplorent le manque de moyens engagés pour la Ville. Ousmane Dia, artiste plasticien suisse et sénégalais, très enthousiasmé dans le projet a vu ses ardeurs freinées, lorsqu’il a appris que le budget alloué était de 20 000 à 25 000 francs.

      « En tant qu’artiste plasticien afro-descendant, je ne pouvais pas ne pas concourir. Mon projet s’appelle #Dialoguons, il s’agit d’une œuvre monumentale constituée de personnages en acier placés tout autour de de Pury pour l’interpeller. J’ai glissé une lettre dans mon dossier qui mentionne que rien que pour fabriquer l’objet coûte 63 000 francs et que leur budget n’était pas suffisant. »

      Au total, une enveloppe de 66 000 francs a été investie dans le cadre de cet appel à projets artistiques. Quatre projets ont été retenus mais seuls deux verront le jour. Les deux autres n’étaient techniquement pas réalisables. Le projet de #Nathan_Solioz_Ignis_Fatuus, (feu folet), une évocation en lumière des âmes des esclaves morts lors de la traversée forcée de l’Atlantique, sera réalisée au printemps prochain.

      Thomas Facchinetti, conseiller communal en charge de la culture, de l’intégration, de la cohésion sociale et responsable du dossier, précise que le vernissage des deux œuvres primées n’est pas l’unique réponse aux demandes des pétitionnaires.

      « La Ville a pris toute une liste de mesures. Un #parcours_pédagogique sur le passé colonial de la Ville est en cours d’élaboration, une exposition au Musée d’art et d’Histoire aborde ces sujets et des recherches historiques vont être réalisées. Il s’agit d’un engagement très conséquent. »

      Il rappelle que le monument réalisé par le sculpteur #David_d’Angers avait été financé à l’époque par de riches notables, alors que l’initiative actuelle se fait aux frais des contribuables.

      De Pury à Dakar

      Aujourd’hui, #Ousmane_Dia, le candidat déçu se dit surtout choqué par la #taille de l’oeuvre vernie. « J’ai beau retourner le sujet dans tous les sens je n’y vois qu’une interprétation : la statuette nous dit qu’on a tenté de renverser et d’enfoncer de Pury, mais la grande statue répond qu’il s’est relevé encore plus grand.

      Pour Martin Jakob, artiste et curateur au CAN Centre d’art Neuchâtel, membre du jury, le caractère non monumental de l’oeuvre retenue fait tout son sens. « Aucun travail artistique ne permet de panser toutes les plaies. Aujourd’hui, il n’est plus question de réaliser de statues comme à l’époque. D’ailleurs, quel que soit leur taille, ces œuvres d’art finissent par intégrer notre environnement quotidien et s’effacer de notre regard. l’important, c’est le débat qu’elles suscitent. »

      Le collectif pour la mémoire se dit « ravi » par la mise en place de Great in the concrete mais espère qu’un budget pourra être alloué pour concrétiser le projet de Ousmane Dia. « Malgré le fait que la statue soit toujours là et qu’il y aurait encore beaucoup à questionner sur l’acharnement à défendre ce personnage nous souhaitons plutôt se concentrer sur la mémoire de milliers de personnes réduites en esclavage. »

      La saga de Pury n’en est pas à son épilogue. A l’horizon 2028-2029, la place devrait être entièrement requalifiée, la statue pourrait être déplacée et son nom pourrait même être modifié. « Il s’agit d’un projet de plusieurs millions de francs.

      Avec l’enveloppe du pour-cent culturel, un concours artistique sera réalisé, son budget sera bien plus conséquent et permettra d’ériger une œuvre pérenne plus conséquente », précise Thomas Facchinetti. Quant à Ousmane Dia, il envisage de réaliser son projet à Dakar, en reproduisant une statue de David de Pury pour y intégrer son projet Dialoguons.

      https://lecourrier.ch/2022/10/30/place-pury-un-hommage-rate

    • La statue, l’esclavagiste et le #contre-monument contestés

      Fin décembre 2022, à Neuchâtel, une récente installation d’art contemporain, conçue comme réponse à la statue de l’esclavagiste David de Pury contestée en 2020 par des militants se revendiquant de « Black Lives Matter », a été à son tour maculée de peinture. Ce dispositif didactique et conceptuel déployé dans l’espace public, qui compte parmi les premiers adoptés en Europe pour réparer symboliquement les mémoires citoyennes blessées, est un contre-monument ironique, temporaire et anti-monumental.

      https://aoc.media/analyse/2023/02/07/la-statue-lesclavagiste-et-le-contre-monument-contestes

      et sur seenthis : https://seenthis.net/messages/989775