• BnF : après plus d’un mois de grève, la #mobilisation ne faiblit pas

      Réorganisation du travail, missions supplémentaires, manque d’effectifs… En grève depuis le 4 mai, les salariés de la Bibliothèque nationale de France ne décolèrent pas et le bras de fer avec la direction est engagé. Décryptage.

      À trois mois de la réouverture de la somptueuse bibliothèque Richelieu, la Bibliothèque nationale de France (BnF) se heurte au mécontentement de ses employés, en grève depuis le 4 mai. Plus d’un mois plus tard, les grévistes répondent toujours présents. L’intersyndicale CGT-FSU-SUD appelle encore à la mobilisation ces mercredi 15 et jeudi 16 juin pour dénoncer une réorganisation du travail orchestrée par la direction de l’établissement et un sous-effectif. D’ores et déjà, le préavis de grève court jusqu’au 30 juin. Retour sur une mobilisation exceptionnelle en quatre questions.
      Pourquoi les salariés sont-ils en grève ?

      À cause du nouveau système de communication des documents aux usagers, goutte d’eau qui a fait déborder le vase déjà plein des agents de la bibliothèque François-Mitterrand. Concrètement, qu’est-ce que cela change ? Auparavant, les visiteurs de la bibliothèque pouvaient commander des documents toute la journée pour les consulter sur place. Depuis la crise sanitaire, cette communication directe des documents se fait seulement l’après-midi, de 13h30 à 17 heures. De plus, la réservation à l’avance doit se faire au minimum la veille, avant 20 heures. « Cela signifie qu’un lecteur ne peut pas demander le matin pour l’après-midi même. C’est absurde », estime Lucie, magasinière. Pour justifier ce nouveau fonctionnement, la direction s’appuie sur des chiffres : 44 % de communications en moins depuis dix ans. « Les usagers du matin ont considérablement baissé », avance-t-elle encore.

      Que cela change-t-il aux conditions de travail des employés ? Du fait de la concentration d’activité l’après-midi, les agents se disent surchargés, à l’image de Guillaume, catalogueur. « Les vagues de demandes arrivent toutes à 13 heures. Par conséquent, nous avons une charge de travail regroupée sur un moment de la journée, au détriment de l’accueil des usagers. » Des habitués de la bibliothèque qui soutiennent les grévistes, notamment à travers l’Association des lecteurs et usagers de la BnF (ALUBnF) et une pétition en ligne qui a récolté près de seize mille signatures. Si certains employés, comme Lucie, déplorent l’indifférence de la direction face au mécontentement manifeste des usagers, Kevin Riffault, directeur général de la BnF, dément : « Nous ne sous-estimons pas l’impact du nouveau dispositif sur les pratiques de recherche, mais il est limité. Et nous réfléchissons bien sûr à des améliorations. »
      Pour quelles raisons les grévistes réclament-ils des recrutements ?

      De nombreux chantiers occupent actuellement les agents de la BnF. Au premier chef desquels la préparation du nouveau centre de conservation nationale de la presse à Amiens et l’élargissement du dépôt légal aux œuvres numériques. Pour Gaël Mesnage, secrétaire général de la CGT-BnF, « c’est toujours la même logique de faire plus avec moins ». Car, selon les chiffres officiels, deux cent cinquante postes ont été supprimés entre 2009 et 2016. Depuis, les effectifs seraient « stables », assure la direction, qui ne cache pas son besoin de redéployer les employés chargés de la communication des documents aux lecteurs pour les poster sur ces nouvelles missions. « Les heures gagnées grâce au nouveau dispositif de communication permettront d’y répondre », soutient Kevin Riffault.

      « Si la direction n’avait pas décidé de supprimer 25 % des effectifs qui s’occupent de la communication aux lecteurs, on n’en serait pas à une telle réduction du service au public », affirme Gaël Mesnage. Au lieu de renouveler des contrats d’agents contractuels de catégorie C, l’établissement privilégierait des contrats à durée déterminée destinés aux étudiants. Une aberration pour Jean-François Besançon, délégué FSU à la BnF, qui redoute une précarisation de ces postes : « Comme réponse à notre désaccord, on nous dit que nous avons un devoir envers les étudiants qui ont souffert pendant la crise sanitaire, alors qu’il s’agit d’emplois précaires. »
      En quoi la réouverture du site Richelieu pose-t-elle problème ?

      Après plus de dix ans de travaux, la bibliothèque Richelieu, site historique de la BnF, rouvrira ses portes au public le 17 septembre prochain. Une réouverture qui n’enchante guère les employés en grève. Elle va même jusqu’à cristalliser leurs inquiétudes d’un affaiblissement des effectifs qui viendrait encore dégrader leurs conditions de travail. Gaël Mesnage, de CGT-BnF, dénonce la suppression de quarante postes à la bibliothèque François-Mitterrand pour les « transférer » vers Richelieu. La direction parle, quant à elle, d’environ cinquante emplois, venus de plusieurs sites de la BnF (il y en a sept en tout), dont le redéploiement « a déjà été opéré et intégré il y a un an, dès l’été 2021 ». « Cela doit se faire par redéploiement car le ministère de la Culture ne veut pas de recrutement », explique-t-elle encore.
      Où en sont les discussions avec la direction et le ministère de la Culture ?

      Au point mort, à en croire les grévistes. Voilà plus d’un mois que la grève est reconduite toutes les deux semaines, et les rapports sont plus que jamais tendus entre les salariés et leur hiérarchie, qualifiée de « macroniste et technophile » par certains. Le contrôle policier d’agents de la BnF lors de la mobilisation au site Richelieu du 2 juin est venu remettre de l’huile sur le feu. « La police nous a informés que nous allions être reçus par le ministère de la Culture. Puis, cette même police nous a empêchés de nous y rendre », raconte, indigné, Jean-François Besançon. Finalement reçue au ministère le 8 juin, l’intersyndicale ne dissimule pas son mécontentement : « Zéro avancée. Ils nous ont convoqués pour écouter. C’est incroyable d’avoir aussi peu de réponse », entend-on côté CGT.

      Du côté de la direction, on se dit encore ouvert aux négociations. « Des renforts sont prévus dans certains départements. Par ailleurs, le dispositif n’est pas figé et nous réfléchissons à de nouvelles évolutions de fonctionnement et de moyens », annonce le directeur général Kevin Riffault. La direction est actuellement en discussion avec ses « tutelles », les ministères de la Culture et du Budget, pour améliorer les moyens de l’institution. Une mention de Bercy qui ne devrait guère rassurer les grévistes dans leurs velléités de recrutement…

      https://www.telerama.fr/debats-reportages/bnf-apres-plus-d-un-mois-de-greve-la-mobilisation-ne-faiblit-pas-7010915.ph

    • « Madame la Présidente de la Bibliothèque nationale de France, votre #réforme est un #échec »

      Un collectif rassemblant plus de 350 acteurs du monde universitaire et culturel dénonce dans une tribune au « Monde » les mesures mises en place à la BNF, qui conduisent à une sévère réduction du temps pendant lequel la consultation des ouvrages est possible.

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/20/madame-la-presidente-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-votre-reforme-es

    • « Jour du dépassement universitaire » : « A partir de mercredi, tous les enseignements seront faits en dehors du service officiel des titulaires »

      Anne Roger, secrétaire générale du syndicat Snesup-FSU, dénonce un recours excessif aux vacataires et contractuels à l’université, faute de professeurs en nombre suffisant. Elle appelle à une grève jeudi.

      Ce mercredi marque, selon le syndicat Snesup-FSU, le « jour du dépassement universitaire », date symbolique à partir de laquelle les cours de l’année 2021-2022 cesseraient si l’on se contentait des heures statutaires des enseignants-chercheurs. Elle représente avant tout une manière, pour la secrétaire générale du syndicat, Anne Roger, de mettre en avant le sous-financement de l’université et le recours excessif aux heures supplémentaires, vacataires et contractuels.

      C’est quoi le « jour du dépassement pour l’année universitaire » ?

      C’est le jour à partir duquel les titulaires ont fait toutes les heures officielles qu’ils devaient faire pour l’année scolaire 2021-2022, dans l’hypothèse où les cours de ce premier semestre auraient tous été dispensés par eux. Concrètement, à partir d’aujourd’hui, tous les enseignements qu’il reste à couvrir seront faits en dehors de notre service officiel. Soit sur nos heures supplémentaires ou par le recrutement de contractuels ou de vacataires.

      Comment ce chiffre a-t-il évolué par rapport aux années précédentes ?

      Nous n’avons pas d’élément de comparaison car dans les bilans sociaux des années précédentes, il n’y avait pas les données suffisantes pour pouvoir établir un jour du dépassement. En revanche, il va être intéressant de voir dans les années à venir comment ça évolue, et surtout d’essayer de le comparer composante par composante, car toutes ne sont pas sur un pied d’égalité. En Staps [Sciences et techniques des activités physiques et sportives, ndlr] par exemple, qui est une filière particulièrement sous-dotée, dans de nombreuses universités ce jour du dépassement est beaucoup plus tôt. Au Staps de Bobigny, l’un des plus sous tension, ce jour est tombé le 1er décembre. Pour Marne-la-Vallée, c’était le 11 décembre, Rouen le 13…

      Ça montre que la question du sous-encadrement n’est pas un faux problème. Comment peut-on imaginer que les deux tiers des cours d’une année soient faits par des gens qui ne sont pas titulaires ? Comment peut-on continuer à faire de la recherche dans le même temps si on doit déjà multiplier les heures supplémentaires ? Ce n’est pas possible, c’est ingérable… Ça donne envie de dire « stop, on arrête ».

      Quelles conséquences cela entraîne-t-il, tant pour les professeurs que pour les étudiants ?

      Avant d’avoir des conséquences, cela met surtout en évidence le manque de financement de l’enseignement supérieur. Ça veut dire qu’on a, en gros, à l’échelle de la France entière, la moitié des moyens pour pouvoir tenir toute l’année avec des enseignants qui sont titulaires, en poste et stables. Nous sommes vraiment face à un sous-financement chronique de l’enseignement car on doit s’appuyer sur des personnels précaires pour pouvoir tenir l’année.

      Qu’est-ce que cela a comme incidence ? Eh bien cela crée une surcharge énorme sur les personnels. Sur les titulaires, parce qu’ils doivent accepter de faire des heures supplémentaires. Sur les contractuels, qui ont tous les ans leur contrat remis en cause. Et enfin sur les vacataires, à qui on donne des conditions de travail compliquées tout les sous-payant.

      Qui sont les personnes qui viennent compléter les professeurs pour donner des cours ?

      Cela peut être des doctorants en cours de thèse qui ont besoin de financer leurs études, des attachés temporaires d’enseignement et de recherche qui sont souvent des étudiants. On trouve aussi des enseignants qui viennent d’ailleurs : par exemple, en Staps, on a beaucoup de profs d’EPS qui viennent chez nous faire des vacations. Et il y a aussi de plus en plus de contractuels qui sont des doctorants sans poste de maître de conférences car aucun poste n’est créé, à qui ont fait signer des contrats leur demandant le double d’heures d’enseignement tout en continuant aussi à faire de la recherche, ce qui est impossible. Finalement, on a tout un tas de personnes que l’on met dans des situations précaires, que l’on paye au lance-pierre et qui viennent prêter main-forte aux enseignants qui font déjà des heures supplémentaires.

      Vous appelez donc à une grève jeudi. Quelles sont vos revendications ?

      Nous misons sur trois mots d’ordre. L’emploi tout d’abord, car le jour du dépassement n’est qu’une preuve de plus de notre besoin de postes, et nous voulons des postes titulaires, pas des vacataires ou contractuels car cela crée trop de tensions et de difficultés, avec des situations précaires. Ensuite, nous souhaitons une amélioration des conditions de travail, en lien avec ce qu’on a évoqué précédemment. On constate une énorme surcharge de travail, une dégradation des collectifs de travail : quand on fait trop d’heures on ne peut plus se parler et échanger sur les cours, ce qui entraîne une baisse de qualité des formations. Et le troisième point, c’est une hausse des salaires puisque, comme tous les fonctionnaires, nous avons un indice gelé depuis une grosse dizaine d’années, ce qui nous a fait perdre beaucoup en termes de pouvoir d’achat.

      https://www.liberation.fr/societe/education/jour-du-depassement-universitaire-a-partir-de-mercredi-tous-les-enseignements-seront-faits-en-dehors-du-service-officiel-des-titulaires-20220126_NBAXJWJOTBA35BGBODH2XRNO6Q/?redirected=1

    • Enseignants-chercheurs : « Moins il y a de moyens, plus le climat se dégrade, plus la sélection sociale est poussée »

      Un collectif de professeurs et chercheurs, titulaires ou vacataires, parmi lesquels Philippe Corcuff, Eva Debray, Caroline Déjoie, Ivan Sainsaulieu, tire, dans une tribune au « Monde », le signal d’alarme sur le niveau de précarité atteint actuellement dans l’université. Ils se demandent si l’amour de la recherche est devenu payant.

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/31/enseignants-chercheurs-moins-il-y-a-de-moyens-plus-le-climat-se-degrade-plus

  • Elections législatives 2022 : le parti présidentiel rattrapé par le dégagisme
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/20/elections-legislatives-2022-le-parti-presidentiel-rattrape-par-le-degagisme_

    Le désir de renouvellement des élus qui habite les électeurs a empêché Emmanuel Macron d’obtenir la majorité absolue. Le président semble avoir été sommé de changer radicalement de méthode.

    Une fois mis en mouvement, le dégagisme s’avère un mécanisme électoral presque impossible à enrayer. Porté au pouvoir par ce puissant phénomène de rejet, de ses prédécesseurs tout autant que de ses concurrents issus des partis traditionnels, Emmanuel Macron pensait lui avoir échappé en obtenant sa réélection à la présidence de la République, il y a près de deux mois. Las, c’est la majorité absolue qu’il revendiquait à l’Assemblée nationale qui vient d’être frappée de plein fouet par ce désir de renouvellement des têtes et de bouleversement des situations acquises qui semble tenailler les électeurs français. Au soir de ce second tour des élections législatives, M. Macron se retrouve face à un état des lieux tout aussi inédit que celui qui avait été dressé à son entrée à l’Elysée, cinq ans plus tôt.

    Un vote sanction, sans équivalent après une réélection aussi récente, a presque réduit de moitié le nombre des députés de son parti, LRM, au sein d’une coalition, Ensemble !, à laquelle manquent plus de quarante sièges pour atteindre la majorité absolue, alors qu’elle était si large au cours du premier quinquennat. Il lui faudra donc se résigner à une majorité relative bien plus ténue, plus isolée, et infiniment moins souhaitée que celle à laquelle François Mitterrand avait confronté son premier ministre, Michel Rocard, après sa réélection de 1988.

    Cette secousse politique majeure a valu bien des déconvenues au camp présidentiel durant la soirée : trois ministres défaites, nombre de figures du parti et du groupe parlementaire battues – dont Christophe Castaner et Richard Ferrand, piliers de la conquête puis de l’exercice du pouvoir – vont obliger à recomposer en profondeur la physionomie de la Macronie. Mais c’est un chiffre qui scelle, plus que tous les autres, l’échec du président. Dans la nouvelle Assemblée nationale siégeront, selon les décomptes du Monde, 91 députés issus de l’extrême droite, dont 89 du Rassemblement national. Ce nombre représente le triple du sommet historique atteint par le Front national de Jean-Marie Le Pen en 1986. Cette fois sans proportionnelle, alors que c’était le cas à l’époque. C’est au scrutin majoritaire, réputé si pénalisant pour ses troupes, que Marine Le Pen a cueilli ce succès au terme d’une campagne si relâchée qu’elle-même en semblait la première surprise.

    Face à cette extrême droite, un mécanisme électoral, bien moins solide que le dégagisme ambiant, a été cassé : le front républicain. A force d’entorses passées, il était de fait déjà bien déréglé. Mais c’est le parti présidentiel qui lui a porté le coup fatal, dans l’entre-deux-tours de ces législatives, en ne donnant pas de consigne nationale pour faire battre les candidats RN, alors qu’Emmanuel Macron doit en bonne partie sa réélection face à Marine Le Pen au respect de cette discipline entre formations républicaines. Dimanche, ce sentiment de trahison s’est traduit par un effondrement général du réflexe républicain : d’après les sondages, les électeurs de LRM ne se sont pas davantage déplacés que ceux de la Nupes pour barrer la route à un concurrent RN. De la part de la majorité sortante, cette absence de réciprocité ne signe pas seulement le cynisme d’une manœuvre à courte vue – qui aura finalement contribué à nuire à son propre résultat.

    Au gré des circonstances
    Elle constitue surtout, pour M. Macron, un reniement majeur par rapport aux principes affichés lors de la fondation de son parti et des prémices de sa conquête du pouvoir. Les citations prononcées alors sont nombreuses et éloquentes. La lutte contre les causes du vote RN, et contre la formation politique qui en tire profit, figurait au premier rang des priorités. Jamais aucun signe d’égalité n’avait été tiré entre le parti d’extrême droite – dont les racines xénophobes n’ont pas évolué – et la protestation radicale portée par La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, quels que soient les griefs formulés à son encontre.

    Plus récemment, avant le second tour, des emprunts ont même été effectués dans le programme et les slogans du candidat « insoumis », des paroles amènes ont été prononcées à l’attention de ses partisans. Jusqu’à ce que l’accord conclu au sein de la Nupes ne modifie le rapport de force et conduise brusquement à traiter la coalition autour de M. Mélenchon comme le plus grand des périls, et comme une proposition « extrême ». Au risque de laisser penser que cet adjectif sert avant tout à disqualifier, au gré des circonstances, tout ce qui gêne l’accès puis le maintien au pouvoir d’Emmanuel Macron.

    Dimanche soir, un homme était involontairement le révélateur de ces calculs et de ces reniements. Clément Beaune, ministre délégué chargé de l’Europe, a arraché de justesse son siège de député de Paris après avoir été l’un des très rares de son camp à appeler à voter, sans ambiguïté aucune, contre les candidats du RN. Au milieu de l’hécatombe des figures de la majorité, sa victoire sonnait comme un rappel bienvenu de ce que fut l’essence proclamée du macronisme : un attachement à la construction européenne viscéralement lié au rejet du nationalisme d’extrême droite.

    Toutefois, les défaillances de la coalition présidentielle n’expliquent pas, à elles seules, le nombre historique de députés RN et l’attraction que ce parti exerce sur des électeurs loin d’être tous conscients des périls que cachent les nouvelles postures protectrices de Marine Le Pen. La complaisance prêtée par certains médias, et quelques intellectuels, aux premiers mois de campagne d’Eric Zemmour a certainement accentué le trouble, en laissant accroire que ces délires racistes et xénophobes étaient compatibles avec un rassemblement de toutes les composantes de la droite et de son extrême. La délimitation de ce qui peut être dit, et surtout être fait, en démocratie, n’en finit plus de susciter l’ironie. Les votes de barrage sont devenus objets de moquerie, l’invocation de principes républicains est assimilée à un bruit de quincaillerie.

    Lors de ces législatives, les Républicains ont fini par payer le prix fort de cette banalisation, en voyant leur nombre de députés amputé de plus d’un tiers. Le RN pourra constituer un groupe plus puissant que le leur, et sans doute même revendiquer le statut de deuxième parti le mieux représenté à l’Assemblée, devant La France insoumise, composante la plus fournie de la Nupes.

    Pour la gauche, ces élections laisseront un goût d’inachevé. Le mécanisme d’union a permis d’entrer en force dans l’Hémicycle. Les « insoumis » et les Verts obtiennent un nombre de sièges inédit, le PS maintient les siens à un niveau que ne laissait pas augurer le rapport des scores entre Anne Hidalgo et Jean-Luc Mélenchon. Mais le nombre de suffrages obtenus par la coalition n’a pas vraiment progressé par rapport au total de 2017, et l’objectif d’installer le troisième homme de la présidentielle à Matignon est loin d’avoir été atteint. La coalition devra se passer de la présence de son mentor pour s’imposer comme la première force d’opposition, et donner de la visibilité à ses propositions.

    Face à ces deux blocs puissants, étant donné que pour l’heure Les Républicains refusent de devenir la force d’appoint d’une majorité absolue, que peuvent faire Emmanuel Macron et sa première ministre, Elisabeth Borne ? A l’évidence pas grand-chose si le président persiste dans les postures et les erreurs qui ont conduit à l’échec de ces législatives. Au jeune élu du premier mandat, qui voulait incarner tous les attraits de la nouveauté, a succédé, ces derniers jours, un chef de la majorité prêt à tirer toutes les ficelles usées du sortant pour s’épargner une vraie campagne : le refrain « moi ou le chaos », l’appropriation des symboles de la République, l’utilisation à outrance de la fonction, la dissimulation du programme, le dénigrement à géométrie variable des adversaires. Bref, à recourir à une hyperprésidentialisation si caricaturale qu’elle invalidait d’avance toutes les promesses de changement.

    Immense responsabilité
    Le pire serait de persister dans cette tactique et de jouer sur le temps pour démontrer que la paralysie et le blocage sont le fait des oppositions, en rongeant son frein jusqu’à une dissolution. Le temps ne permet plus de se livrer à ces calculs tactiques. Les années du quinquennat qui s’ouvre constituent de fait une période sans retour, où, sur plusieurs fronts, des décisions doivent impérativement être prises.

    La fournaise des jours qui ont précédé ce second tour a souligné à quel point l’action face à la crise climatique devient impérieuse. Les réformes et adaptations de nos sociétés de surconsommation doivent être lancées au plus vite. La crise géopolitique prend pour l’heure la forme d’une guerre sur notre continent, et débouche à court terme sur un risque de choc économique, fait de pénuries et d’inflation. La crise démocratique menace de défaire les Etats-Unis ; en France, nous l’avons sous les yeux, elle prend la forme d’une abstention qui n’a jamais été aussi forte, et elle vient d’envoyer près de cent représentants d’un parti d’extrême droite au Parlement. La conjonction de ces périls place, qu’on le veuille ou non, une responsabilité immense sur les épaules du président qui a été réélu pour les cinq prochaines années.

    Par leur vote, les électeurs ne lui en ont pas dénié toute capacité, qu’il a montrée au plus fort de la pandémie de Covid-19. Mais ils semblent l’avoir sommé de changer radicalement de méthode : ne plus gouverner seul ou presque, consentir à débattre, prendre le temps de convaincre, composer au lieu d’imposer. Au cours de la si brève campagne écoulée, M. Macron avait théorisé, maladroitement, une « refondation » de la vie démocratique à l’écart de la représentation nationale. La majorité relative donne l’occasion de s’y atteler sans délai, à l’intérieur de l’Hémicycle.

  • Emploi : « La condamnation européenne du barème d’indemnisation d’un licenciement injustifié est une gifle cinglante »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/17/emploi-la-condamnation-europeenne-du-bareme-d-indemnisation-d-un-licenciemen

    Il aura fallu attendre l’entre-deux-tours des élections législatives pour être informé de la condamnation européenne du barème d’indemnisation d’un licenciement injustifié, dit « barème Macron », l’un des symboles de la politique sociale d’Emmanuel Macron.

  • En matière d’ordre public, la doctrine du « contact », prônée par le préfet Lallement, ne garantit pas la sécurité
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/16/ordre-public-l-affrontement-ne-garantit-pas-la-securite_6130540_3232.html

    La doctrine Lallement du « contact » étonne jusqu’au sein de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), y compris ses ordres de poursuite de véhicules lors des refus d’obtempérer. Un haut responsable de la DCPJ estime que « rien ne sert de poursuivre un véhicule en infraction. On crée plus de danger alors qu’on a tous les moyens d’identifier les auteurs et d’aller les chercher calmement le lendemain. En surarmant les policiers, en cherchant la confrontation, on crée un état de guerre permanent. »

    #maintien_de_l'ordre #doctrine_Lallement #état_de_guerre_permanent #état_d'urgence

    #paywall

  • « L’arrivée de diplômés d’écoles de commerce à la direction des entreprises a fait baisser les salaires »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/15/l-arrivee-de-diplomes-d-ecoles-de-commerce-a-la-direction-des-entreprises-a-

    Aux Etats-Unis, alors que les salaires ont augmenté de 2 % en valeur réelle par an en moyenne entre les années 1950 et 1970, ils n’ont augmenté que de 0,3 % par an depuis 1980 (« Eclipse of Rent-Sharing : The Effects of Managers’ Business Education on Wages and the Labor Share in the US and Denmark », Daron Acemoglu, Alex Xi He et Daniel Le Maire, National Bureau of Economic Research, 2022).

    La France ne fait guère mieux : + 0,6 % depuis les années 1990 (Insee, bases « Tous salariés », séries longues sur les salaires, 2019). Et ce malgré de forts gains de productivité. Ainsi, la part de la valeur ajoutée allouée aux travailleurs a baissé, aussi bien aux #Etats-Unis qu’en France et même dans les pays réputés pour leur modèle social, comme le Danemark. Le solde allant au capital, c’est-à-dire les actionnaires.

    Les auteurs de l’étude américaine mettent en avant une explication nouvelle à ces évolutions : l’arrivée de diplômés de #business_schools, les écoles de commerce, à la direction des entreprises. En 1980, seulement 26 % des entreprises aux Etats-Unis étaient dirigées par un diplômé d’école de commerce ; c’est le cas aujourd’hui de 43 % d’entre elles. Cette augmentation est presque entièrement due à la part des chefs d’entreprise détenteurs d’un MBA (dont 20 % délivrés par Harvard). Or, qu’apprend-on dans une école de commerce et dans un MBA ? A réduire les coûts afin de créer de la valeur pour les actionnaires. Et que les salaires sont un coût comme un autre.

    Quand un de ces #diplômés remplace un #dirigeant détenteur d’un autre diplôme (d’ingénieur par exemple), les salaires baissent de 5 % et la part de la valeur ajoutée allouée aux travailleurs de 6 %. Les effets sont similaires… au #Danemark. Les auteurs ont bien sûr vérifié que les entreprises dans lesquelles s’effectuent ces changements de direction sont sur une trajectoire économique similaire aux autres, autrement dit qu’elles ne changent pas de directeur parce qu’elles sont en difficulté…

  • « Le Green Deal agricole n’aura pas lieu »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/12/le-green-deal-agricole-n-aura-pas-lieu_6129877_3232.html

    L’#escroquerie de l’« Indice de risque harmonisé 1 » (Harmonized Risk Indicator 1, ou #HRI-1) [qui] « évalue le risque [des #pesticides] en fonction de la quantité de produits utilisée » révélée par le toxicologue autrichien Helmut Burtscher-Schaden…

    […] il montre que le système proposé par la Commission pour mesurer la baisse du recours aux pesticides réalise le tour de force de pouvoir transformer une aggravation des risques en une amélioration.

    […]

    HRI-1 est si défectueux qu’il désavantage des produits considérés par les autorités européennes elles-mêmes comme à faible risque, et d’usage courant en agriculture biologique, par rapport à d’autres, classés parmi les plus dangereux. Non seulement ce thermomètre ne donne pas la bonne température, mais il peut refroidir le chaud et réchauffer le froid. Selon HRI-1, ajoute M. Burtscher-Schaden, une seule application de bicarbonate de potassium comme fongicide naturel (également utilisé comme additif alimentaire) présente un risque huit fois plus élevé qu’une application du fongicide de synthèse difénoconazole, placé par les autorités sur la liste des pesticides les plus problématiques, en raison de sa persistance et de sa toxicité.

    #escrocs #union_européenne

    #paywall

    • Parfois, il vaut mieux ne pas savoir. C’est ce que semblent se dire, ces jours-ci, la Commission européenne et une bonne part des Etats membres, pour éviter d’avoir à verdir leur #agriculture. Truquer le thermomètre est un moyen commode d’être sûr de pouvoir annoncer, un jour, que la fièvre a disparu. C’est en tout cas bien plus confortable que de se lancer dans le traitement de la maladie. Traiter la maladie, c’est long, c’est pénible, c’est incertain. Truquer le thermomètre, c’est facile et ça marche à tous les coups.

      Dans les prochains jours, l’Union doit adopter une série de dispositions techniques cruciales pour mesurer les progrès de ses Etats membres dans la réduction des #intrants utilisés en agriculture. La stratégie « Farm to Fork » (« de la ferme à la fourchette »), volet agricole du Green Deal (Pacte vert) d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, prévoit ainsi, notamment, une « réduction de l’usage et des risques de 50 % des #pesticides » d’ici à 2030 sur le territoire des Vingt-Sept. Et c’est ici que l’affaire se complique. Car, pour mesurer une « réduction de l’usage et des risques » de quoi que ce soit, il faut une métrique, et c’est souvent dans les détails de cette métrique que le diable est caché.

      C’est le toxicologue autrichien Helmut Burtscher-Schaden, membre de l’association Global 2000, qui l’a déniché. Dans une note publiée le 9 juin, il montre que le système proposé par la Commission pour mesurer la baisse du recours aux pesticides réalise le tour de force de pouvoir transformer une aggravation des risques en une amélioration.

      Le dispositif en question se nomme « Indice de risque harmonisé 1 » (Harmonized Risk Indicator 1, ou HRI-1). Il évalue le risque en fonction de la quantité de produits utilisée, modulé par des facteurs de risque si imparfaitement établis qu’il aboutit à des résultats « grotesquement faux » , fustige le toxicologue. En utilisant la grille d’analyse de HRI-1, il montre, par exemple, que ce système d’évaluation attribue « le même risque à 1 kilogramme de sable de quartz, une dose qui protège cinq arbres contre l’abroutissement du gibier, et à 1 kilogramme d’insecticide pyréthrinoïde, susceptible de tuer tous les insectes vivants sur 200 hectares » .

      Thermomètre défectueux

      HRI-1 est si défectueux qu’il désavantage des produits considérés par les autorités européennes elles-mêmes comme à faible risque, et d’usage courant en #agriculture_biologique, par rapport à d’autres, classés parmi les plus dangereux. Non seulement ce thermomètre ne donne pas la bonne température, mais il peut refroidir le chaud et réchauffer le froid. Selon HRI-1, ajoute M. Burtscher-Schaden, une seule application de bicarbonate de potassium comme #fongicide naturel (également utilisé comme additif alimentaire) présente un risque huit fois plus élevé qu’une application du fongicide de synthèse difénoconazole, placé par les autorités sur la liste des pesticides les plus problématiques, en raison de sa persistance et de sa toxicité.

      Ainsi, HRI-1 contrevient à cet autre objectif de la stratégie « Farm to Fork » : atteindre la proportion d’un quart des surfaces agricoles exploitées en bio d’ici à 2030. Comment atteindre cet objectif si des produits de biocontrôle peuvent être considérés comme plus risqués que des substances de synthèse reconnues comme devant être exclues au plus vite du marché ?

      Interrogée, la Commission ne dément aucune de ces informations mais souligne que « le HRI est un indicateur utile pour mesurer l’utilisation des pesticides et la réduction des risques dans l’UE » , et « la Commission travaille en permanence sur les moyens de renforcer encore ses indicateurs sur les pesticides . Bruxelles évoque de « futurs indicateurs basés sur des données plus concrètes » .

      « Ignorance stratégique »

      La France a vu pareille bataille il y a près de quinze ans. En 2008, les industriels souhaitaient que le tonnage de pesticides utilisés en France soit l’indicateur de suivi du recours à ces produits. Les pouvoirs publics ne les ont pas écoutés et ont mis au point un autre indice, le NODU (« nombre de doses unités »). Celui-ci est basé sur les quantités, rapportées aux surfaces traitées et aux taux d’application. Le tonnage peut baisser quand le NODU c’est-à-dire l’usage réel augmente (le NODU lui-même n’a pas échappé à un certain degré de trucage, puisqu’il exclut les traitements directement appliqués sur les graines).

      On le voit : les standards d’évaluation des risques et les métriques réglementaires peuvent être un facteur majeur de construction et de maintien d’une « ignorance stratégique », au sens de Linsey McGoey ( The Unknowers. How Strategic Ignorance Rules the World , Zed Books, 2019, non traduit). L’ignorance est souvent, de fait, la condition sine qua non au maintien de certaines activités. C’est parfois un actif précieux qu’il faut à tout prix conserver ; CropLife, le lobby agrochimique européen, ne s’y est pas trompé et a pris fait et cause pour HRI-1.

      Ce n’est pas tout. Ce qui se décide ces jours-ci à Bruxelles concerne non seulement l’évaluation des risques mais aussi le simple tonnage et la localisation des usages. Sur ce volet, la même volonté de maintenir, le plus longtemps, le plus d’ignorance possible est manifeste : selon les discussions du dernier trilogue sur le sujet, le 2 juin, le système d’information sur les intrants agricoles ne devrait pleinement entrer en vigueur qu’en... 2028. Soit deux années avant l’horizon de 2030 fixé par la Commission.

      Une telle absence de volonté politique est l’indice que le Green Deal agricole n’aura pas lieu. Là encore, la France aura été pionnière : en 2008, le plan Ecophyto fixait l’objectif d’une réduction de 50 % du recours aux pesticides en dix ans. Quinze ans plus tard, il n’a fait que croître.

      #agrochimie #agrobusiness #lobbies #criminels

    • Helmut Burtscher-Schaden | Global 2000 - Feb 2022 :
      HRI 1: A RISK INDICATOR TO PROMOTE TOXIC PESTICIDES ?
      https://www.organicseurope.bio/content/uploads/2022/06/GLOBAL2000_HRI-1_final_28022022.pdf

      Are organic pesticides hundreds of times more dangerous than synthetic chemical pesticides? “What nonsense!” you might reply. But this is exactly the result you get, when applying the Harmonised Risk Indicator 1 that the European Union intends to use for the monitoring of the 50% pesticide reduction target under the European Green Deal.

      Since all these pesticide active substances get the same weighting factor of 8, the HRI 1 “measures” the same risk for one kilogram of a nerve agent, such as the highly bee-toxic insecticide deltamethrin, as for one kilogram of quartz sand, even though the latter is obviously not hazardous.

  • Eric Vuillard : « L’extradition qu’on souhaite appliquer aux réfugiés politiques italiens est une procédure défunte »

    Opposé à la procédure engagée à l’encontre des anciens militants d’extrême gauche italiens réfugiés en France depuis une quarantaine d’années, l’écrivain en appelle, dans une tribune au « Monde », au droit à « l’erreur » et à « l’oubli » pour tous, à l’exception des responsables de crimes contre l’humanité.

    [Depuis le 23 mars, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris examine les demandes d’#extradition envoyées par l’Etat italien à l’encontre de dix anciens militants d’extrême gauche italiens. Ces derniers, poursuivis ou condamnés dans le cadre de procès des années de plomb, se sont réfugiés dans les années 1980-1990 en France, où ils ont été accueillis au nom de la « doctrine Mitterrand » (1985) qui prévoyait d’accorder l’#asile politique aux militants ayant accepté d’abandonner la lutte armée. Malgré les demandes d’extradition, pendant plus de trente ans et jusqu’à aujourd’hui, la France n’a pratiquement jamais dérogé à cette règle. Après une nouvelle demande d’extradition de l’Italie, Emmanuel Macron a ordonné l’arrestation le 28 avril 2021, de dix d’entre eux.]

    Tribune. Imaginez que le temps s’arrête. Nous serions tous figés, immobiles, avec nos erreurs, nos fautes, et notre vie resterait pendue à notre cou comme un collier de lave. Cela ne se peut pas. Le temps passe. La vie devient autre chose, le courant nous emporte, nos opinions s’effacent, nos affections varient, nous sommes à la fois le même et quelqu’un d’autre. Et notre vie présente recouvre le passé, le rédime, nous sauve. C’est pourquoi, il ne peut exister de droit laïc sans prescription.

    Le temps, l’oubli, offre au droit une limite concrète, raisonnable, humaine aussi. La hiérarchie des peines, des sanctions, ne monte pas jusqu’au ciel, elle s’interrompt quelque part, elle n’est pas absolue, mais relative. Le droit s’adresse à l’homme, il porte sur la vie humaine, et seulement sur elle. Il ne pourrait exister de peine perpétuelle que si la vie était éternelle. On le voit bien, l’absence de prescription est à placer du côté de l’éternité, de la permanence, d’une justice transcendante à l’homme, d’une conception religieuse du droit. Or les hommes changent, les époques changent, les justifications, les idées changent. Sauf pour les crimes contre l’humanité, la justice doit un jour oublier.

    La Révolution française écarta la perpétuité, et instaura la prescription. Cela marque son origine démocratique. L’individu est trop fragile face à l’État ; la durée de la peine, ou son application, ne saurait être perpétuelle. On ne peut écarter quelqu’un de la vie sociale pour toujours. Une société se définit par son droit. Une société injuste, un régime féodal marque au fer rouge. Une société égalitaire considère que tout le monde est faillible, que l’erreur est de ce monde, et en conséquence elle réhabilite, elle oublie, elle accueille.

    L’an dernier, le président Macron a décidé de remettre à l’Italie dix réfugiés vivant en France depuis quarante ans. Ici, tous les discours échouent sur le temps. Il y a la douleur incontestable des victimes, de leurs familles, la responsabilité, des questions juridiques, mais tout cela désormais échoue sur le temps. On ne peut pas « régler ce sujet », comme le souhaiterait le président, le temps s’en est chargé.

    L’extradition qu’on souhaite leur appliquer est une procédure elle-même défunte, qui ne s’applique plus en Europe que pour les affaires du siècle précédent. Aussi, afin de saisir ce qui se joue dans cette terrible affaire, il importe que nous sentions, chacun, dans notre chair, quarante années.

    Essayer de remonter le temps

    Il y a quarante ans, l’URSS existait encore, l’espace Schengen n’existait pas, le monde n’était pas le même, les sociétés étaient radicalement différentes, les tensions politiques, l’ambiance, tout. La plupart d’entre nous n’étaient d’ailleurs pas nés, ou bien étaient enfants, adolescents. Quant aux dix Italiens que l’on voudrait extrader, c’étaient alors des jeunes gens de 20 ans, de 30 ans. Ce sont aujourd’hui des grands-parents, des retraités. Il faut donc essayer de marcher en arrière, de remonter le temps, celui de notre vie, afin de sentir s’étirer en nous quarante années. Soudain, le fil se rompt, on ne peut pas remonter jusque-là, on y voit à peine, on se souvient d’une atmosphère, vaguement, on entend à nouveau la voix de ses parents, on devine une lumière qu’il y avait le matin dans la cuisine ; que tout cela est loin à présent !

    C’est depuis cette durée concrète de nos vies que les révolutionnaires français ont réformé le droit. C’est de leurs véritables souvenirs, de nos véritables vies qu’ils se sont inspirés, lorsqu’ils ont décidé d’en finir avec le droit féodal, avec l’arbitraire, la perpétuité, lorsqu’ils ont décidé d’en finir avec la marque au fer rouge, et qu’ils ont déclaré que les peines, ou leur exécution, ne pouvaient pas durer éternellement, que le droit devait un jour s’éteindre, que l’oubli était une limite essentielle au pouvoir de l’Etat. Ce sont nos souvenirs lointains, la brume qui les entoure, dont il faut s’inspirer. Nous ne devons pas renvoyer ces réfugiés en Italie.
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/04/eric-vuillard-l-extradition-qu-on-souhaite-appliquer-aux-refugies-politiques

    #lutte_armée

  • « Aux urgences, un service sur cinq est en danger de fermeture cet été. Il y aura donc des morts »

    Des unités engorgées et une « gestion déshumanisée » des ressources humaines ont pour conséquence la désertion des personnels hospitaliers, alerte, dans une tribune au « Monde », Frédéric Adnet, chef de service des urgences de l’hôpital Avicenne à Bobigny.

    L’hôpital public va mal, les services d’urgences vont très mal. Symptôme et conséquence d’une crise hospitalière profonde, accélérée par la pandémie de la Covid-19, les urgences sont au bord de la rupture. Par manque de personnels hospitaliers, un service sur cinq est en danger de fermeture cet été.

    Il y aura donc des morts… Toutes les études scientifiques le démontrent, l’engorgement aux urgences est un facteur associé à une surmortalité indue. Les urgences sont pourtant la vitrine et la porte d’entrée de l’hôpital. Le départ massif de soignants et de médecins a déstabilisé nos établissements, avec des fermetures de lits et de services, ce qui rend inévitable le goulet d’étranglement que constituent nos urgences.

    Se remettre en configuration de crise Covid

    Ce désamour profond, viscéral des personnels de l’hôpital résulte d’une gestion déshumanisée des ressources humaines, transformant l’administration de nos hôpitaux en management entrepreneurial, dont la seule boussole reste la rentabilité. Critère absurde, puisque nos recettes aggravent le déficit de l’Assurance-maladie, et donc les comptes de la nation, en s’appuyant sur la fameuse tarification à l’activité (T2A), aux effets mortifères. On arrive clairement au bout d’un cycle, appelant une réforme structurelle de fond, maintes fois annoncée par nos différents ministres, mais jamais réalisée ni même initiée.

    Comment passer l’été sans trop de « casse » ? Avec les vacances de nos personnels hospitaliers, la situation va s’aggraver. Afin de limiter les dégâts, il faut donc, en urgence, se remettre en configuration de crise, exactement comme pour la crise due au Covid-19. Les agences régionales de santé et les directions hospitalières doivent réactiver nos fameuses cellules de crise, en instaurant des organisations de « bed management » (gestion de lits), par le recensement journalier, à l’échelle départementale, de tous les lits disponibles et l’information en temps réel des établissements en crise. Oui, ce « dispatching » pourrait être efficace, mais ne nous y trompons pas, affronter cette nouvelle crise imposera d’autres sacrifices pour un personnel en souffrance et épuisé. Le recours à de nouvelles déprogrammations pour libérer des lits redevient ainsi une option envisageable.

    Comment en est-on arrivé là ? Dans mon service, je demande toujours aux infirmiers, aides-soignants, cadres de santé les raisons de leur départ. Deux types d’arguments : d’abord, le manque d’attractivité « factuel » de l’institution ; ensuite, le sentiment d’un manque de reconnaissance humaine. Manque d’attractivité : les difficultés de logement à cause de loyers hors-sol déconnectés des revenus de nos soignants, d’où des trajets plus longs et plus chers. Il faut prendre ce problème à bras-le-corps en réservant, en contractualisant avec les mairies, des logements abordables pour nos soignants.

    Etre considéré comme un pion

    D’autre part, les rémunérations, bien que revalorisées par le Ségur de la santé en 2021, sont toujours aussi peu attractives au vu de l’investissement et de la dureté du travail des soignants. Et la valorisation du travail de nuit et des gardes reste bien en deçà des attentes des personnels. Ces conditions de travail sont toujours alignées sur le moins-disant, au nom de l’efficacité, avec toujours plus de lits gérés par une seule infirmière, sans tenir compte des spécificités médicales ou de la lourdeur de la prise en charge. Et les médecins n’ont plus leur mot à dire.

    « Epuisement, manque de reconnaissance salariale avec, souvent, une direction sourde… Autant de sacrifices sur l’autel de la rentabilité : on a détruit tout ce qui ne rapportait pas »
    Sans compter la fameuse mutualisation des soignants, affublée souvent du doux mot de polycompétence, qui se traduit en fait par le déplacement brutal et souvent à la dernière minute des infirmiers d’un service vers un autre. En clair, pour combler les trous. Alors que ces mêmes soignants ne demandent qu’à valoriser leurs spécificités, leurs spécialités dans un domaine précis de la médecine où ils excellent, comme les infirmières de soins spécialisés en diabétologie, les services ultraspécialisés de neurovasculaire ou de chirurgie thoracique. Etre considéré comme un pion ajoute de la souffrance, voire de la maltraitance, au travail.

    Enfin, il y a le reste, ces petits riens qui font toute la différence. Sentir que l’hôpital vous aime pourrait signifier des services où l’on se sent bien, où il existe de vraies salles de détente du personnel, des salles de garde décentes, des repas qui pourraient rester à un niveau atteint lors de la crise due au Covid-19, des services où il existe un esprit et une solidarité d’équipe dans des locaux rénovés et propres : un coup de pinceau peut changer bien des choses !

    Mépris

    N’oublions pas le télétravail, inaccessible aux soignants et actuellement glorifié par les proches ou des personnels administratifs, qui accentue le sentiment de pénibilité du travail posté. Les cadres de santé souffrent aussi, victimes d’une profession dévalorisée, malades d’une double polyvalence : il n’est pas rare, aujourd’hui, de voir des cadres de santé responsables de services de spécialités différentes et qui, en plus, sont responsables d’équipes de jour et de nuit. Epuisement, manque de reconnaissance salariale, avec, souvent, une direction sourde… Autant de sacrifices sur l’autel de la rentabilité : on a détruit tout ce qui ne rapportait pas.

    Un symbole, anecdotique, mais significatif. Les personnels soignants paramédicaux, infirmiers, aides-soignants, agents hospitaliers sont affublés par les directions hospitalières d’un acronyme : PNM (personnel non médical), par opposition aux PM (personnel médical). Désigner la diversité de ces professions par le simple fait qu’ils ne sont pas médecins ? Comment nos têtes pensantes n’ont-elles pas perçu tout le dédain contenu dans ce terme ! Comment se sentir valorisé dans sa profession lorsque l’on vous nomme « non-médecin » ? Nomme-t-on les artisans des « non-ingénieurs » ? Ce mépris contribue à forger un état d’esprit qui concourt à la désertion massive et jamais vue des personnels hospitaliers que l’on constate aujourd’hui.

    Et la relève ? On constate malheureusement que la plupart des élèves infirmiers hésitent de plus en plus à rejoindre l’hôpital, quand ils n’abandonnent pas tout bonnement leurs études.

    Mais ne vous inquiétez pas, les services d’urgences continueront à assurer leur rôle, comme le faisait l’orchestre jouant à bord du Titanic…
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/01/aux-urgences-un-service-sur-cinq-est-en-danger-de-fermeture-cet-ete-il-y-aur

    #urgences #santé_publique #hôpital

  • « Installer un million de paysans dans les campagnes, seule façon de limiter le recours aux pesticides »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/01/nous-avons-pour-objectif-d-installer-dans-les-campagnes-francaises-un-millio

    Je m’appelle Nicolas Mirouze, je suis vigneron dans les Corbières (Occitanie), mais aussi ancien élève d’AgroParisTech et sociétaire de la coopérative d’intérêt collectif L’Atelier paysan, qui agit pour un changement de modèle agricole et alimentaire. Je me suis établi en 1999 sur un domaine viticole en agriculture conventionnelle et j’ai décidé, dès la deuxième année, de changer de mode de culture, en délaissant les engrais chimiques et en limitant l’emploi de pesticides. Il m’a fallu vingt longues et difficiles années pour m’extraire complètement du modèle de l’agriculture industrielle intensive tout en rendant ma ferme pérenne. J’ai aujourd’hui 50 ans, j’en avais 27 le jour ou j’ai décidé de « bifurquer »

    #agriculture #agroécologie #paywall

    • la suite :

      En France, une partie non négligeable de la population n’a pas les moyens de l’alimentation qu’elle voudrait choisir. Parfois, elle ne peut même pas acheter l’alimentation la moins chère disponible en grande surface : c’est ainsi que, selon l’inspection générale des affaires sociales, 5,5 millions de personnes en grande précarité alimentaire dans la France de 2018, antérieure à la crise due au Covid-19, se procuraient leurs repas quotidiens grâce à l’aide alimentaire.

      Cynisme

      Cette aide, devenue systémique en France, est distribuée par plus de 200 000 bénévoles, qui subissent quotidiennement toute la violence de cette pauvreté. Elle est abondamment pourvue par les surplus inconsidérés de l’agriculture industrielle intensive (car il faut toujours produire plus) et participe directement à la compression des coûts des produits agricoles et donc à la diminution du revenu des agriculteurs. Elle est également abondamment pourvue par les invendus de la grande distribution, qui se voit ainsi dotée d’une efficiente filière de recyclage. Comble du cynisme : cette nourriture « recyclée » est une source de défiscalisation pour des entreprises dont la contribution est assimilée à un don. Peut-on continuer à traiter d’une façon aussi indigente les plus pauvres d’entre nous, les bénévoles qui les soutiennent, les paysans qui voudraient les nourrir ?

      L’autre face de cette triste réalité est que, sur la période 2010-2019, 77 % des revenus des agriculteurs proviennent des aides nationales et européennes. Sur la même période, 25 % des agriculteurs ont un revenu annuel moyen inférieur à 8 400 euros. Sur l’année 2018, 14 % des exploitations françaises ont un résultat courant négatif, selon les chiffres publiés en 2020 par le ministère de l’agriculture. Ce tableau stupéfiant est celui d’un système qui ne fonctionne pas du tout, qui – sans même parler de dégâts écologiques, de rendements énergétiques négatifs ou de perte de qualité nutritive – ne remplit aucun de ses objectifs initiaux : rémunérer les agriculteurs pour qu’ils fournissent une alimentation suffisante, satisfaisante et à la portée de tous.

      Parmi toutes les technologies paysannes que nous défendons à L’Atelier paysan, la machine tient une position singulière. Nous accompagnons des agriculteurs à concevoir des outils qui sont assemblés lors de formations. Les participants se réapproprient un savoir-faire qui a, bien souvent, disparu de nos campagnes : celui du travail du métal. Ces formations sont une première étape vers une autonomie technique paysanne. La mécanisation industrielle telle qu’elle s’est déployée en France, soutenue par des politiques publiques depuis soixante-dix ans, a créé de terribles dépendances techniques et financières, qui expliquent la prolétarisation avancée d’une grande partie des agriculteurs de notre pays. Elle a aussi contribué à la destruction des communautés paysannes en engageant les agriculteurs dans une course à la terre : il faut « bouffer l’autre avant d’être bouffé ».

      Fuite en avant

      Ce sont bien des choix politiques qui ont condamné les agriculteurs vers une fuite en avant insensée. Mais comment s’extraire aujourd’hui de ce modèle ? Avec, selon l’Insee, 400 000 exploitants et 650 000 travailleurs et travailleuses de la terre au total, en 2019, l’usage massif de pesticides est absolument inévitable : il n’y a plus suffisamment de ressources dans nos campagnes pour réaliser le travail que suppose une agriculture sans recours à une chimisation massive.

      L’avenir est déjà là, avec l’agriculture « 4.0 », qui représente la « nouvelle frontière » du lobby agro-industriel : les drones, les robots et le numérique. L’histoire se répète : cette mise en application du progrès ne servira que des intérêts sans rapports directs avec celui de l’alimentation de la population. Elle se fera au détriment des agriculteurs, dont les dépendances aux équipementiers et aux banques vont s’aggraver. Ce qui nous est promis, c’est une agriculture pratiquée dans une campagne complètement déshumanisée, définitivement vidée de ses paysans.

      Depuis plus de dix ans, nous accueillons, dans nos maisons de L’Atelier paysan, les « bifurqueurs » de tous horizons, le mouvement est donc durablement installé. Nous avons encore beaucoup de travail pour faire en sorte que les colères et les larmes deviennent une puissance de transformation sociale plutôt qu’une fuite. Notre projet politique est consigné dans un manifeste : Reprendre la terre aux machines (Seuil, 2021). Ce projet refuse de dissocier la question de l’autonomie paysanne et celle de l’autonomie alimentaire. Nous avons pour objectif d’installer dans les campagnes françaises un million de paysans et ce sera la seule façon de limiter significativement le recours aux pesticides. L’agroécologie paysanne ne sera alors plus pratiquée par quelques marginaux cantonnés dans des sortes de « réserves », mais deviendra le modèle agricole dominant à l’échelle d’une nation comme la nôtre. Un bouleversement aussi important ne sera pas concédé par les élites politiques et économiques sans le surgissement d’un mouvement social. Il n’aura jamais lieu sans un rapport de force assumé, il sera conquis par la lutte ou il n’adviendra pas.

    • L’Atelier paysan, coopérative d’autoconstruction

      Plaidoyer : souveraineté technologique des paysans

      https://latelierpaysan.org/Plaidoyer-souverainete-technologique-des-paysans

      Dans un contexte de recherche d’efficacité de la dépense publique, le Pôle InPACT demande à l’Etat – via une note explicative ci-jointe – de questionner l’enveloppe de 10 Milliards d’euros qu’il semble attribuer sans réticence aux secteurs du numérique, des biotechnologies et de la robotique.

    • Entretien accordé à Ballast : Atelier paysan : aller vers une socialisation de l’alimentation. (17 mai 2022)

      https://www.revue-ballast.fr/atelier-paysan-aller-vers-une-socialisation-de-lalimentation

      La remise des diplômes n’est pas passée inaperçue : il y a quelques jours de ça, de jeunes ingénieurs agronomes ont appelé à déserter les postes pour lesquels ils ont été formés. « Nous voyons plutôt que l’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur Terre. Nous ne voyons pas les sciences et techniques comme neutres et apolitiques. » Et les trouble-fêtes d’inviter leurs pairs au sursaut : « Vous pouvez bifurquer maintenant. » Dans un ouvrage paru l’an passé, Reprendre la terre aux machines, la coopérative l’Atelier Paysan affirmait quant à elle : l’autonomie paysanne est le projet politique collectif qui émancipera celles et ceux qui travaillent la terre, tout en assurant une alimentation de qualité à l’ensemble de la population. Pour y parvenir, le collectif parie sur la socialisation de l’alimentation. Nous nous sommes entretenus avec lui. Cinquième et dernier volet de notre semaine « Agriculture paysanne ».