« La crainte de devoir abandonner la position hégémonique qui a forgé leur relation au monde est synonyme, dans les consciences occidentales, de la peur de voir se dissoudre leur identité. » « L’Europe en même temps que son horizon s’élargit aux dimensions du monde et qu’elle prend connaissance de l’étonnante diversité d’une humanité moins homogène qu’elle ne l’imaginait, entreprend de réduire le territoire du genre humain à ses seules frontières, une fois son identité construite sur le rejet de tout ce qui altère l’image qu’elle veut avoir d’elle-même ». « Aussi elle s’institue la seule dépositaire de l’ensemble des attributs de l’humanité ». « D’un côté, l’universel reste prisonnier des limites qui lui ont été posées depuis son invention, de l’autre on existe d’abord contre, avant de commencer à explorer d’autres définitions de soi ». « La culture occidentale rendue tragiquement solitaire par l’ancienneté de son assurance, continue de vouloir définir seule les conditions d’accès à un universel moderne ». « Tandis que l’Autre est rejeté dans une altérité supposée être au pire un lieu de régression, au mieux un ailleurs admirable mais figé, d’où rien de neuf ne peut sortir » « Le discours dominant est bâti autour d’une lénifiante rhétorique ahistorique servant à établir une sorte de consubstantialité intemporelle entre l’humanisme et l’Occident ». « L’hyperpuissance mondiale, qui se pose en horizon indépassable de l’idéal démocratique, fait en outre bon marché des exigences de ce dernier en édictant les règles qui lui conviennent pour punir ses ennemis ou justifier des faits de guerre peu compatibles avec le modèle qu’elle prétend incarner. On ne dira jamais assez qu’une telle manipulation des principes, une telle déconnexion entre les dires occidentaux et la réalité de leur politique expliquent que les laissés pour compte du droit puissent applaudir aux sanglantes impostures d’un Ben Laden, et que les trois mille morts du World Trade Center n’aient pas fait vraiment scandale au Sud du monde. (...) Jamais, dans l’histoire récente, les principes sur lesquels reposent les droits universels n’ont été autant instrumentalisés pour servir la puissance, au point qu’on peut parler pour ce début du XXIe siècle d’un apogée de l’hégémonie et d’une cristallisation sans précédent des haines qu’elle suscite. » « Les diktats, les silences, les trucages, érigés en autant de stratégies par les diplomaties occidentales, ont contribué à renforcer les tenants des pires replis identitaires dans les pays du Sud et à affaiblir les explorateurs locaux de modernités endogènes fondées sur la croyance en l’universalité de la liberté. »
Sophie Bessis, L’Occident et les Autres