Israël force les Gazaouis à un nouvel exode vers Rafah : « Où veulent-ils qu’on aille ? »
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Israël force les Gazaouis à un nouvel exode vers Rafah : « Où veulent-ils qu’on aille ? »
Des abris de fortune ont été érigés non loin de la frontière égyptienne. La majorité de ceux qui fuient ont déjà été déplacés plusieurs fois depuis le début de la guerre.
Par Clothilde Mraffko(Jérusalem, correspondance)
Une voix de synthèse masculine, au timbre métallique, égrène des numéros en arabe au bout du fil. Chacun correspond à une zone précise dans la bande de Gaza, désignée pour être évacuée. Ces derniers jours, plusieurs habitants ont reçu ces appels « d’avertissement de l’armée israélienne », écrit Afaf Ahmed, étudiante en littérature anglaise de 21 ans, en publiant sur Instagram une vidéo du coup de téléphone qui lui est parvenu le 2 décembre. La veille, juste après la fin de la trêve, des avions de chasse israéliens avaient largué des tracts munis d’un QR code. Ce dernier ouvrait l’accès à une carte de la bande de Gaza divisée en centaines de petits cantons, tous identifiés par des numéros.
« Ils vous appellent tard le soir quand vous dormez et vous demandent de partir. Soit vous mourez à la maison sous les bombes, soit vous êtes tués en tentant d’échapper aux bombes, soit vous succombez de froid et de faim, dehors, avec vos proches. OÙ veulent-ils qu’on aille ! ? », ajoutait Afaf Ahmed. La jeune femme a fui sa maison dans la ville de Gaza au début de la guerre. Elle a quitté Khan Younès, la grande ville du sud où elle s’était réfugiée, après cet appel de l’armée. Contactée par Le Monde, elle s’excuse : elle n’a plus « l’énergie pour répondre à des interviews ».
Selon l’Organisation des Nations unies, plus de 80 % des Gazaouis ont été déplacés de force depuis le début de la guerre, bloqués au sein de l’enclave assiégée par Israël. Certains ont fait des allers-retours dans leur quartier, au gré des bombardements. Dès le 13 octobre, l’armée israélienne a ordonné aux habitants du nord de l’enclave d’aller vers le centre et le sud, entraînant un exode sur fond de chaos humanitaire. Depuis début décembre, les militaires ont demandé une nouvelle évacuation de larges zones dans le centre et à Khan Younès – soit quelque 22 % du territoire. Des dizaines de milliers de Gazaouis ont alors repris la route, direction Rafah cette fois, à la frontière égyptienne. Des vidéos montraient de longues colonnes de familles à pied, avec des sacs à dos ou de petites valises, avançant, sous la pluie, le long d’une chaussée où circulaient aussi quelques charrettes surchargées de matelas et de rares voitures. L’exode devrait encore s’intensifier dans les prochains jours, alors que l’armée israélienne progresse à Khan Younès.
Dans un message vocal envoyé sur WhatsApp, Rahaf Shamaly, une artiste de 20 ans, fait l’inventaire, la voix fatiguée. D’abord, elle a fui sa maison, à Al-Rimal, dans la ville de Gaza, pour se réfugier à l’hôpital. Ce dernier a été évacué et la famille a atterri dans le grenier d’amis, à Qarara, un quartier de Khan Younès. Début décembre, l’armée israélienne a ordonné l’évacuation de la zone. « Au début, je n’y ai pas cru. Puis nous avons vécu une nuit terrible de bombardements. Au petit matin, de 4 heures à 5 h 30, nous étions sous une ceinture de feu : des missiles, qui frappaient partout, les uns après les autres, en continu. » La famille prend ses affaires et s’en va dans la panique, sans savoir où. En chemin, les bombes pleuvent toujours. Elle débarque à Rafah et pendant deux nuits dort à même le sol, dans un abri de fortune. Rahaf a depuis réussi à dénicher un appartement « au loyer exorbitant ». « Où ira-t-on ensuite ? Hier, on plaisantait en famille et d’un coup, j’ai éclaté en sanglots. Je veux retrouver mon lit, mes draps. Ma vie me manque. »
Ahmad Masri, professeur de français à l’université Al-Aqsa, s’est isolé dans sa voiture pour répondre au téléphone : dans l’école de Rafah où il s’est installé avec ses proches, « c’est très bruyant ». Femmes et enfants s’entassent à soixante dans les salles de classe, les hommes dorment dans la cour. L’air est saturé de fumée noire ; faute de gaz dans l’enclave sous siège, les déplacés cuisinent sur le feu qu’ils alimentent avec ce qu’ils trouvent, papier, Nylon… « Beaucoup de choses manquent, il n’y a ni sucre ni sel », note-t-il. L’aide, largement insuffisante, passe encore à Rafah. Mais elle atteint difficilement Khan Younès et le centre de l’enclave. Le nord est inaccessible depuis le 1er décembre. Environ 800 000 personnes y seraient toujours basées, selon le gouvernement du Hamas. Ahmad, dont l’appartement dans la ville de Gaza a été bombardé, a fui de Khan Younès juste après la fin de la trêve. « Les rues principales étaient ciblées, nous sommes passés par des axes secondaires. Je prends les menaces de l’armée israélienne très au sérieux. Si je restais, ils allaient me considérer comme une cible », explique-t-il. Ceux qui sont arrivés après lui s’installent dans la rue, faute de place dans l’école.
Depuis son bureau à Rafah, Adnan Abou Hasna bascule en appel vidéo et montre l’alignement d’abris – des piliers de bois surmontés de bouts de Nylon – que les déplacés ont érigés à la hâte juste sous ses fenêtres. « Il commence à faire froid. C’est horrible. Je ne sais pas comment ils font avec la pluie », explique ce porte-parole de l’UNRWA. L’agence onusienne des réfugiés palestiniens qui a ouvert ses écoles et bâtiments à près de 1,2 million de déplacés ne peut absorber ce nouvel exode. Deux camps, érigés par les déplacés eux-mêmes, sont sortis de terre ces derniers jours le long de la frontière avec l’Egypte, sur des étendues de sable sans accès à l’eau potable, à la nourriture ou à des toilettes. Les images sont inédites à Gaza où avant la guerre, malgré un blocus israélien de seize ans, tout le monde avait un toit. Dans la psyché palestinienne, elles réveillent les souvenirs des camps érigés par le Comité international de la Croix-Rouge au moment de la Nakba, l’exode de plus de 700 000 Palestiniens à la création de l’Etat d’Israël en 1948.
Israël prétend que ces évacuations sont humanitaires – son allié américain insiste sur la nécessité de protéger davantage les civils à Gaza. Le ministère de la santé local a recensé plus de 16 200 Gazaouis tués, à 70 % des femmes et des enfants – sans compter les milliers de corps encore sous les décombres. L’ONU et des ONG multiplient les alertes, alors que l’Etat hébreu détruit les institutions et infrastructures permettant la survie des habitants.L’armée israélienne a désigné une « zone sûre » à Al-Mawasi, à l’ouest de Khan Younès, où étaient installées des colonies avant le retrait de l’Etat hébreu de Gaza en 2005. La bande sablonneuse de 6,5 km2 ressemble à une décharge. « Vous ne pouvez pas déclarer une zone sûre sans consulter personne ! Les Nations unies ont été claires : elles s’y opposent », souligne Adnan Abu Hasna. Le bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU rappelle, de son côté, qu’en droit international « les civils qui choisissent de rester dans les zones désignées pour une évacuation ne perdent pas leur protection ».
Beaucoup ne peuvent pas partir, insiste Azmi Keshawi. Son fils a été blessé dans le sud de la bande de Gaza qu’Israël avait pourtant désigné comme plus « sûr ». La famille a été déplacée quatre fois. « Depuis la fin de la trêve, Israël a commis tant de massacres, entraînant les habitants toujours plus au sud. Ils poussent vers une direction, puis ferment la route, poussent une autre zone, referment derrière…, analyse ce chercheur pour l’International Crisis Group. On ne comprend pas leur tactique. Les gens voient ça comme un moyen de réaliser ce dont personne ne veut : la déportation des Gazaouis en Egypte. » Le Caire a massé des tanks à la frontière et mis plusieurs fois en garde Israël contre un tel scénario. Les Gazaouis redoutent que tout exil soit sans retour, comme lors de la Nakba. « Beaucoup craignent qu’Israël frappe et ouvre des brèches dans le mur [à la frontière], poussant les gens hors de Gaza. Comment réagiraient alors les Egyptiens ? Personne ne sait ce qui peut se passer. Ce n’est pas entre les mains des Palestiniens. La communauté internationale doit être ferme sur le sujet. Elle voit ce qui se passe aujourd’hui, mais elle ne fait rien. »
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