La guerre en Ukraine a changé le climat du débat.
Tout est noir ou blanc
Horizon
Kajsa Ekis Ekman, auteure et journaliste suédoise 26 avril
EN MOUVEMENT : Les forces portugaises de l’OTAN quittent Lisbonne le 15 avril pour rejoindre les forces de l’OTAN en Roumanie en raison de la guerre en Ukraine.
Kajsa Ekis Ekman écrit que le climat du débat suédois fait que presque personne ne s’oppose à une éventuelle adhésion de la Suède à l’OTAN. PHOTO : ARMANDO FRANCA, AP/NTB
Je ne connais plus l’Europe. Je ne connais pas encore la Suède. Je n’ai connu qu’une seule fois la situation dans laquelle nous sommes entrés : c’était aux États-Unis après le 11 septembre 2001. J’étais là quand c’est arrivé, et dans les mois qui ont suivi, j’ai pu voir comment les médias, en symbiose avec le président George W. Bush, ont attisé une ambiance qui ressemblait à une psychose de masse.
Ce qui est étrange, c’est que l’attaque des tours jumelles a été à peine perceptible à Knoxville, Tennessee, où je me trouvais. Pendant les premiers jours, on n’en parlait pas plus que de tout autre sujet d’actualité. Mais après avoir été bombardé de rapports « Attack on America » 24 heures sur 24, l’humeur a changé. Toute tentative de mettre l’attaque en perspective - historiquement ou internationalement - a été interprétée comme une moquerie à l’égard des victimes.
Les victimes ont été placées sur des palettes ; Walmart, Walgreens et d’autres détaillants ont collecté de l’argent pour elles, et celui-ci a été versé de manière transparente à la collecte de fonds « Support Our Troops ». Quiconque ne voulait pas attaquer l’Afghanistan était un traître. Mais il ne faut pas appeler la guerre comme ça ! Pas du tout : « Opération Liberté immuable » était le nom officiel.
J’ai vu un salon de coiffure à New York portant le nom malheureux de « Osama Hair ». Le pauvre Oussama avait recouvert sa fenêtre d’un drapeau américain. Personne ne douterait de sa loyauté !
Nous nous moquions de telles choses dans le Nord - des Américains qui pensent en noir et blanc, qui pensent que c’est le bien contre le mal !
Mais maintenant, nous sommes aussi devenus comme ça. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les produits russes ont disparu des rayons des magasins - y compris les produits suédois portant des noms russes. Le magasin russe de mon quartier a changé de nom à la hâte. Quiconque tente de mettre l’invasion en perspective, de l’expliquer historiquement ou de la comparer avec, par exemple, la guerre au Yémen, est accusé d’être du côté de la Russie.
« Si quelqu’un avait suggéré que la Suède rejoigne l’OTAN il y a trois ans, cela aurait été impossible »
Il n’y a pas un groupe Facebook local qui n’ait pas été spammé avec des messages sur les endroits où trouver des sites de bombes.
Nos dirigeants sont soudainement d’accord : nous devons rejoindre l’OTAN. La ligne officielle est que Vladimir Poutine est un dictateur fou, Adolf Hitler, ou alternativement Josef Staline ou un nouveau tsar, qui veut s’emparer de toute l’Europe. Les réfugiés ukrainiens ont rapidement atteint le statut d’icône : ils sont épargnés des prosédations que les autres réfugiés doivent subir, et peuvent même prendre le bus et le T-train gratuitement. Les aéroports, les réfrigérateurs et les bibliothèques arborent le drapeau ukrainien.
Si quelqu’un avait suggéré que la Suède rejoigne l’OTAN il y a trois ans, cela aurait été impossible. Mais aujourd’hui, personne n’ose faire autre chose que des objections timides. C’est un signe de la faiblesse de la position anti-impérialiste lorsqu’elle ne parvient à articuler une opposition à l’OTAN qu’avec « Et si Donald Trump revenait au pouvoir ? ». Voulons-nous vraiment être dans un club avec Trump, Recep Tayyip Erdogan et Marine Le Pen ?" Comme si c’était là le problème - et non le fait que l’OTAN soit une machine de guerre impérialiste visant à consolider le pouvoir des États-Unis dans le monde.
Le plus désagréable est que les intellectuels ont été sauvés. Je ne les blâme pas - j’ai moi-même été licencié après dix ans dans le journal libéral de gauche ETC après avoir écrit une critique d’un journal ukrainien. Mais je le vois dans les articles qu’ils écrivent : comment ils se sentent obligés de faire précéder tout texte qui s’écarte le moins du monde de la ligne officielle d’une assurance : « Pour votre gouverne, j’ai toujours détesté Poutine, c’est un meurtrier vicieux, mais ... »
L’assurance, bien qu’elle puisse être vraie, est en réalité un plaidoyer : ne me gèlez pas ! Cela devient une sorte d’alignement sur la ligne officielle, qui est ainsi confirmée : nous pouvons être en désaccord sur les petites choses, mais nous sommes d’accord sur les grandes ?
Ce cri s’est insinué chez tous les intellectuels qui pensent différemment - heureux ceux qui ne le font pas, qui se trouvent être d’accord de tout cœur avec le maître. On ne peut pas les blâmer, mais ceux qui ressentent un certain désaccord, et qui le regardent immédiatement avec crainte : oh non, ne prends pas racine en moi ! Ensuite, cette phrase doit être éditée, coupée, de sorte qu’il ne reste qu’une petite partie de la plante visée ; on pourra alors dire : j’ai fait une petite différence, mais de manière appropriée !
C’est un péché mortel pour un intellectuel. Un intellectuel doit vaincre le cri intérieur ; un intellectuel doit se jeter, sans tomber, et montrer toutes ses fleurs sauvages. Un intellectuel est celui qui parvient à rire à un enterrement, qui ose se moquer d’un saint et qui insulte le pays le jour de la fête nationale. Un intellectuel doit toujours être prêt à être seul. Et une société qui ne se soucie pas de ses intellectuels, sauf lorsqu’ils sont d’accord avec eux, n’a pas de véritable liberté d’expression.